Pripiat mon amour

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Je suis allé à Pripiat.

Je suis allé voir le réacteur n°4.

Certains me traiteront de voyeur. La vérité, c’est que, outre l’évidente fascination du sujet, j’avais besoin de comprendre. Et que, je ne sais pas trop pourquoi, mais j’avais besoin d’y aller pour comprendre. J’avais besoin de me rendre sur le terrain pour que l’information décante dans les méandres de mon cerveau.

Je me suis rendu en Ukraine. De Kiev, je suis monté dans le minibus d’une agence de tourisme d’un genre nouveau. Je suis allé à Tchernobyl, j’y ai dormi, séjourné, mangé, bu de la vodka jusqu’à l’indécence avec mes compagnons de voyage.

J’ai erré dans les rues abandonnées de Pripiat, recouvertes par la végétation et écrasées par le soleil de plomb de l’été continental ukrainien. Je suis entré dans les immeubles et les installations de la ville, j’ai été exposé au vide sidéral de ces appartements abandonnés, vidés et saccagés il y a déjà plus de trente années. J’ai senti le verre des vitres se briser sous mes pieds, j’ai passé ma main sur les papiers peints douteux des années 1980. Je me suis frayé un chemin sur les sols vermoulus de bâtiments à moitié effondrés, j’ai slalomé entre les fers à béton tordus et rouillés. Je suis descendu au fond de la piscine municipale vidée, j’ai fait semblant de conduire les auto-tamponneuses défoncées. Je me suis assis sur les gradins du stade fantôme. J’ai tenté de gravir, sans succès – la peur du vide et de l’effondrement – le gigantesque radar transhorizon DUGA qui culmine à cent quarante mètres au-dessus de la forêt blessée. Je me suis perdu dans les interminables couloirs plongés dans le noir du centre de traitement du signal du radar, je me suis promené dans les allées infinies de racks et d’armoires métalliques de matériel électronique pillé, dans un bâtiment de béton triste et démesuré. Je me suis rendu dans un café au bord d’un lac, abandonné. J’ai pénétré dans l’aéroréfrigérant du réacteur n°5. Je me suis faufilé dans les vieilles fermes abandonnées à la forêt du village de Zalyssia. J’ai été au pied du vieux sarcophage de fer et de béton qui recouvre le réacteur n°4. J’ai assisté à certaines des dernières opérations menées par Novarka sur la Nouvelle Arche de Confinement, désormais positionnée sur l’ancien sarcophage. Je suis allé là-bas. J’en avais besoin. Qu’en ai-je retiré ? Un sentiment étrange de communion avec cette ville outragée, cette petite ville de béton qui savait se montrer jolie, cette petite ville de travailleurs fondée en 1970, qui se voulait être la vitrine technique, économique et sociale du communisme, cette jolie petite ville assassinée. Je ne sais pas pourquoi, sans doute tout simplement la fascination des lieux, mais j’en suis tombé amoureux. En déambulant dans les rues, je me suis surpris à me rêver paisible citoyen soviétique dans les années 1980, confiant dans les progrès de la technique. Mais, depuis les toits les plus élevés de la ville, la vue sur la centrale anéantit la rêverie. Le Mal est passé par-là. Ce qui reste alors, c’est le sentiment diffus que ce qui s’est passé là-bas, cette catastrophe absolument sans précédent, a été oublié avant même d’avoir été compris. C’est ce que beaucoup disent : que la leçon de Tchernobyl n’a pas été apprise. C’est sans doute un raccourci car, tout de même, les ingénieurs ont appris : on ne le sait pas vraiment, mais Tchernobyl a façonné toute l’industrie nucléaire d’aujourd’hui. Le RFPR, avec tous ses systèmes de sécurité considérablement améliorés, en est le petit frère. Mais, fondamentalement, indéniablement, le risque, ahurissant, est toujours là. Si la leçon à apprendre est qu’il fallait arrêter tout ça, alors, oui, la leçon n’a de toute évidence pas été apprise.

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