Liquidation

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Pripiat et ses alentours avaient donc été évacués. Le danger immédiat pour la population avait donc été réglé – tout au moins dans l’esprit des dirigeants de l’Union soviétique. Mais le réacteur et ses environs contaminés étaient toujours là et il fallait s’en occuper. Dans son livre, Medvedev, qui était sur place, raconte ces terribles moments. Il parle d’une nouvelle ère, d’une ère de misère et de contamination nucléaire. Medvedev décrit de manière poignante la condamnation de Pripiat de sa région. Il fait également le parallèle avec les accidents américains, celui de Three Mile Island en 1979 et celui de la navette spatiale Challenger, dont l’explosion au décollage avait tué ses sept occupants tout juste trois mois avant l’explosion du réacteur de Tchernobyl. Medvedev parle de la fin de l’ère du progrès des sciences et des techniques, il parle de l’entrée dans une période de doute et de perte de repères, d’une ère de défiance des citoyens envers la science. En constatant que l’eau des bassins de refroidissement environnant la centrale devenait progressivement aussi radioactive que l’eau du circuit primaire d’un RBMK en fonctionnement, Medvedev réfléchit au fait que l’atome, que l’on avait voulu faire passer pour un pacifique alors qu’il était responsable des bombardements de Hiroshima et de Nagasaki, était manifestement revenu à ses premières amours. L’atome, dans toute sa beauté et dans toute sa force primordiale, avait de nouveau dérapé, faisant une nouvelle fois montre de sa formidable puissance destructrice. Bien sûr, l’atome n’était pas conscient, il n’était pas responsable, il n’avait fait qu’obéir aux lois de la physique, et c’était bien l’être humain et l’URSS qui allaient devoir rendre des comptes. Mais peu importait, Pripiat était couverte d’une pellicule mortelle et c’était désormais la seule et unique chose qui comptait. Il fallait assainir la zone et limiter le plus possible l’étalement de la contamination aux territoires éloignés. Mais la tâche était immense. Le panache thermique radioactif était en effet monté tellement haut dans l’atmosphère que même des avions commerciaux croisant à dix kilomètres d’altitude avaient été contaminés. Plus la radioactivité allait loin et plus elle se diluait, et plus elle se diluait et moins elle était dangereuse, mais il existait un seuil au-dessus duquel elle restait terriblement nocive, et la zone contaminée dépassant le seuil de nocivité n’était pas encore connue mais allait de toute évidence se révéler gigantesque. Et d’ailleurs, quel était précisément ce seuil de nocivité ? Et comment l’annoncer au monde ? Comment avouer ce qu’ils avaient fait ?

L’URSS n’allait pas avoir besoin de l’annoncer. La contamination relâchée par la catastrophe de Tchernobyl était telle qu’elle pouvait être détectée depuis l’extérieur. C’est en l’occurrence en Suède, à la centrale nucléaire de Forsmark, que, le 28 avril, des capteurs de radioactivité s’emballèrent. Les niveaux de contamination faisaient craindre un accident grave sur place, mais le réacteur fonctionnait parfaitement, et les capteurs montraient que la radioactivité ne provenait pas de l’intérieur de la centrale mais de l’extérieur. Il ne fallut pas longtemps aux Suédois pour comprendre que l’origine la plus probable de ce nuage radioactif était l’URSS. Et il ne leur fallut pas non plus longtemps pour comprendre que, vu les niveaux démentiels relevés à Forsmark, l’accident en URSS devait être cataclysmique. Suite à cette constatation, une dépêche de l’agence Associated Press tomba, évoquant « des niveaux de radioactivité inhabituellement élevés, apportés vers la Scandinavie par des vents venant d’Union soviétique ». De nombreuses autres constatations de radioactivité anormale en Occident, ainsi que la politique de la glasnost, contraignirent le premier secrétaire du Parti communiste, Mikhaïl Gorbatchev, à s’exprimer. Il ne le fit cependant que le 14 mai, trois semaines après la catastrophe, en cherchant à minimiser les faits, accusant les médias occidentaux d’exagérer la gravité de la situation.

Sur place, à Tchernobyl, sitôt la ville évacuée, les travaux de remédiation furent engagés. Le plus urgent avant de décontaminer la ville était bien évidemment d’isoler le réacteur de son environnement extérieur. Le réacteur continuait en effet de relâcher de très importantes quantités de radioactivité et cela devait absolument cesser. Les ingénieurs commencèrent alors à imaginer le concept du sarcophage de béton et d’acier. Les premiers calculs montraient qu’il allait falloir verser deux cents mille mètres cubes de béton sur le réacteur, puis de recouvrir le tout de plaques d’acier, puis de recouvrir encore le tout de béton armé. Mais comment faire ? Comment construire une structure aussi titanesque dans des délais aussi courts et dans un environnement aussi hostile ? Le plus logique était de commencer par agir à distance, et pour ce faire il fut décidé d’avoir recours aux hélicoptères de la sécurité civile et de l’armée de l’air. La radioactivité du panache allait nécessiter d’opérer à une altitude de deux cents cinquante mètres – et encore, même à cette altitude, les débits de dose allaient être gigantesques. Et on allait avoir besoin de main d’œuvre. On fit appel aux civils autant qu’aux militaires. Ces gens qui allaient prendre sur eux de décontaminer la zone pour protéger le reste du monde allaient bientôt être connus sous le nom de « liquidateurs », car ils allaient devoir liquider les conséquences de l’accident.

Les survols du réacteur commencèrent, dans la panique et la confusion, sans règles claires et sans équipement de protection. Les témoignages des équipages rendent compte d’une situation de guerre après une frappe nucléaire. Les pilotes étaient sidérés de voir la dalle surchauffée prendre la couleur d’un soleil de fin de journée. Au moment de larguer les sacs de sable, dans le vrombissement des turbopropulseurs, lorsque la porte de l’hélicoptère était ouverte, un panache chaud rempli de particules radioactives et de gaz ionisés rentrait dans l’habitacle – et l’équipage n’était évidemment pas muni de masques. L’impact des sacs après une chute libre de deux cents cinquante mètres était terriblement destructeur et provoquait une remise en suspension dans l’atmosphère de poussières radioactives, emportées par le panache et respirées par les équipages. Les pilotes tombaient tous malades les uns après les autres. Ils fonçaient alors à l’hôpital où, grâce à des remplacements de sang, ils allaient se faire extraire du corps les sels d’uranium et de plutonium qu’ils avaient absorbés.

La préparation des sacs de sable était problématique, certains responsables se mirent à dire que faire exploser un réacteur nucléaire, ça, ils savaient faire, mais qu’il n’y en avait pas un pour remplir un sac de sable correctement. Après que des centaines de tonnes de sable aient été larguées, certains pilotes finirent par avoir l’idée d’installer des plaques de plomb sous leur siège et de se munir de masques à particules. Le 28 avril, cinq cents tonnes furent larguées. Le 29, sept-cents cinquante. Le 30, mille cinq cent. Le 1er mai, mille neuf cent. Au total, ce furent cinq mille tonnes de sable qui avaient été larguées en date du 2 mai. C’était considérable, mais en réalité, l’essentiel des largages effectués n’avaient eu aucune utilité, car la difficulté à viser était telle que les sacs ne tombaient généralement pas sur le réacteur mais sur une structure à côté. La structure en question, déjà fragilisée par l’explosion, menaçait de s’effondrer sous les chocs à répétition. Et en cas d’effondrement, le corium – le cœur du réacteur encore en fusion –, déjà très avancé dans sa migration gravitaire vers les structures basses du bâtiment, risquait d’atteindre la piscine de stockage de combustible située en contrebas du réacteur, ce qui aurait provoqué une explosion de vapeur accompagnée d’un nouveau dramatique relâchement de radioactivité. En phase de conception, les ingénieurs avaient déjà expliqué qu’installer la piscine sous le réacteur était une extrêmement mauvaise idée. Mais, devinez quoi ? Ils ne furent pas écoutés.

Des plongeurs furent envoyés pour ouvrir les vannes de la piscine afin de la vidanger. L’opération était excessivement complexe et dangereuse, on leur promit donc une voiture, un appartement, une datcha et le soutien à vie de leur famille. Ils s’exécutèrent et vidangèrent. Juste à temps. La structure céda le 6 mai sous les assauts du corium brûlant. Le magma radioactif, mélange de combustible, de morceaux de réacteur fondu et de béton carbonisé, s’étala puis se solidifia dans la piscine asséchée. Les plongeurs ne reçurent jamais rien de ce qu’on leur avait promis – la manière russe dans toute sa splendeur. Le corium, bien que solidifié, était encore chaud, et l’on craignait qu’il ne fasse encore des dégâts. Il fut donc décidé de refroidir par circulation d’azote liquide le dessous la dalle de béton constituant le fond de la piscine. La tâche à accomplir était titanesque. Pour accéder au-dessous de la dalle, un tunnel de cent soixante-sept mètres fut creusé par des mineurs travaillant vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans des conditions de température et de radioactivité absolument abominables. Le tunnel fut achevé fin juin – et le système de refroidissement ne fut finalement jamais installé. Mais la construction du sarcophage allait pouvoir commencer.

Tout d’abord, les environs du réacteur n°4 furent déblayés, décontaminés et bétonnés pour créer une zone de travail la plus propre et la moins radioactive possible – tout étant relatif, le débit de dose régnant dans ces zones restant excessivement élevé même après l’avoir nettoyée. Les morceaux de combustible et de graphite éjectés, qui étaient les débris les plus contaminés, furent ramassés, regroupés et rejetés à l’intérieur du bâtiment pour les y entreposer pour l’éternité. La tâche était rendue atrocement difficile par les niveaux démentiels de radioactivité. Les autorités essayèrent de travailler avec des robots, notamment des robots allemands, mais les débits de dose étaient tels qu’aucune technologie électronique ne tenait le coup très longtemps. Par ailleurs, certaines zones étaient quasiment impossibles d’accès pour les robots, même déposés par des grues ou des hélicoptères. Il fut donc nécessaire d’envoyer des humains. Ces liquidateurs qui bravèrent tous les dangers furent appelés les « bio-robots », car ils étaient biologiques mais faisaient le travail qui aurait normalement dû être dévolu aux robots. Couverts de casques, de plaques et de slips de plombs rudimentaires de plusieurs dizaines de kilos, équipés d’une pelle – ou parfois à mains nues –, des centaines de bio-robots allèrent sur les toits couverts de bitume fondu pour déblayer les morceaux de combustible et de graphite, pour les renvoyer à l’intérieur de ce qui restait du bâtiment réacteur. Ils ne devaient pas rester plus de trente secondes sur le toit. Bien évidemment, certains restèrent beaucoup plus, et y retournèrent de nombreuses fois. En tout, ce sont sept-cents quarante mille mètres cubes de déchets hautement contaminés – combustible, graphite, bitume, béton, caillasses, terre – qui furent balancés dans le sarcophage pour y être stockés. Le danger était partout. Un hélicoptère se crasha sur le site après avoir heurté des câbles de grues avec ses pales, faisant quatre morts.

Ensuite, à l’aide de grues et de bulldozers blindés par des plaques de plomb, des murs en béton armé furent érigés autour de la structure endommagée. Moscou envoyait d’énormes quantités de matériel pour hâter la construction du sarcophage : sur la route depuis Kiev, c’était un interminable défilé de mélangeurs et de pompes à ciment, de camions, de bulldozers et de blindés. Un mur spécifique pour séparer le réacteur n°3 intact du réacteur n°4 détruit fut également construit. Le hall des turbines fut recouvert de tôles. Les murs périphériques du sarcophage furent recouverts de gigantesques poutres métalliques permettant la dépose d’un toit constitué de plaques en acier. Un système de ventilation fut mis en place afin de renouveler et de filtrer l’atmosphère du bâtiment. En novembre 1986, sept mois après l’accident, le sarcophage était terminé. Le chantier de cet édifice titanesque – quatre cents mille tonnes de béton et sept mille trois cents tonnes de métal – fut d’une ampleur digne du temps des pyramides et reste aujourd’hui encore un symbole absolu de la démesure soviétique. Si l’ouvrage put être achevé aussi vite, c’est en grande partie parce que pour Moscou la vie humaine ne coûtait rien. C’est grâce à ce mode de pensée qu’Hitler fut vaincu et que la catastrophe de Tchernobyl fut – partiellement – endiguée. Ce mode de pensée et ce mode de vie qui distinguent les Russes des Occidentaux. Les Russes qui ont connu les camps, recouvert la terre de leurs propres cadavres pendant la guerre, et qui ont ramassé du combustible atomiques à mains nues. Alors que nous, Occidentaux, prenons des tonnes de médicaments pour la moindre petite affection. Cette réalité doit être comprise, cette approche fondamentalement différente de la vie et de l’existence doit être assimilée pour comprendre pourquoi et comment les Russes font ce qu’ils font. Pour comprendre comment les Russes ont pu tout à la fois provoquer et survivre à Tchernobyl.

Une fois la question du réacteur non pas réglée mais néanmoins solidement prise en mains, la ville de Pripiat et ses environs purent être décontaminés – ou plutôt partiellement décontaminés. Et ce, par des méthodes mécaniques, chimiques et même biologiques. Les méthodes mécaniques consistaient à gratter les surfaces à l’aide de machines, mais également à abattre des forêts entières ainsi que des bâtiments. Les arbres abattus étaient passés à la solution de décontamination, enrobés dans des bâches puis enterrés. Des villages entiers furent rasés, compactés au bulldozer et enfouis afin de fixer la radioactivité dans les sols plutôt que de la laisser diffuser dans l’atmosphère. Théoriquement, tous les éléments détruits devaient être enterrés dans des fosses étanchéifiées avec des bâches plastiques, loin des nappes phréatiques. En pratique, les liquidateurs manquaient souvent de plastique et se soucièrent peu des nappes phréatiques. Dans les zones très touchées, les premiers centimètres (voire dizaines de centimètres) de terre étaient arrachés puis enterrés plus loin. Rendez-vous compte : ils ont été jusqu’à enterrer la terre elle-même. Les camions convoyant tous ces gravats circulaient en répandant d’énormes quantités de radioactivité dans l’atmosphère, respirée par les liquidateurs. Des camions équipés d’énormes aspirateurs passaient inlassablement dans les rues de la ville pour nettoyer autant de poussières radioactives que possible, parvenant parfois à diviser les débits de dose par trente-cinq. Les méthodes chimiques consistaient à traiter les rues, les structures, les forêts et les bâtiments à l’aide d’une solution de décontamination qui agissait comme un solvant. Des camions de pompiers passèrent toute la ville au jet haute pression. La solution de décontamination était généralement du sulfanol, une solution de sulfate de sodium, parfois agrémentée d’autres solvants comme l’éthanol. Différents fixatifs chimiques furent également projetés sur les sols contaminés afin de fixer la radioactivité, avant de recouvrir ces sols de terre non contaminée. Enfin, les méthodes biologiques consistèrent à planter de l’herbe dans ces couches pour augmenter encore la fixation de la radioactivité.

Dans la zone d’exclusion, la vie s’organisait petit à petit. La vie en URSS n’était déjà pas toujours facile, alors, sur les lieux de la pire catastrophe industrielle de tous les temps… Des centaines de militaires parcouraient la zone, souvent aux commandes de véhicules de déblaiement absolument improbables, dérivés d’engins usuels modifiés et blindés « à la russe », c’est-à-dire à peu près n’importe comment. Des tentes furent montées comme abris de fortune. Moscou fit venir des quantités astronomiques de vodka, laissant courir la croyance populaire bien pratique socialement et économiquement pour le gouvernement que la vodka protégeait des rayonnements ionisants. Ce mensonge était triplement commode : tout d’abord, les hommes étaient heureux qu’on les encourage à boire de la vodka, ensuite, ils étaient saouls, donc ne posaient pas de questions, et enfin, la vodka ne coûtait rien à l’État. Mais les Russes étant ce qu’ils sont, malgré les tonnes de caisses envoyées, il n’y en avait jamais assez, alors les liquidateurs se mirent à boire tout et n’importe quoi – y compris du liquide de décontamination lorsque celui-ci avait la bonne idée de contenir de l’éthanol.

Dans la zone, la radioactivité n’était pas, peu ou mal mesurée. On ne savait pas qui était exposé à quoi. Pour principalement deux raisons. Primo, du point de vue du gouvernement, il valait souvent mieux ne pas savoir, pour que les liquidateurs ne prennent pas peur. Secundo, l’organisation et les moyens étaient tellement déficients qu’il n’y avait tout simplement pas assez de dosimètres fonctionnels sur la zone. Ajoutez à cela le peu de goût des soviétiques pour les procédures ordonnées et la sécurité. Ajoutez enfin que les rares dosimètres fonctionnels disparaissaient : ils étaient tout simplement volés par les liquidateurs qui voulaient les garder en souvenirs. Car, oui, les liquidateurs n’étaient pas tous des héros ; ils ne se comportaient généralement que comme vous et moi. Parmi eux, parmi les héros, il y avait des êtres tout simplement normaux, ainsi que des médiocres et des incultes. Et il ne s’agit évidemment pas de les blâmer. Comment imaginer les choses autrement dans un groupe de six cents mille personnes dépêchées dans l’urgence et la méfiance ? Les liquidateurs étaient généralement des volontaires venus de toute l’URSS. Certains voulaient aider les populations, d’autres voulaient sauver l’Union. D’autres n’étaient venus que pour gagner de l’argent (cinq fois plus qu’ailleurs disait-on). La vérité, c’est que la plupart de ces gens étaient tout simplement inconscients. Car ils ne connaissaient pas les risques. Ils ne comprenaient pas les risques. Principalement parce que le gouvernement ne leur disait rien sur les risques.

Les animaux sauvages et domestiques vivant dans la zone posaient problème, tout du moins aux yeux de Moscou, qui craignait qu’ils ne propagent la contamination bien au-delà de la zone. Tous les animaux furent donc pris en chasse et abattus par une unité spécifiquement mise sur pied. Les membres de cette unité durent notamment abattre tous les animaux domestiques – chiens et chats. Grâce à une logistique typiquement soviétique qui, rappelons-le, était censée pouvoir gagner la guerre contre l’Occident, les hommes de cette unité n’avaient pas assez de munitions. Ils durent donc souvent achever les animaux à coups de pelle – voire les enterrer vivants dans des fosses communes gigantesques creusées à la hâte un peu partout dans Pripiat. Cité par Svetlana Alexievitch, un liquidateur en parle encore presque trente ans plus tard avec des trémolos dans la voix. Les chiens revenaient progressivement à l’état sauvage. Ils se regroupèrent en meutes et s’attaquèrent au bétail et autres animaux. Sentant l’hostilité de ceux envoyer pour les liquider, ils devinrent effectivement un problème de sécurité. Medvedev sentit son cœur se serrer en faisant le parallèle entre Pripiat et une écriture retrouvée sur une ancienne tablette de Babylone : « Quand les chiens se seront réunis en meute, alors la ville tombera et sera détruite. » Il vit dans l’apparition de ces meutes le symbole de la fin de la civilisation communiste. Medvedev, désabusé, errait dans les rues de la ville, dont l’asphalte puait la solution de décontamination. Les flaques d’eau étaient vertes ou jaunes, parfois fluorescentes, gorgées de produits chimiques et de radiations. Des liquidateurs en loques enterraient des déchets avec une pelle rouillée au coin d’une rue. De la domination de l’atome à l’outil de jardinage tordu, la scène était une métaphore éclairante de l’effondrement de la maîtrise et de la puissance soviétique. Medvedev décrit une ville morte, sans oiseaux, aux rues couvertes de cadavres d’animaux. Çà et là, pour parfaire le sentiment de surréalisme, des militaires bronzaient sur des chaises longues en regardant d’énormes cochons noirs dévorer des cadavres de chiens, disloquant et traînant les corps sur la route.

À Moscou, où avaient été envoyés les victimes les plus exposées, les traitements médicaux peinaient à fonctionner et de nombreux patients moururent dans d’atroces souffrances malgré des greffes de moelle osseuse et de très nombreuses transfusions. Souvent, le personnel médical recommandait aux proches des victimes de ne pas s’approcher. « Ce n’est plus votre mari, l’homme aimé qui se trouve devant vous, mais un objet radioactif avec un fort coefficient de contamination », se fit expliquer une future veuve qui outrepassa ces recommandations, irradiant ainsi l’enfant dont elle était enceinte et qui mourut juste après l’accouchement. À la morgue, les corps étaient tellement radioactifs que le personnel s’équipait de combinaisons enduites de sels de plomb. Les corps furent confinés dans des cercueils de zinc pour filtrer les radiations et enterrés dans des caveaux bétonnés pour limiter la pollution : on avait peur que les fluides s’échappant de leurs dépouilles ne s’infiltrent dans les sous-sols.

Un an après l’explosion, en 1987, vint le temps de « liquider » le personnel responsable de l’accident. Il y eut un procès. Viktor Bryukhanov, le directeur de la centrale Lénine, fut condamné à dix ans de prison. Il n’en fit que cinq pour raisons de santé. Anatoly Dyatlov qui, selon ses dires, avait « tout fait correctement », fut également condamné à dix ans de prison et, comme Bryukhanov, n’en fit que cinq pour raisons de santé. Il mourut d’une crise cardiaque en 1995. Nikolai Fomin tenta de se suicider en prison avant son procès en s’ouvrant les veines avec les bris de verre de ses lunettes. Il en réchappa et fut également condamné à dix ans de prison. Il ne fit qu’un an d’emprisonnement puis trois ans en hôpital psychiatrique avant d’être relâché.

Pour loger le personnel restant de la centrale, qui a continué à fonctionner jusqu’en l’an 2000, ainsi que pour une partie des personnes évacuées, il fallut imaginer une nouvelle ville. C’est à cette fin que Slavoutytch fut construite en toute hâte à quarante-huit kilomètres au nord-est de Pripiat. Inaugurée en 1988, à peine deux ans après l’accident, Slavoutytch comptait environ onze mille habitants en 1989. Elle en comptait environ vingt-cinq mille en 2013, dont huit mille qui étaient des enfants au moment de la catastrophe.

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