Dimanche

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On était dimanche soir, et le moral n’était pas au beau fixe. Je venais de passer un week-end particulièrement décevant et je bloquais devant la télévision, en pensant au lundi matin qui m’attendait, avec son cortège de réunions et – miss météo venait de l’annoncer sur i-Télé – à son temps particulièrement pourri.

Avant de m’avachir devant mon écran, j’avais, l’espace d’un court instant, caressé l’idée de me faire un dîner que l’on aurait pu qualifier de correct, mais je m’étais finalement rabattu sur une pizza surgelée et une bouteille de coca vanille (alors que je m’étais pour la millième fois juré d’arrêter). Je n’étais pas particulièrement fier de moi, mais le dimanche soir a sur ma personne un effet démoralisant particulièrement prononcé. Le blues de la dernière soirée de la semaine, phénomène et pathologie sociologiquement avérés, est dans mon cas totalement disproportionné : dans mon référentiel, le dimanche soir, la fin du week-end et toute la déprime qui va avec commencent vers deux heures de l’après-midi. Je rumine en boucle les épreuves à venir : se lever après une nuit généralement quasi-blanche (je suis insomniaque depuis de trop nombreuses années), braver le froid et la pluie (l’hiver est le meilleur ami du blues), croiser les nombreuses personnalités toxiques du bureau, subir des réunions inutiles, avaler un déjeuner de piètre qualité à la cantine, devoir cravacher pour rendre les dossiers à temps, ne pas être remercié quand on y parvient, faire le travail des autres, se battre avec les outils informatiques archaïques de l’entreprise, etc. Dès le milieu du dimanche après-midi, fut-ce celui-ci des plus réussis, chez moi, la perspective de l’inéluctable enfer à venir calcine méticuleusement le moment présent.

Cet accès de tristesse dominicale, comme pour beaucoup de gens, me renvoie à l’enfance, au terrifiant « demain, il y a école » de mes vertes années, ce retour en classe que j’ai toujours détesté. Et ce spleen de l’enfance ne s’efface pas quand on devient grand, il empire, les soucis du monde adulte et la conscience de la mort aidant. Le dimanche soir, c’est le supplice de Sisyphe, qui doit reprendre son fardeau. Là où dieu peut se déclarer satisfait du travail accompli, l’homme, lui, sa misérable créature, est condamné à retourner travailler. À retourner « à l’école ».

Je vis à Paris, ville que je déteste et qui me le rend bien, et qui le dimanche soir revêt des airs d’apocalypse, comme si la cité était morte. Ceux qui bravent le dimanche soir, des jeunes principalement, ne sont pas assez nombreux pour faire croire que les rues vivent encore, et ils sont trop étranges pour qu’on ne pense pas que quelque chose de grave s’est abattu sur la civilisation.

Comme je le disais, mon week-end avait été décevant : je devais voir des amis, l’organisation avait été difficile, et finalement la soirée avait été ratée à cause d’une annulation de dernière minute. Je me morfondais donc en ce dimanche soir, je maudissais ce dernier jour de la semaine qui n’était jamais assez bien, jamais assez plein – surtout lorsqu’on est seul. Deux jours venaient de se passer, deux jours de moins à vivre, et je n’avais quasiment rien fait. J’avais l’impression que ma vie s’arrêtait. Le tic-tac de l’horloge résonnait dans le quasi vide de mon appartement spartiate, me rappelant à chaque seconde que j’étais seul et que, selon toute probabilité, j’étais condamné à le rester.

En résumé, ça n’allait pas fort, mais c’était sur le point de devenir bien pire encore. Avec le recul, j’ai même presque envie de dire que des forces occultes terriblement puissantes agissaient dans l’ombre pour modifier l’alignement des planètes et les forces de marées dans l’unique but de me faire échouer. Enfin, ça n’est qu’une boutade, bien évidemment : en tant que scientifique, je ne crois pas une seule seconde à ces délires d’astrologues totalement infondés. Et je dois bien avouer que je n’ai, dans le fond, pas de véritable bonne raison de me plaindre : je suis né dans un milieu tranquille, mes parents m’ont aimé et bien traité, j’ai fait de bonnes études, je n’ai jamais connu le chômage, j’ai un travail relativement bien payé et objectivement pas trop inintéressant. Ce que je n’ai pas, en revanche, c’est le goût de vivre. Je suis triste, solitaire et maussade. Depuis que je suis sorti de l’enfance (disons, vers les dix ans), la notion de bonheur m’est devenue totalement étrangère ; je ne fais plus qu’enchaîner mécaniquement les différentes étapes de mon existence. D’un point de vue extérieur, je le fais avec un certain brio. De l’intérieur, à part en de rares occasions, c’est la désolation qui domine mes pensées. J’ai toujours l’impression d’être au bord du gouffre. Et, ce dimanche soir-là, sans le savoir, je m’apprêtais à faire un grand pas en avant.

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