Interlude

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- Alors, ça dégonfle ?

- Laisse-moi voir.

Très soucieux de son physique, le Théâtre s'inquiétait de la boursouflure que la droite cinématographique lui avait créée. La Littérature observait son visage, mais ne voyait pas grand chose.

- Tu n'as rien, c'est bon.

- Je te jure qu'il va me le payer, ce gros tas ! Me frapper moi, le Théâtre, alors que sans moi les Humains n'auraient jamais eu idée de le créer ! Quel gag, non mais quel gag !

- Calme-toi, calme-toi. Il a fait ça car il savait que tu avais raison, comme lorsqu'on tapait sur Molière pour le Tartuffe.

Il prit une mine introspective, hocha la tête, puis prit la Littérature par la taille.

- Il est vrai, mon aimée, je suis tel Molière à qui l'on interdissait le Tartuffe. Mais cette fois-ci, je ne me laisserai pas faire, et le Cinéma va périr, aujourd'hui !

Il tenta de l'embrasser, mais d'un coup de main, elle l'en empêcha, et le regarda dans les yeux.

- Et pour ce qui est du Jeu Vidéo et de la Bande Dessinée ? Tu souhaites toujours leur disparition ?

- Evidémment, ce sont des arts lucratifs, mais non pas de passion ! L'argent doit totalement disparaître de...

- Excusez-moi ?

Ils se retournèrent, et firent face au Dessin, qui s'approchait timidement.

- Qu'est-ce que tu nous veux, vieux bonhomme ?

- Laisse-le parler, Théâtre ! Qu'y a-t-il ?

- Je... Littérature, j'aimerais te parler.

Elle se dégagea des bras du comédien, et s'approcha du vieil homme. Mais son jeune amant, peu adepte de l'idée de voir son aimée partir avec un autre, s'interposa.

- Hep là ! Pourquoi ne parlez-vous pas devant moi ? Hein papy, qu'est-ce que t'as à lui dire ?

- Ce que j'ai à lui dire ne concerne qu'elle et moi. Laisse-nous passer.

- La Littérature et moi sommes en liaison depuis plusieurs siècles maintenant ! Elle est comme ma femme, alors j'exige que cette conversation se passe devant mes yeux !

- Laisse-moi passer, sale clown si tu veux pas que j'te refasse le portrait.

- Essaie pour voir.

Il n'essaya pas, mais le fit. D'un revers de la main gauche, armé d'un pinceau à robuste tige boisée, il frappa le Théâtre au visage, l'envoyant contre le mur de la salle, et partit avec la belle Littérature en le laissant reprendre connaissance.

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- Il fait pas bon vieillir, hein ?

Prenant la pose près de la fenêtre en laissant sa main accueillir un oiseau, la Sculpture tourna la tête vers son amie coiffée d'un arche et acquiesça. Elle ne pouvait parler, mais elle aussi se voyait craqueler au fur et à mesure des âges.

L'Architecture, elle, regardait ses cheveux en arc de triomphe blanchir, s'émietter. Elle ne savait même plus quel âge elle avait.

- Et si c'était nous qui devions disparaître ?

La sculpture sursauta, et fermant séchement la main, réduisit l'oiseau en miette. Les yeux écarquillés, elle secoua la tête, mais cette fois-ci en guise de négation.

- Il n'y a plus d'architecture, mais seulement des constructions aujourd'hui... La sculpture ne veut plus rien dire, et n'intéresse plus grand monde... Alors à quoi bon, ma chère, rester de ce monde ?

La sculpture allait répondre, mais se bloqua la bouche ouverte, le doigt levé. Venait-elle de réaliser qu'elle ne savait quoi répondre ? Ou alors découvrait-elle pour la énième fois qu'elle ne possédait pas la parole ?

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- Tu ne vas pas suivre cet effronté et voter contre notre fille, tout de même ?

- Mais bien sûr que non ! Pour qui me prends-tu ? Je l'aime autant que toi, tu sais.

- Parfois, j'avoue en douter...

Les yeux de la belle prirent une toute autre couleur.

- Si je n'étais pas l'art le plus raffiné qui soit, je te giflerais et te foutrais cette longue barbe aussi grise qu'immonde, au plus profond de ton trou du cul !

- Quel langage pour la Littérature !

- J'ai créé la poésie mais aussi Bukowski, mon cher !

Le Dessin soupira. Comment pouvait-il être si vieux et sage, et elle être encore une adolescente farouche, à l'orgueil fragile.

- Bon, cessons ces disputes futiles, et concentrons-nous sur notre objectif commun qui est de protéger notre fille.

- Et que proposes-tu ?

- Enlève déjà de la tête de cet abruti de Théâtre qu'elle n'est qu'art d'argent, puis tâche de faire porter la haine générale sur le Cinéma, ou le Jeu Vidéo.

- Et si cela ne marche pas ?

- Alors nous empêcherons cette réunion d'arriver à ses fins.

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Video killed the radio star !

- Qu'est-ce qu'elle fait ?

- Je crois qu'elle nous nargue...

A la terrasse des Arts, où tous pouvaient se délecter de café et de victuailles en tout genre, si tant est qu'un art ait besoin de manger, la Musique chantait, devant les Médias tentant vainement de lui adresser quelques mots.

- Musique, écoutez-moi, cela est très important...

L'important, c'est la rose l'important...

- Quoi ? Mais non !

- Vous n'avez donc rien écouter ?

Oh mères ! Ecoutez-moi !

Ne laissez jamais vos garçons !

Seul la nuit, traîner dans les rues

Ils iront tout droit en... Prison !

Celui au brushing, tout comme le binoclard d'ailleurs, eurent la même tête circonspecte.

- Elle dit n'importe quoi, n'est-ce pas ?

- J'en ai bien peur...

Alors les deux frères comprirent quelle complication cela était de manipuler quelqu'un qui n'écoutait pas, car trop impliqué dans son art pour les suivre. Ils la laissèrent, et l'un d'eux eut la bêtise de dire :

- A toute à l'heure, très chère.

Et à la Musique de reprendre :

Mes biens chers frères...

Mes biens chères soeurs...

Reprenez avec nous, tous en coeur...

Ne faites pas de boogie-woogie avant de faire vos prières du soir !

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Toujours attablés, elle griffonnait, tandis que lui tapotait la table, nerveux. Comment fait-elle pour être aussi détendue, se demandait-il sans cesse.

- Hé...

Elle avait son casque sur les oreilles, et ne l'entendit pas.

- Hé !

Parler plus fort n'y changea rien, alors timidement, mais dans un geste qui lui demandait tout son courage, il lui effleura le coude et enfin, elle leva la tête vers lui.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

- Salut, il se racla la gorge, je... T'as entendu ce qu'ils ont dit tout à l'heure ?

- Non. J'avais ma musique.

- Ils veulent nous supprimer !

- Ah...

La lassitude de la petite gothique mécheuse laissa pantois le Jeu Vidéo.

- T'as d'autres choses à m'dire où j'peux r't'ourner dessiner ?

- Je...

La porte s'ouvrit, et chaque Art s'installa à sa place.

- Il est temps de reprendre notre réunion. Où est le Cinéma ?

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Dix minutes plus tard, il n'était toujours pas là.

"Il a fui par peur de se faire supprimer" disaient certains. "S'il a disparu, alors plus besoin de voter, non ?" se demandaient d'autres.

Le Jeu Vidéo, lui, voyait cette absence comme une réelle aubaine.

Mais ses espoirs s'envolèrent très vite, lorsque le Cinéma entra, remettant ses bretelles.

- Excusez-moi messieurs-dames. Je chiais.

Indignations et stupeurs suivirent. La Musique voulut enchainer sur une chanson paillarde, mais on l'arrêta à temps.

L'Architecture imposa un silence pour la première fois depuis la reprise, et put donc reprendre.

- Après mûre réfléxion, je pense avoir trouvé le meilleur procédé pour faire notre choix. Chaque Art, du plus ancien au plus jeune, se présentera à cette estrade, et devra répondre aux critiques des autres. A la fin, tous nous pourront délibérer, réfléchir, et ainsi voter dans une objectivité totale.

- Excusez-moi, demanda la Littérature, mais pourquoi un tel ordre ?

- Parce qu'il en faut bien un. Pourquoi, vous voulez qu'on inverse ?

- Oh non, peu m'importe. Je suis la cinquième.

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