Chapitre 3 - 1/2

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L’enseigne lumineuse du Tony’s bar, le bar-tabac-coiffeur du quartier, affichait la même vitalité que le doyen d’un EPHAD. La plupart des néons lumineux ne fonctionnaient plus ou clignotaient selon leur humeur. Et bien que les lettres de l’alphabet ne possèdent pas d’organes génitales, le « N » partait en c…, à deux doigt de s’écraser sur le trottoir. Seul le « T » brillait de tout son éclat, comme un symbole religieux attirant les âmes égarées en quête de rédemption ou de boisson.
Eddy emboita le pas de Gérard, un habitué des lieux, et entra.
Le bar, d’une forme rectangulaire, mesurait 63,96 m2. Le comptoir s’étendait de tout son long sur le côté droit. Les tables et chaises se prélassaient sur la gauche. Dans un épais nuage de fumée et de bonne humeur, une faune hétéroclite s’y entassait tous les jours pour philosopher, boire des canons et se faire couper les cheveux.
Jean-Philippe, le patron, avait donné son prénom au bar. Installé derrière le comptoir, il séchait les cheveux d’une vieille dame. Gérard le salua.
— OH TA GUEULLE, FAIT PAS CHIER CONNARD, lui répondit-il aimablement.
Gérard lui offrit un franc sourire et rejoignit ses copains à une table.
Tête baissée, Eddy adressa un timide doigt d’honneur à Jean-Philippe qui lui rendit bien volontiers. Il s’installa un peu plus au loin au comptoir et consulta sa montre. Il lui restait encore un peu de temps. Le temps de profiter du spectacle bruyant de la vie.
En cette fin de journée, les débats s’intensifiaient et les gosiers se desséchaient. Dédé la trippe (personne n’a jamais bien su l’origine de son surnom), attablé et assoiffé, hurla pour commander un « mazout » : un cocktail dégueulasse à base d’anisette, de pétrole et de climato scepticisme.
Jean-Philippe terminait la mise en pli de sa cliente. Il maugréa puis se tourna vers « la Suzette ». Cette invention, baptisée ainsi en hommage à sa défunte mère détestée, ressemblait à une sorte de juke-box avec à son sommet des tubes rigides et transparents qui s’élevaient à la verticale, longeaient le plafond puis descendaient à quinze centimètres de chaque table. Pour l’actionner, il y avait deux rangées horizontales de boutons. La première avec des numéros et la deuxième, juste en dessous, avec des noms de boissons ou cocktails.
Jean-Philippe dévisagea Dédé la trippe et farfouilla dans sa mémoire pour trouver le numéro de table. Il appuya sur le « 10 » et sur « mazout ». Rien ne se passa. Avec diplomatie, il insulta et secoua la pauvre Suzette dans tous les sens. Après deux ou trois ratés mécaniques, un liquide visqueux et jaunâtre jaillit enfin dans le tuyau.
Dédé la trippe plaça son verre en dessous du tube et réceptionna l’offrande avec succès. Après un râle de satisfaction, il lança un regard noir à Jean-Philippe.
— ET LES GLAÇONS, C’EST EN OPTION ?
— OH TA GUEULLE, FAIS PAS CHIER CONNARD ! ÇA ARRIVE !
Jean-Philippe expédia sa cliente. Il lui enleva le peignoir de protection puis inclina sa tête. Elle s’admira dans son crâne chauve et brillant. Il remarqua un soupçon d’insatisfaction.
— OH M’EMMERDE PAS, SI T’ES PAS CONTENTE, C’EST PAREIL !
— C’est parfait, je vous remercie. Bonne journée, répondit-elle avec un sourire chaleureux.
Enfin débarrassé de cette vieille bique, Jean-Philippe pressa le bouton des glaçons. Ses craintes se confirmèrent. Le bac réservé à cet effet dans la machine était vide. De très mauvaise humeur, il enfila son bonnet, ses gants et sa polaire avant d’ouvrir la trappe sous ses pieds. Un vent glacial et des grognements de phoques s’engouffrèrent dans le bar. Jean-Philippe descendit et remonta quelques instants plus tard avec un seau rempli de morceaux d’iceberg. Il les déversa dans la machine puis enleva les stalactites accrochées à son nez et ses sourcils.

Il restait dix minutes avant que la séance du club de ragots ne commence. Les premiers participants allaient bientôt pointer le bout de leurs nez vérolés.
En évitant de croiser le regard des client, Eddy se dirigea vers le fond du bar, ouvrit une porte et gagna l’arrière cours. Il la traversa au pas de charge en se bouchant les narines pour ne pas être incommodé par les délicates effluves veloutés de tabac froid, de poubelle et d’urine fermentée. Puis il pénétra dans un deuxième bâtiment. Un couloir étroit et défraichit le conduisit dans la réserve du bar.
Cet endroit ne ressemblait pas du tout à ce que l’on pourrait imaginer. Il y avait bien des futs de bière, des bouteilles, de nombreux cartons remplis de verres, de grands sacs de café, de l’argent sale et des cadavres. Mais ils étaient soigneusement rangés pour n’occuper qu’un coin de cette grande pièce. Les deux rangés de chaises délimitées par un couloir central, l’estrade et le tableau donnaient plutôt l’impression de se trouver dans une salle de classe ou de réunion. Et c’est ici que se tenait les séances du club de ragots. Aucun de ses membres ne savait pourquoi Jean-Philippe les laissait disposer gracieusement de ce lieu. Aucun, sauf Eddy.
Un silence temporaire flânait et musardait dans l’air. Les membres du clubs se déplaçaient en troupeau et arrivaient toujours à 18h00 pile pour le début de la séance.
Eddy aimait profiter de ces quelques minutes de calme pour s’installer. Comme à son habitude, il prit place à la dernière rangée. Il y avait toujours beaucoup plus de chaises que de participants. Ainsi, personne ne le remarquait jamais.
Palpitations. Sueurs froides.
Eddy paniquait, suffoquait. Une personne était assise au premier rang ! Comment cela était-il possible ? Les épaules, la tête et les cheveux longs et bouclés de l’intrus entamèrent une rotation. Dans un réflexe de survie, il se jeta à terre pour échapper de justesse à cet inattendu rapport social. Le « Bonjour » lancé par une voix féminine et anormalement jeune se fracassa avec élégance contre le mur. Eddy restait au sol. Immobile, prostré. Heureusement, la cavalerie arriva…

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