Lundi

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Le week-end était passé comme une fusée. Je n'avais rien branlé et le lundi était arrivé sans qu'on lui ait rien demandé.

En ouvrant ma boîte mail, je vis que la réaction de Philippe au naufrage du projet ne s'était pas faite attendre. Il avait dégainé son outil le plus fidèle : la réunion.

Philippe convia tous les métiers, dans une salle trop petite et surchauffée, pour discuter des indicateurs traduisant l’avancement du projet. Philippe demanda à chacun de préparer des slides. Dans cette optique, il y eut des réunions préparatoires, elles-mêmes déclinées en réunions préparatoires de réunions préparatoires. C’était évidemment autant de temps en moins à allouer à la recherche de solutions, si tant est qu’il y en ait eu. Les RRM marchaient sur des œufs. Le projet ne marchait pas, et ce n’était pas de leur faute. Mais, inexplicablement, inconsciemment, il existait comme un accord tacite stipulant qu’il fallait sauver la face, à la fois des métiers et des managers. Je suppose que, malgré toute leur rancœur, quand il s’agit d’aller réellement au clash, chacun se ravise. Certaines personnes osent parfois aller au charbon, mais il faut croire qu’il n’y avait personne de la sorte sur ATR. Alors chacun fit de beaux slides présentant des indicateurs SPI et CPI, dont les valeurs flirtaient effrontément avec 1 (la valeur attendue par le management car signe de bonne santé du projet).

L’indicateur SPI, pour Schedule Performance Index, est un indicateur censé indiquer si un projet est dans les temps, en vérifiant que le travail accompli est conforme au temps qui y a été passé. Toute valeur autre que 1 revient à dire que le projet est soit en avance soit en retard. Être en retard est évidemment considéré comme un problème, mais être en avance l’est tout autant : il est alors reproché aux métiers de n’être pas capable de chiffrer correctement les besoins d’un projet. Ils sont donc soit taxés d’incompétence soit soupçonnés d’avoir voulu « arnaquer » les équipes projet. Outre que cette permanente pression du monitoring et de suspicion cause parfois de véritables problèmes de harcèlement au travail, le problème d’un tel indicateur est qu’il suppose un avancement linéaire des tâches. Or, chacun sait qu’un projet avance rarement de manière linéaire. Le travail peut stagner, puis décoller, ou bien avancer par à coups, et même parfois reculer, sans que cela soit anormal : ainsi fonctionnent les projets. Une théorie assez classiquement reconnue avance qu’une tâche d’ingénierie progresse plutôt selon la forme d’une courbe en S, avec une vitesse d’avancement d’abord lente, puis rapide, avant de ralentir de nouveau. Mais, pour correcte que cette interprétation puisse être, il ne s’agit jamais là rien d’autre qu’une progression qualitative. Or, un indicateur comme le SPI est une valeur quantitative. On se retrouve donc avec un indicateur linéaire quantitatif supposé rendre compte de l’état d’avancement d’un projet dont le comportement est en réalité beaucoup trop complexe pour être appréhendé par quelque chose d’aussi simpliste que le SPI. En supposant une courbe de progression en S, la valeur du SPI linéaire ne serait cohérente qu’à trois dates du projet : au tout début, au milieu et à la fin. Le premier point est, de toute évidence, sans le moindre intérêt : au début, rien n’est fait, et il n’est pas nécessaire d’avoir recours à un outil de suivi de projet pour s’en convaincre. Le troisième point est tout aussi inutile : rendu à la fin du projet, tout le monde sait ce qu’il en est. Que le projet se soit bien ou mal déroulé, les jeux sont faits. Le SPI ne peut jouer aucun rôle d’alerte. Reste le point central. Je veux bien admettre qu’il puisse avoir quelque utilité. Mais est-il réellement intéressant de calculer ce point central ? Je suis persuadé qu'un véritable suivi des différents métiers permet de se faire une bien meilleure idée de l'avancement réel d'un projet - et que c'est même la seule façon valable d'approcher le sujet. Je n'ai jamais vu une seule courbe en réunion qui ait le moindre sens. Et puis, il faut bien voir que le calcul du SPI peut parfois se révéler extrêmement pénible, puisqu’il nécessite de récupérer les heures dépensées par tous les acteurs du sujet, et de connaître l’avancement physique associé. Et, même à l’heure de l’informatique, en pratique, surtout chez Green Power, la médiocrité des outils de gestion rend cette tâche difficile. Par ailleurs, le point central arrive au milieu du projet, c’est-à-dire généralement après plusieurs semaines au bout desquelles il faut s’attendre à ce que les agents des différents métiers soient déjà largement excédés par cette insupportable manie du reporting incessant, et donc prompts à calculer les indicateurs à la va-vite afin de retourner en urgence à leur véritable travail. Il serait beaucoup plus logique de ne calculer le SPI qu’une seule fois, à mi-projet, et que la responsabilité du calcul de l’indicateur incombe aux agents du Planning ou du Cost et non pas aux agents métiers. Il suffirait au contrôleur des coûts de compiler les heures de travail dépensées (n’est-ce pas là d’ailleurs son job, tout simplement ?) et d’aller faire un point avec le RRM pour connaître l’avancement physique du projet. Dans ces conditions, le RRM serait probablement beaucoup plus enclin à coopérer, et le SPI aurait beaucoup plus de chance d’être représentatif car estimé relativement « proprement » et non-perturbatif car ne pesant pas de manière unique et répétée sur les métiers. De plus, confier la responsabilité du calcul du SPI aux métiers revient à les laisser être à la fois juge et partie de leur propre travail – pas étonnant de voir des SPI systématiquement proches de 1, c’est tout simplement humain. Pour cette seule et évidente raison d’honnêteté intellectuelle, les métiers devraient être déposés de la responsabilité du calcul de cet indicateur. Il n’en est pourtant rien. Et quand bien même : il resterait le problème que les heures pointées et donc dépensées ne se font pas toujours selon le travail véritablement réalisé, mais résultent plus généralement d’un subtil équilibre de la gestion des budgets en fonction des projets qui avancent bien ou moins bien. Ainsi, au niveau d’un métier, un projet qui se révèle plus facile que prévu se verra ponctionné sauvagement une partie de son budget au profit d’un projet qui se déroule moins bien que prévu. Il s’agit d’une pratique occulte, interdite, inavouable et inavouée, mais pourtant largement répandue. Cet écart de gestion trouve ses racines dans la dictature absolue des budgets des projets et dans le fait que les services et métiers ne bénéficient d’aucun budget dédié pour leur fonctionnement interne. C’est pourtant une évidence : un service, quel qu’il soit, doit réaliser un certain nombre de choses en « tâches de fond », qui n’ont rien à voir avec les différents projets. C’est ce qu’on appelle les frais généraux, pour l’organisation des réunions internes, pour les réunions inter-services, pour la mise au point de nouvelles méthodologies, etc. Mais, chez Green Power, la Direction a fait le choix d’ignorer cette réalité. Ou, plutôt, de faire semblant de l’ignorer, car ils ne sont évidemment pas dupes. Ils savent très bien qu’un service a besoin d’un budget interne, mais l’objectif sous-jacent est évident : en niant cette réalité, la pression sur les métiers est maximisée. La Direction sait que les métiers vont ponctionner les projets, mais en les forçant à travailler dans l’interdit, elle sait qu’ils rechigneront toujours à aller trop loin dans l’occulte – ainsi les coûts des frais généraux seront-ils minimisés. Quelque part, c’est brillant. Mais c’est surtout générateur de ressentiment, ce qui a toujours un coût. Le ressentiment, cependant, ne peut être chiffré, et dans un système où l’on pense que tout est mesurable, c’est un sujet qui ne sera jamais mis sur la table.



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