Mardi

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Le mardi est arrivé, sans que je me souvienne comment nous étions venus à bout du lundi. Sans doute au terme d’une énième réunion. D’ailleurs, ce mardi matin, nous étions de nouveau conviés à une revue d’avancement sur ATR (des fois que les choses aient eu le temps d’avancer depuis hier, journée déjà passée à parler de l’avancement et donc sans pouvoir avancer réellement).

Je m’installai au fond, consultai mes mails et mon Facebook sans vergogne, pendant que les suceurs de boule s’installaient au premier rang.

Philippe présenta des lignes de budget. Ça me faisait marrer. Ça me faisait marrer, parce que les projets avaient de la thune, mais pas les métiers. Dénués de toute marge officielle de manœuvre budgétaire, les métiers sont systématiquement obligés d’imputer en silence sur les projets pour traiter les inévitables affaires internes courantes et pour lisser les aléas rencontrés. Les calculs des indicateurs de coût et de délai en sont évidemment perturbés. Et c’est la Direction elle-même qui est responsable d’avoir créé des conditions grevant profondément la valeur d’indicateurs qu’elle appelle pourtant de tous ses vœux. Lorsque ce sujet est évoqué, il est pudiquement écarté.

Le top-management de l’entreprise prend donc des décisions sur la base d’indicateurs dont chacun sait qu’ils sont incorrects, aussi bien d’un point de vue théorique que pratique. Mais comme ces dirigeants ne peuvent pas faire autrement, à moins de venir eux-mêmes prendre la température sur le « terrain », chose à laquelle ils ne daigneront jamais s’ « abaisser » (alors qu’ils en sortiraient pourtant grandis aux yeux de leurs agents) rien ne change. Une discussion informelle avec les agents des métiers en dira toujours plus que ce que prétendent révéler des indicateurs. Les dirigeants apprécient ces tableaux Excel, font semblant de croire qu’ils sont représentatifs d’une quelconque réalité, prennent des décisions sur cette base, puis « cascadent » vers le bas leurs décisions. Arrivées aux métiers, ces décisions stupides, incohérentes et souvent bassement moralisatrices, grèvent un peu plus encore le moral des équipes. Et quand bien même ces décisions auraient quelque substance (ne soyons pas lapidaires, cela doit bien arriver une fois de temps en temps), cette substance n’est jamais expliquée ou justifiée. Comment, dès lors, ne pas comprendre que les agents soient excédés par le comportement de leurs dirigeants ? Surtout lorsque les décisions prises reviennent in fine à calculer encore plus d’indicateurs, encore plus souvent ?

Le CPI, pour Cost Performance Index, est le pendant « coût » du SPI : un projet peut très bien être dans les temps du point de vue du SPI, mais au prix d’un budget dépensé plus élevé que prévu (l’inverse est rarement vrai, et de toute façon immédiatement soupçonné d’être révélateur d’une nouvelle arnaque de la part des métiers). Tous les griefs exposés précédemment à l’encontre du SPI sont évidemment tout aussi valables pour le CPI.

Ainsi donc, lors de la grande réunion supposée démêler les soucis du projet ATR, nous assistâmes à une grande revue de courbes et d’indicateurs, tous « étrangement » proches de 1, les métiers ne souhaitant évidemment pas se dévaloriser. Pour donner l’illusion d’un suivi pas trop « manipulé », les valeurs présentées ne valaient pas exactement 1 mais étaient systématiquement comprises entre 0,96 et 1,04. La réalité du terrain était évidemment tout autre : tous les documents étaient en retard, et certains ne seraient probablement même jamais rédigés. Philippe n’étant pas non plus du genre à aller au clash, et étant dans le fond un type gentil, aucune remarque acerbe sur la dissonance entre indicateurs et réalité ne fut formulée. Nous avions donc un chef gentil, mais une nouvelle fois inefficace. De mon côté, je tentai une nouvelle fois, sans succès, d’amener le projet à prendre la seule décision rationnelle qui s’imposait : abandonner ATR. Les RRM m’appuyèrent évidemment dans cette démarche, mais lorsque Philippe se lança dans un grand déballage émotionnel, où il expliqua qu’il faisait confiance à tout le monde, chacun réassura qu’il faisait de son mieux. Cela sembla suffire à Philippe pour continuer de croire en ses chances. Après tout, nous étions tous il est vrai très compétents dans nos domaines respectifs. Green Power, malgré des résultats économiques catastrophiques, restait connue pour ses formidables aboutissements techniques. Le fait que ces aboutissements étaient généralement du passé et côtoyaient des réalisations récentes beaucoup moins glorieuses était systématiquement et fort opportunément oublié.

Je quittai la réunion, dépité. Je faisais le compte du budget dépensé pour cette réunion : trois cents heures en cumulé. Soit environ trente mille euros. Pour rien, sauf pour persister dans l’erreur. C’était consternant. Je retournai à mon bureau en traînant des pieds, en repensant à notre organisation catastrophique et à nos processus de décision et à leur totale inanité.

En m’asseyant devant mon ordinateur, face aux vingt-sept mails « urgents » qui m’attendaient, je restais figé. Épuisé. Je repensais à cette réunion de section, deux ans auparavant, où Maxence nous avait expliqué que nous allions devoir calculer tout un tas d’indicateurs. Il était réellement passionné par le sujet. Cela n’avait rien d’étonnant : Maxence détestait la technique. Il avait fait une thèse en transfert poreux diffusif dont il s’enorgueillissait, mais il avait fait ce doctorat uniquement par dépit, faute de mieux, parce qu’il n’avait pas trouvé autre chose. Et, vérification faite, il s’avérait qu’il n’avait jamais soutenu sa thèse. Nous étions donc en face d’un scientifique, sinon raté au moins médiocre, totalement désintéressé par la technique, et qui ne s’investissait dans rien d’autre que dans le management. Ce n’est évidemment pas forcément illogique pour un manager. Ça l’est plus pour un manager de premier niveau, tout en bas de l’échelle, qui n’est devenu manager que via un métier technique auquel il n’a globalement jamais rien compris. En tant que chef d’une section scientifique, et conformément aux règles de notre entreprise, Maxence était responsable de la qualité des études produites par son service. Il était le garant que les ingénieurs étaient qualifiés pour travailler sur les tâches qu’il leur confiait. Étant lui-même assez largement incompétent sur ces sujets, il n’était évidemment pas capable de remplir cette partie du contrat. Il ne devait son accession à ce poste qu’à un lourd travail de sape réalisé à l’encontre de son prédécesseur, qu’il était parvenu à faire déposer à la suite d’une affaire pas tout à fait claire mais bien aidée par un tout aussi lourd numéro de charme auprès d’une RH qui s’avéra, disons, pour le moins « réceptive » à sa parade amoureuse. En bref, Maxence Payet était un chef de section en carton, n’inspirant strictement aucun respect, et même assez largement détesté par les membres de son équipe. C’était donc tout naturellement qu’il cherchait à être promu un cran au-dessus. Incompétent en technique, il misait tout sur la gestion. Sentant la très forte appétence de sa hiérarchie pour les indicateurs et autres techniques de suivi, il s’était investi sur le sujet. Mais il l’avait fait sans se poser de questions : son objectif était de décliner fidèlement et brutalement les ordres de sa hiérarchie, peu importe que cette stratégie soit parfois dénuée de sens. Il n’était donc pas étonnant de le voir s’accrocher stupidement aux CPI et aux SPI, en débit du fait que certains collègues et moi-même, sceptiques, aient effectué quelques recherches contredisant assez nettement le discours de la Direction. Je ne pense pas que Maxence ait été assez bête pour ne pas comprendre nos arguments, c’est juste qu’il ne voulait qu’une chose : l’assentiment de sa hiérarchie. Il ne dépensa donc absolument aucune énergie à défendre le point de vue de son équipe. Il fit corps avec la Direction. Il résuma sa position par une insupportable et laconique pirouette : « Je vous entends, mais j’ai tendance à ne pas être d’accord. » Il ne souhaita pas argumenter sa position plus avant. Dès lors, peu importait que nous lui ayons présenté des travaux d’experts et de chercheurs en sociologie du travail, qui avaient démontré à de nombreuses reprises quels pouvaient être l’inefficacité et même les méfaits de la mise en place de tels indicateurs.

En premier lieu, il convient de noter que, comme l’expliquent Maya Beauvallet dans Les stratégies absurdes et Yves Morieux dans Smart Simplicity, les indicateurs, qui sont supposés aider à réduire la complexité d’une problématique afin de mieux l’analyser, finissent généralement par épaissir le brouillard qu’ils étaient censés dissiper. En voulant y voir plus clair grâce aux indicateurs, on perd de vue ce que l’on cherchait à observer. Ensuite, il a été démontré à de nombreuses reprises que tout indicateur, une fois construit et mis en place, tend systématiquement à s’améliorer, du simple fait que le projecteur est désormais braqué sur lui. Il en résulte que ce sont les indicateurs eux-mêmes qui s’améliorent, et pas forcément – voire pas du tout – ce qu’ils sont censés mesurer. À tel point que les indicateurs ne sont pas que de simples outils faussés qui font perdre du temps et énervent les gens, non, ils sont bien plus que cela : ils sont de véritables machines à perdre, d’une incroyable perversité. Aux États-Unis, dans l’agence équivalente à notre Pôle Emploi, avant la mise en place d’indicateurs censés mesurer la qualité du retour à l’emploi des chômeurs, les salariés cherchaient fort logiquement à améliorer l’employabilité des chômeurs. Leur hiérarchie pouvait éventuellement considérer qu’ils n’étaient pas assez engagés dans leur mission, mais au moins ne poursuivaient-ils pas d’autres objectifs que le retour à l’emploi de leurs « clients ». Après la mise en place d’indicateurs de mesure de l’efficacité de l’agence, les efforts des employés se sont majoritairement concentrés sur l’amélioration de ces indicateurs, et non pas de l’employabilité des chômeurs. À chaque fois que la Direction se rendait compte du détournement d’un indicateur, des trésors d’imagination et d’astuce étaient systématiquement déployés pour trafiquer le nouveau thermomètre mis en place. Et le retour à l’employabilité des chômeurs plongeait à des niveaux abyssaux. On pourrait conclure qu’il s’agit là simplement d’un cas où les employés se sont montrés particulièrement pervers, mais il n’en est rien : ce phénomène a été observé par différents chercheurs, par exemple par Drago, Garvey ou Anderson, dans un grand nombre de secteurs très différents : santé, éducation, industrie, justice, bénévolat, recherche, sport, etc. Et quand bien même les travailleurs ne seraient pas du tout des tricheurs, il n’en resterait pas moins que les indicateurs, en infantilisant les agents dont le travail se trouve réduit à une suite de chiffres, finissent inévitablement par miner la motivation et la créativité. Et pourtant, les directions d’entreprise continuent de déployer ce genre d’outils de mesure, à tel point que, dans nos entreprises, de plus en plus, l’instrument prend le pouvoir. La faute à cette nouvelle génération d’ « ingénieurs » en management incapables d’effectuer une lecture correcte des situations et obnubilés par l’idée que tout peut être mesuré, que tout doit être mesuré. Comme si le pilotage d’une entreprise pouvait se réduire à une suite de fichiers Excel et de PowerPoints. En voulant accroître la lisibilité de leurs dépenses et l’efficacité de leur gestion, ces nouveaux managers se retrouvent finalement ensevelis sous un déluge de détails et de procédures de contrôle, qu’ils pensent être bons. Le fétichisme actuel des indicateurs n’incite guère à un retour de nos dirigeants sur le « terrain » pour tenter de démêler le vrai du faux. Et pourtant, c’est bien un grand dirigeant, Nate Furuta chez Toyota, qui disait qu’une entreprise qui améliore ses indicateurs sans chercher d’abord à améliorer ses processus ne vaut rien. D’après Furuta, il vaut mieux avoir de bons processus avec de mauvais indicateurs que l’inverse. Cela semble évident. Et pourtant : la nouvelle génération de managers au pouvoir n’a manifestement rien compris. Green Power est le représentant de toutes ses dérives dans leur plus pure splendeur : nous faisons tout à l’envers ; nous mettons en place de plus en plus d’indicateurs faussés de partout, mais jamais nous ne cherchons à remettre en cause nos différents processus surannés (sur lesquels je reviendrai).

D’après Peter Tollman et ses collègues du Boston Consulting Group, la bureaucratie d’aujourd’hui crée de plus en plus d’indicateurs, de comités de pilotage, de nouveaux formulaires et niveaux de contrôle afin d’améliorer les performances de l’entreprise, mais tout cela ne fait finalement que renforcer la lourdeur et l’inefficacité de la bureaucratie. Un excellent exemple de ce phénomène est la prolifération des KPI. Les KPI, pour Key Performance Indicators, sont, comme leur nom l’indique, des indicateurs-clés de performance. Classiquement, une tâche est découpée en différentes sous-tâches, et certaines sont tenues d’être réalisées à certaines dates bien précises, qui forment les KPI. Ces indicateurs, dont raffolent les managers de Green Power, sont censés motiver les employés et évaluer leurs performances, mais il a été observé, dans le domaine de la R&D notamment, qu’ils se révèlent finalement de pauvres indicateurs de résultats et ne sont pas non plus de bons outils de motivation. En concentrant les efforts sur certains points, les KPI ont comme conséquence mécanique évidente d’en négliger d’autres, à tel point qu’il n’est pas rare que la performance globale d’une entreprise soit diminuée par l’introduction des KPI/CPI/SPI et ce, alors même que la qualité de ces indicateurs augmentent. Des études comparatives, notamment dans le domaine pharmaceutique, ont montré que les entreprises les plus performantes étaient celles qui n’avaient pas mis en place ce type de processus de suivi et de contrôle. L’adhérence rigide à ces techniques de monitoring compulsif a en effet pour conséquence de diminuer l’engagement des employés aux véritables missions de l’entreprise. Par ailleurs, la tenue d’un KPI tient généralement au simple respect de l’émission d’un livrable à une date donnée. Il est excessivement rare que la qualité du livrable en question soit évaluée. Combien de fois a-t-on, chez Green Power, émis des documents « bidons » simplement pour respecter un KPI ? La méthode est classique : on émet un document quasiment vide, de piètre qualité, et le KPI est respecté. Il suffira de réviser le document plus tard pour y inclure tout ce qui devait normalement s’y trouver. Ainsi donc, le KPI permet certes l’émission d’un livrable dans les délais, mais n’est en aucun cas un gage de qualité du travail effectué, et encore moins une mesure de la date à laquelle le travail a réellement été accompli. Et pourtant, ça continue : les KPI continuent de pleuvoir sur les projets, les managers continuent de paniquer à l’idée de ne pas les tenir, et les ingénieurs continuent d’émettre des documents bidons pour maintenir une illusion de maîtrise des délais, au mépris de la qualité réelle du travail accompli.

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