Capitulation

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Il ne reste plus grand-chose de Little Boy à Hiroshima aujourd’hui. L’arme s’est vaporisée et la contamination n’est tout simplement pas restée.

Les niveaux de radioactivité dans la ville sont aujourd’hui tout à fait équivalents à n’importe quel autre point du globe. Hiroshima est dans la moyenne.

Pourquoi ?

Tout simplement parce que, contrairement à Tchernobyl qui a été beaucoup plus lourdement contaminée – et sur laquelle je reviendrai longuement – Little Boy n’a répandu que très peu de matières radioactives : soixante-quatre kilogrammes contre soixante-dix tonnes. Et les quelques kilogrammes d’Hiroshima ont été majoritairement emportés et dilués dans l’atmosphère, tandis que la majorité des dizaines de tonnes de Tchernobyl sont restées sur place et ont contaminé les sols. Je ne prétends pas qu’Hiroshima n’a pas été contaminée, qu’il n’y a pas eu de victimes des retombées. Il y en a eu, j’en ai déjà parlé. Mais aujourd’hui, la radioactivité s’en est allée.

Il reste des victimes, bien sûr. Des infirmes, des grands brûlés. Les mutilés de Little Boy. Mais je voudrais revenir sur l’héritage de cette bombe. J’ai longuement décrit sa genèse et ses effets immédiats. J’ai rappelé l’enchaînement historique connu de tous : Hiroshima le 6 août, puis Nagasaki le 9 août, et enfin l’annonce de la capitulation sans condition du Japon le 15 août. Cette capitulation a décidément un goût de nucléaire.

C’est ce que tout le monde dit.

C’est ce que l’on a retenu.

Little Boy a terrifié tout le monde, elle a mis fin au pire conflit de tous les temps.

Mais j’ai déjà dit que ce n’était pas vrai.

Ou, à tout le moins, que ce n’était peut-être pas vrai. Voyons pourquoi cette version de l’histoire, fortement enracinée dans l’inconscient collectif, n’est probablement pas juste. Et ce n’est pas moi qui le dis : je ne fais que reprendre les travaux d’un certain nombre d’historiens.

C’est le 9 août que le conseil suprême qui dirigeait le Japon s’est réuni pour parler de la capitulation, et même de la capitulation sans condition. Auparavant, il se refusait à l’évoquer. Le conseil savait que la guerre était perdue : même ses membres les plus enragés avaient conscience qu’ils ne pouvaient plus continuer. Mais il était encore possible de finir assez dignement, soit par une sortie diplomatique honorable soit par une dernière bataille sur le sol japonais tellement terrifiante – pensez au courage suicidaire et à l’abnégation des troupes japonaises à la fin de la guerre – que les Américains seraient obligés de négocier une cessation des combats sur la base de termes acceptables – pas de capitulation sans condition. La solution diplomatique consistait à négocier la paix avec l’URSS, avec laquelle ils étaient engagés dans un pacte de neutralité depuis 1941. Les Japonais auraient négocié le maintien de leur souveraineté et une large part des territoires conquis, tandis que l’URSS aurait bénéficié de la non-américanisation du Japon et d’une grande partie de l’Asie, ce qui aurait été tout à leur avantage, les contours de la Guerre froide à venir ayant déjà été parfaitement compris par tout le monde.

Or, le 7 août, après Hiroshima, tout est encore possible : la paix avec l’URSS ou la dernière bataille. La paix bien sûr, car l’URSS était encore liée au Japon par le pacte de neutralité. Et la dernière bataille contre les Américains aussi.

Little Boy ou pas.

Pourquoi ?

Pourquoi les Japonais n’ont-ils pas tremblé après Hiroshima ?

Parce qu’en fait, les Japonais n’ont pas été plus surpris que ça : ils savaient ce qu’était une arme nucléaire. Le Japon aussi avait un programme nucléaire. Ce programme n’a de toute évidence pas abouti, mais les Japonais savaient très bien, le soir du 7 août, après les premiers rapports, ce qui leur était tombé dessus. Alors, bien sûr, ils savaient que l’arme nucléaire était d’une puissance formidable. Mais en fait, on a beau parler d’Hiroshima comme de l’Enfer sur Terre, la vérité, c’est que Little Boy n’était pas si puissante que ça. La bombe A n’avait absolument rien à voir avec la bombe H qui, elle, allait réellement terrifier tout le monde pendant la Guerre froide, surtout lorsqu’elle serait associée aux missiles balistiques intercontinentaux. Certes, l’unique bombe qui a détruit Hiroshima équivalait à 2000 B-29. Mais vous savez quoi ? En cet été 1945, le Japon était bombardé toutes les nuits par des groupes de plusieurs centaines de B-29 qui rasaient méticuleusement le pays depuis des semaines. Chacun de ces bombardements avait une puissance destructrice tout à fait comparable à une arme comme Little Boy. Un peu moins dans l’absolu – en termes de kilotonnes – mais ces bombardements étant « harmonieusement » répartis – et non pas concentrés en un point porté à la température du soleil –, l’effet général était totalement équivalent. Avant Hiroshima, les Américains avaient déjà (quasiment) rayé de la carte les soixante-huit principales villes du pays. Nuit après nuit, l’archipel partait en fumée. Des centaines de milliers de morts, près de deux millions de sans-abris et des destructions matérielles incommensurables. Remis dans ce contexte général, le bilan de l’attaque sur Hiroshima n’avait finalement rien de spécial.

Une ville de plus en moins ?

Et alors ?

Il ne restait déjà presque plus rien.

Certes, la bombe atomique était une arme nouvelle, elle permettait aux Américains de condenser 2000 B-29 en un, mais ils avaient déjà des milliers de B-29 à disposition. Un bombardement atomique n’avait finalement pas plus de puissance qu’un bombardement classique – il était juste plus simple au niveau logistique. Du point de vue des Américains, la bombe atomique était un « confort » ; du point de vue des Japonais, cela ne changeait presque rien. Et donc, lors de la réunion du 7 août, ils en ont parlé – sans plus. Ils ont vaguement décidé d’en reparler le 8 août, mais ils ont finalement annulé. Et pourtant, soudainement, le 9 août, ils discutent de la capitulation.

Pourquoi ?

C’est tout simple : l’URSS est entrée en guerre contre le Japon ce jour-là, en Mandchourie. À cet instant, les deux solutions qui étaient encore viables pour le Japon après Hiroshima avaient toutes les deux disparu : la paix avec l’URSS était rompue de facto. Et si les Japonais pouvaient espérer contenir ou au moins considérablement épuiser les Américains qui arrivaient seuls par le sud, c’était mission impossible en étant pris en tenaille par les Soviétiques qui arrivaient par le nord. Peu importaient finalement Little Boy et, a fortiori, Fat Man. Seuls comptaient les Russes. Ou, plus précisément, les Russes en plus des Américains : ne maximisons pas le rôle des Soviétiques, c’est vraiment la présence de deux ennemis au lieu d’un qui comptait.

Mais si la capitulation japonaise n’avait finalement rien à voir avec la bombe atomique, pourquoi est-ce ce que l’on a retenu ? Tout simplement parce que ça arrangeait tout le monde. Enfin, non, pas tout le monde. Ça n’arrangeait pas les Russes. Mais ça arrangeait les Américains et les Japonais, et c’était déjà beaucoup.

Ça arrangeait les Américains parce que, primo, ils pensaient réellement que les Japonais avaient cédé devant le feu divin, et parce que secundo ça justifiait les considérables efforts technologiques et économiques du projet Manhattan. Dire que la guerre avait été gagnée grâce à la bombe était une formidable justification de ce programme, tout en étant un extraordinaire coup de communication pour l’excellence et la supériorité de la technologie américaine.

Ça arrangeait aussi les Américains d’asseoir la terreur de la bombe pour faire pression sur l’URSS qui, à cette époque, n’était pas encore une nation nucléaire – les Russes ne feraient exploser leur première bombe atomique qu’en 1949 (essai Pervaya Molniya, ou Premier Éclair).

Ensuite, ça intéressait les Japonais, car cela permettait aussi de justifier leur comportement guerrier face à leur peuple : « Oui, le Japon a atrocement souffert, mais, n’eût été cette satanée bombe face à laquelle nous avons dû capituler, la victoire était à notre portée. » En réalité, jamais la victoire n’avait réellement été possible face aux Américains, mais Little Boy était une excuse toute trouvée pour éviter d’avoir à rendre des comptes. L’Empereur n’avait pas été vaincu pour avoir mal mené une guerre injuste, mais à cause d’une arme miraculeuse contre laquelle personne n’aurait rien pu faire. Mieux : le Japon, qui avait été d’une brutalité sans limite avec les territoires conquis, qui n’avait même parfois rien eu à envier à l’Allemagne nazie en termes de barbarie, allait finalement pouvoir jouer les victimes innocentes d’une arme terriblement cruelle et inhumaine. En s’attirant une certaine forme de sympathie grâce à Hiroshima et Nagasaki, le Japon allait pouvoir éviter la disgrâce normalement dévolue aux bourreaux comme celle qui allait s’abattre sur l’ex-Allemagne nazie.

Il me semble important de préciser que les points de vue des Japonais et des Américains étaient évidemment différents. Ce n’est pas parce que les Japonais n’ont pas capitulé devant la bombe A que les Américains l’ont lâchée pour rien. On lit souvent ici ou là que Truman a décidé d’utiliser la bombe atomique non pas pour faire plier les Japonais mais simplement pour faire peur aux Soviétiques. S’il peut évidemment y avoir une pointe de vérité dans cet énoncé comme je l’ai déjà suggéré, il ne s’agit aucunement de la complète vérité. Les Américains n’étaient pas dans la tête des Japonais, ils ne savaient pas exactement devant quoi ou quand ils plieraient. Malgré une abondante littérature « révisionniste » sur ce sujet, il semble bien que Truman ait simplement et logiquement jugé que devant les horribles débarquements à venir sur le sol japonais, le feu nucléaire était la meilleure option pour en finir à moindres frais.

On lit aussi que ce ne sont pas les Américains qui ont gagné la guerre mais les Soviétiques, avec leur engagement en Europe et l’amorce de la prise en tenaille du Japon.

Il est indéniable que l’URSS a perdu vingt à vingt-sept millions d’hommes selon les estimations, tandis que les Américains n’en ont perdu que zéro virgule quarante-deux million. C’est très peu et c’est même moins que la France est ses zéro virgule six million.

On parle aussi de la machine de guerre industrielle soviétique qui aurait tout écrasé.

Tout cela est vrai.

Mais qui a écrasé le Japon ?

Qui a mené deux guerres sur deux fronts ?

Qui a débarqué en Normandie tout en ratissant l’immensité du Pacifique pour détruire les Nippons ?

On oublie également que la machine de guerre industrielle américaine était au moins aussi puissante que son homologue soviétique, en fait, elle l’était même sans doute plus. Trente pourcents des camions et des avions soviétiques étaient fournis par les Américains (et ça ne sont que deux statistiques parmi d’autres).

Par ailleurs, via les prêts-bails, les Américains ont fourni à leurs alliés européens – URSS, Grande-Bretagne, France – cinquante milliards de dollars.

Des dollars de 1941.

Soit la somme astronomique de huit-cents soixante-quinze milliards de dollars de 2018. On est en droit de penser que, sans cette manne financière et logistique, le front de l’Est n’aurait sans doute pas été enfoncé aussi vite.

Certains rétorquent que, d’accord, les Américains ont bien aidé, mais que les Russes auraient très bien pu s’en sortir sans eux.

Certes.

Sans doute, mais, spoiler alert : Albert Speer, ministre de l’Armement de Hitler, le dit lui-même dans ses mémoires : industriellement, le Grand Reich n’avait de toute façon aucune chance, quel que soit l’ennemi. Alors, oui, les Russes auraient pu éliminer Hitler sans les Américains. Ils auraient « juste » dû se battre pendant cinq à six ans de plus et, en continuant sur leur rythme, perdre encore une bonne dizaine de millions d’hommes. Ah, et puis, ils auraient ensuite dû s’occuper des Japonais. À moins que les Russes n’en aient eu rien à foutre des Japonais et se soient très largement accommodés de cet Empire belliqueux et raciste – allez savoir.

Et puis, l’inverse était tout aussi vrai : les Américains auraient pu écraser le Grand Reich et le Japon sans l’aide des Russes.

Et, contrairement aux Russes, il ne leur aurait sans doute pas fallu beaucoup plus longtemps : le projet Manhattan pouvait fournir environ trois bombes atomiques par mois dès août 1945, et la production allait crescendo. À ce rythme-là, peu importe le jusqu’au-boutisme des forces de l’Axe : celles-ci auraient été réduites à de la poussière atomique avant janvier 1946.

Je ne suis pas pro-Américain, simplement, je ne suis pas pro-Russe non plus. Il me semble que ces sujets sont trop importants pour être traités sous un angle partisan. La Seconde Guerre mondiale fut un sommet d’atrocités, évitons d’en revendiquer la fin chacun de notre côté de manière partielle et biaisée.

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