Three Mile Island

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Tchernobyl a un grand-frère.

Un précédent.

Il s’appelle Three Mile Island, ou TMI pour les intimes. Survenu en Pennsylvanie en 1979, sept avant la catastrophe soviétique, l’accident de TMI traumatisa toute notre industrie. Mais il est tombé dans l’oubli. Car Tchernobyl fut bien pire. Un peu comme si les Russes avaient toujours un train de retard sur les Américains, mais qu’ils s’efforçaient de toujours faire les choses en plus grand. Classé au niveau cinq sur l’échelle de l’INES qui en compte sept, TMI aurait assez facilement pu se muer en un six ou sept, rejoignant ainsi Maïak, Fukushima ou même Tchernobyl. Mais il n’en fut rien. Grâce à une part de chance, et aussi tout simplement parce que les réacteurs américains étaient autrement plus sûrs que la technologie soviétique.

La robustesse de la technologie américaine doit cependant être modérée : c’est bien elle qui a failli en 2011, certes sous un enchaînement de catastrophes, à Fukushima.

Les causes et le déroulement de l’accident de TMI sont complexes. Trop pour être détaillées ici. Je ne souhaite pas vous perdre en parlant d’amorce de convection naturelle interne, de différentiel de température entre la cuve et le pressuriseur, de dégradation endothermique du zirconium ou de représentation mentale par les opérateurs de la configuration réelle du réacteur. Ce qu’il faut dire est que la cause primaire de l’accident est simple et brutale et n’aurait tout simplement pas dû se produire, mais c’est ainsi : le 28 mars 1979, vers quatre heures du matin, les pompes du circuit primaire du réacteur n°2 de la centrale de TMI sont tombées en panne. Voilà l’événement grave initiateur d’une suite de problèmes qui menèrent à la fusion de soixante pourcents du cœur du réacteur et à une explosion d’hydrogène dans l’enceinte de confinement.

Au-delà de cette panne brutale, il y a eu un autre problème qui a mené à la catastrophe. Le pilote automatique du réacteur a tout d’abord parfaitement réagi : les barres de contrôle modérant la réaction de fission ont été abaissées et le réacteur s’est arrêté. Une vanne s’est ouverte comme prévu pour limiter l’augmentation de pression. Cette vanne aurait ensuite dû se refermer, mais elle ne l’a pas fait. Et c’est ici qu’il faut souligner un problème d’ergonomie et de conception : cette vanne ne s’est pas refermée, mais l’instrumentation du réacteur en salle de contrôle indiquait pourtant qu’elle l’avait bien été. Ou plutôt, de manière dramatiquement confuse, l’instrumentation indiquait juste que l’ordre de fermer cette vanne avait bien été donné par le pilote automatique. Mais pas que l’ordre avait bien été exécuté. Les opérateurs, pas au fait de cette subtilité perverse, pensaient donc que cette vanne était fermée alors qu’elle ne l’était pas. Avec cette mauvaise information, toute leur compréhension et toutes leurs actions à venir face au comportement du réacteur étaient faussées. Personne ne peut leur reprocher d’avoir mal compris cette information mais, partant de là, les heures suivantes furent mal gérées par le personnel en salle de contrôle.

Et le réacteur a fondu.

Et le réacteur a relâché d’énormes quantités de radioactivité dans le bâtiment.

Et de l’hydrogène a été produit, et cet hydrogène a explosé.

Les opérateurs ont vu un pic de pression et ont commencé à faire dans leur pantalon.

Mais l’enceinte de confinement, un bâtiment en béton armé de quatre-vingt-dix centimètres d’épaisseur, a tenu bon. C’est une grande partie de la différence entre TMI et Tchernobyl : l’enceinte en béton. TMI en était pourvu et a ainsi pu contenir le démon. Tchernobyl n’avait rien de tout ça, le bâtiment réacteur n’étant qu’un simple hangar. À titre informatif, l’enceinte en béton armée du RFPR est épaisse de centre-trente centimètres. Ce n’est pas toute la différence, je reviendrai longuement sur Tchernobyl plus tard dans ces pages, mais cela explique en grande partie pourquoi le réacteur n°2 de TMI a pu fondre – un accident gravissime – sans qu’il y ait de réelles conséquences sur l’environnement. Il y eut finalement trois cents soixante-dix pétabecquerels de radioactivité relâchée sous forme de gaz rares dans l’atmosphère à TMI, soit moins de trois pourcents des rejets constatés à Tchernobyl. Dans un rayon de seize kilomètres autour de la centrale accidentée de TMI, personne ne reçut de dose supérieure à un millisievert, soit moins du tiers de l’exposition annuelle à la radioactivité naturelle.

Il n’y eut ni mort ni blessé.

Deux cents mille personnes furent néanmoins évacuées ou avaient d’elles-mêmes pris la décision de se déplacer. La ville de Goldsboro, qui jouxte la centrale, fut transitoirement vidée à quatre-vingt-dix pourcents.

Différentes études, menées sur des données de 1979 à 2008, montrent qu’il n’existe qu’un très faible impact de l’accident sur la santé à long terme des personnes exposées. De très légères augmentations des taux de cancer ont été notées, sans qu’il soit possible de dire que ces augmentations soient statistiquement significatives. Elles sont très probablement simplement dues à une surdétection des cancers dans cette population, passée au crible par un renforcement de la surveillance médicale à TMI par rapport à la population moyenne non exposée.

Bien évidemment, comme pour Tchernobyl, d’autres études « concurrentes » indiquent, elles, qu’il y a eu des conséquences sur la santé des populations, mais ces conséquences semblent pouvoir être considérées comme minimes. Je n’entrerai pas ici dans les détails de ces analyses et de ces contre-analyses ; je reviendrai sur ces concepts plus longuement au moment d’analyser les conséquences de l’accident de Tchernobyl.

Il y eut néanmoins de lourdes conséquences d’un autre ordre.

Premièrement, l’accident de TMI stoppa net la progression du programme nucléaire américain. Il ne fut pas abandonné, mais tous les nouveaux projets de construction furent annulés par décision du président Jimmy Carter. Le chantier de Phipps Bend fut arrêté en 1981.

Ensuite, TMI a provoqué une remise en question de la gestion des accidents. Avant TMI, les opérateurs étaient censés comprendre ce qu’il se passait dans le réacteur et agir en conséquence. Comprendre et agir, voilà qui peut sembler frappé sous le sceau du bon sens, mais l’accident de TMI a mis en lumière l’effroyable complexité du fonctionnement d’un réacteur nucléaire en cas d’accident, avec ses multiples phénomènes couplés, où tout peut avoir un impact sur tout, et parfois de manière contre-intuitive. Suite à TMI, le paradigme a changé. On a pris acte du fait que les opérateurs, aussi compétents soient-ils, avaient de grandes chances de ne pas être capables de comprendre ce qu’il se passe en situation accidentelle. Cette acceptation de la défaite de l’intelligence humaine peut sembler terrifiante – on ne demande plus aux opérateurs d’une centrale nucléaire de comprendre ce qu’il se passe dans le réacteur – mais c’est en réalité une forme de progrès. Car il faut bien comprendre que, premièrement, les opérateurs restent extrêmement compétents et comprennent encore parfaitement le fonctionnement du réacteur en temps normal : ce n’est qu’en fonctionnement accidentel qu’on suppose qu’ils pourraient ne plus le comprendre. Ensuite, cette approche est logique et pragmatique, car il vaut mieux savoir qu’on n’a pas de certitudes plutôt que d’agir aveuglé par ces mêmes certitudes. Enfin, on ne demande pas aux opérateurs de ne rien faire en cas d’accident. On leur demande juste d’agir autrement. Auparavant, ils étaient censés comprendre absolument tout ce qu’il se passait et agir en conséquence. Ils avaient des check-lists pour tout. En réalité, étant donné qu’il est impossible de tout prévoir, il y avait forcément des situations pour lesquelles il n’y avait tout simplement pas de check-list. Aujourd’hui, on demande aux opérateurs de réagir de manière plus générale, non pas en fonction d’une configuration parfaitement précise du réacteur, mais en fonction de paramètres plus généraux, comme la pression, la température ou les niveaux d’eau. Cette méthode est appelée APE, pour « Approche Par État ». Cette philosophie est plus générale et permet une gestion plus pragmatique et plus efficace d’un accident majeur, moins susceptible d’enfermer les opérateurs dans une check-list qui ne serait pas la bonne et qui pourrait mener à des décisions contre-productives.

Mais tout le monde n’a pas réagi.

En France et dans une grande partie du monde, on a appris de TMI.

Pas en Russie.

Pas dans les arcanes du Parti.

De nombreux ingénieurs soviétiques pragmatiques ont paniqué en prenant connaissance de TMI. Ils avaient compris qu’un réacteur pouvait exploser, et ils avaient compris qu’en Russie et dans le reste de l’URSS, avec une culture de sûreté défaillante – et des réacteurs non munis d’enceintes de confinement en béton armé – l’apocalypse était là, toute proche, à portée d’une barre de contrôle mal gérée.

Certains ont donné l’alerte.

Ils n’ont pas été écoutés.

Et, un matin d’avril 1986, ce qui devait arriver arriva.

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