Le prêche de l'abbé Louis

(Extrait du roman "La proie à la bordelaise)

Jeanne pénétra plus avant dans l’église et prit place près d’un pilier, un peu à l’écart du public. Cela faisait longtemps qu’elle n’y avait pas mis les pieds. Elle trouva les lieux changés, pire que ça, défigurés. En effet, l’église était vide. Tout, pratiquement, avait disparu : disparus les tableaux de maître ; disparues les statues ; même le christ qui trônait au beau milieu du chœur avait laissé la place à une simple croix. L’église n’était pas seulement vide de ses objets mais également de ses paroissiens.

Il n’y avait pas grand monde, hormis les indécrottables bigotes qui s’étaient empressées de s’installer au premier rang et qui déjà avaient les yeux rivés sur l’abbé.

Quelques rangs en arrière, cinq hommes en grande conversation attirèrent l’attention de Jeanne. Il y avait là une vieille connaissance, le docteur Napellus.

Bizarre, je n’aurais jamais cru que le docteur soit croyant et dévot à ce point, se dit-elle.

De l’autre côté de la travée, cinq individus, serrés les uns contre les autres, ne semblaient pas heureux de se trouver là. Au vu de leur tenue et de leur origine, des africains apparemment, ils avaient l’air d’être des usagers de la Tambouille, un bâtiment accolé à l’église qui faisait office de soupe populaire. Deux mastodontes aux mâchoires d’acier les encadraient.

L’église est pratiquement vide, ils doivent être là pour faire le nombre, songea-t-elle.

Elle remarqua qu’à plusieurs reprises, les hommes autour du docteur Napellus s’étaient retournés et les avaient regardés. Deux rangées à peine devant elle, Jeanne reconnut les trois hommes qui avaient agressé Jo, du moins le pensait-elle, puisqu’ils étaient vêtus à l’identique.

Derrière l’abbé Louis, quatre enfants de chœur, le crâne rasé, vêtus d’une robe rouge couverte d’une aube blanche, attendaient patiemment ses ordres.

L’orgue entonna ses premières notes.

« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. L’abbé Louis commença ainsi son prêche.

— Amen, répondirent les bigotes. »

Le groupe du docteur Napellus poursuivait son conciliabule, sans même porter attention aux premières paroles du prêtre.

« Amen !!! » tonitrua L’abbé.

Un silence glacial se fit et laissa résonner un « Amen » coupable des cinq hommes.

« Nous sommes les enfants de Dieu, reprit l’abbé, sur le même ton, mais rien ne nous empêche de grandir un peu et je constate que ce n’est pas le cas de certains. N’est-ce pas, messieurs ? »

Les cinq hommes honteux comme des gamins pris en flagrant délit de bavardage, baissèrent la tête.

« Mais cessons-là et préparons-nous à l’eucharistie. Donnons grâce au Tout-Puissant et reconnaissons que nous avons péché.

— Je confesse à Dieu tout-puissant… marmonnèrent les bigotes, demandant à la Vierge Marie, aux anges et à tous les saints de prier pour elles. »

Ces grenouilles de bénitier doivent avoir un tombereau de péchés pour solliciter tant de gens.

Napellus et ses amis, eux, ne dirent mot alors que les pauvres malheureux bougeaient leurs lèvres sans qu’aucun son ne sorte de leur bouche. Quant aux trois sbires, ils connaissaient bien leur texte, ils étaient au diapason avec les punaises de sacristie.

Un des enfants de chœur prit une bible sur la table et la donna à l’abbé. Celui-ci l’ouvrit, tourna quelques pages, s’arrêta, leva la tête et fixa du regard un point au fond de l’église, là où l’abbé Jacques se trouvait. Il referma le livre, baissa le regard puis d’un coup sec, le jeta sur la table.

Le choc produisit un bruit qui résonna dans l’église comme un coup de tonnerre.

« Eh bien, non ! Aujourd’hui, vous n’aurez droit ni à une épître de Jean, ni à une parabole, ni à un quelconque texte liturgique. Aujourd’hui, vous n’aurez que mes mots, des mots que je garde depuis trop longtemps en moi. Aujourd’hui, je vais vous les donner.

— Béni soit le Seigneur, Père parmi les pères et bénie soit la Vierge Marie… poursuivirent en chœur les bigotes.

— Vous allez vous taire, que diable ! Le diable, justement, c’est lui qui nous met à l’épreuve, qui s’insinue dans la moindre de nos pensées, qui perfide, se pare de vertus pour tromper les plus candides. Nous devons chasser le diable. Chassons le Diable ! »

L’abbé se tut, baissa la tête à nouveau, attendit quelques secondes et reprit : « Eh bien mesdames, vous dormez ? »

Les pauvres bigotes se regardèrent interloquées et murmurèrent « Béni soit le Seigneur, Père parmi…

— Merci, plus fort ce serait mieux. Ah, le Diable qui nous caresse l’âme et nous porte vers le péché, le péché de mensonge, le péché d’orgueil.

— Béni soit le Seigneur, Père parmi…

— Qui nous pousse vers le pire de tous, le péché de chair, celui qui fait de l’Homme un simple animal asservi par ses sens. Et plus encore, je voudrais ce matin parler de ces hommes ou de ces femmes qui vendent leur corps pour que d’autres assouvissent le péché de chair. Je veux parler des prostituées. Nous devons les chasser de notre vie. Chassons les prostituées !

— Béni soit le Seigneur, Père parmi…

— Nous ne devons plus être des bergers prévenants à l’égard de nos brebis, mais des soldats, des soldats de Dieu, capables de débusquer le Diable et de l’anéantir. Chassons les prostituées !

— Béni soit le Seigneur, Père parmi… »

L’abbé poursuivit son prêche et fut de plus en plus virulent. Jeanne vit que l’auditoire avait du mal à le suivre sur ce terrain. Hormis les bigotes au premier rang, toutes les personnes présentes semblaient scandalisées par les propos du prêtre. Elles n’étaient pas au bout de leurs surprises.

« Mais notre combat serait vain si nous nous satisfaisions d’éradiquer ces âmes impures. Il est un combat bien plus important que nous devons mener. Nous devons traquer tous ceux qui, se cachant sous l’apparence de la vertu, en profitent pour instiller dans la tête de nos enfants les pensées les plus malsaines. Je veux parler de ces prêtres – et il en est qui officient dans notre paroisse – qui, au lieu de se consacrer à la catéchèse, préfèrent les divertir, les détourner de la parole de Dieu, dit-il en fixant des yeux l’abbé Jacques.

— Béni soit le Seigneur, Père parmi… »

Plusieurs personnes se levèrent, scandalisées et s’en allèrent. L’abbé ne broncha pas. Il poursuivit en criant « Chassons les impies ! », mais son invective ne trouva pas d’écho autre que celui des « mères la morale ». Quand il eut terminé, chacun se leva et sortit de l’église dans un silence glacial.

Cette matinée a été vraiment riche d’enseignements. Il n’est pas besoin de Tya pour voir que l’abbé Louis a perdu la raison et que c’est lui qui est à l’origine de l’agression sur Jo. Maintenant, il va falloir le prouver, se dit Jeanne sur le chemin du retour.

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