Partie I

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Les feuilles jaunissaient déjà depuis un long moment. Elles avaient amorcé leur chute un peu plus tard, chaque jour plus nombreuses à terre. Sur les sols encore secs, elles s'étaient elles-mêmes asséchées, prenant une teinte brunâtre et des formes pleines de reliefs, ce qui les distinguait alors de la période où elles fleurissaient bien haut perchées.

Avançant à pas vifs sur un trottoir quelconque, Anthony prenait un malin plaisir à perturber le silence qui régnait dans la rue en écrasant joyeusement les feuilles mortes. Il ne laissait aucun pas au hasard. Chaque action, chaque endroit où l'un de ses pieds allait se nicher était prémédité. Il avait tout son temps et il tenait à en écraser un maximum en faisant le plus de bruit possible. C'était une incontrôlable manie de sa part et il était bien content qu'aucun de ses potes ne soit ici et ne se moque de lui. Il fallait absolument qu'il écrase ces feuilles qui pointaient vers le ciel et qui ne demandaient qu'à s'émietter. Il s'agissait presque d'une question de vie ou de mort. Lorsqu'il piétinait les feuilles, le bruit produit par la semelle de ses godasses sonnait comme une victoire pleine d'allégresse à ses oreilles.

Oui, à bien y penser, ça devait être ça son seul vrai vice : écrabouiller le plus de feuilles mortes en automne, voire les autres saisons si jamais il lui arrivait d'en croiser. C'était très certainement là son plus lourd secret. Anthony frémissait à l'idée que qui que ce soit puisse prendre conscience de cette obsession qu'il nourrissait à l'égard des feuilles mortes jonchant le sol. Pour sûr, on le prendrait non seulement pour un idiot mais il perdrait plus d'un copain dans l'affaire, il n'en doutait pas.

Il n'était pas sans ignorer que s'il avait encore été un petit enfant, cette attitude véritablement puérile lui aurait été entièrement pardonnée ; quel gamin n'avait pas un jour ou l'autre décidé d'écraser toutes les feuilles mortes sur son passage ? Seulement Anthony avait déjà fêté ses dix-sept ans depuis un petit moment et à ce stade-là, ce type de comportement ne passait pas spécialement bien auprès des adolescents dits normaux. Un jeune homme normal ne s'amusait pas à faire ce genre de choses à moins que la tendance — les mœurs et coutumes — ne s'y prêtent or, c'était loin d'être le cas. On le qualifierait de taré ou pire, de marginal, si son travers était dévoilé au grand jour.

Le jeune homme assouvissait donc ses pulsions dans une rue qui était presque toujours déserte puisque située à l'arrière d'un des gymnases de la ville. Personne ne passait ici, ou presque. Il pouvait alors laisser libre court à sa passion, sautant parfois à pieds joints sur une pauvre feuille sans défense, un grand sourire aux lèvres. Mieux valait éviter de penser à ce que les gens qu'il connaissait diraient de lui — et à ce que lui-même pensait de ça. Oui, trop réfléchir était une perte de temps. Accessoirement, quand on cogitait on s'amusait rarement, n'est-ce pas ? De ce fait il n'y avait aucun intérêt à la chose. Dans la vie, pour se mettre bien, il fallait avant tout passer du bon temps, avoir plein de potes, déconner, délirer, être en osmose parfaite avec le plus de copains possible. Il fallait s'entendre avec tous ceux qui suivaient le mouvement et envoyer se faire foutre ceux qui ne parvenaient pas à enfiler le costume du groupe. Tous ces pseudomarginaux le faisaient bien rire, se pensant uniques alors qu'à chaque fois qu'il en croisait un, c'était le même modèle — aussi triste et ridicule — que les autres. On avait qu'une vie alors autant faire en sorte de passer les meilleurs moments possibles sans se prendre la tête !

Et surtout, il fallait éviter d’évoquer les feuilles mortes. Elles ne valaient sûrement pas la peine qu'il réfléchisse intensément à leur sujet. Autant vivre son obsession en solitaire. Il aurait le temps de se repentir quand il serait au moins aussi vieux que ses parents. Ce serait un secret qu'il devrait porter seul et que même son meilleur ami — à qui il racontait toute sa vie dans les moindres détails —, ne connaîtrait pas. Il en allait de sa sociabilité. S'il se montrait différent des autres avec une telle originalité, il ne serait plus accepté par les siens ; et être reconnu par l’autre bande de débiles qui se pensaient tous uniques en leur genre était un de ses pire cauchemar.

Oui, Anthony était un adolescent superficiel et il le revendiquait. Panurgisme et hypocrisie dictaient largement sa façon de vivre. Pour rien au monde il refuserait de faire partie de cette majorité à laquelle il adorait appartenir. On pouvait dire de lui qu'avec une telle attitude il ne risquait pas de faire des étincelles, et il le savait pertinemment. On pouvait penser ou dire de lui qu’il n'était pas une lumière, mais peu lui importait. Ceux qui le jugeaient ne valaient pas mieux et n'en seraient pas plus heureux dans la vie parce qu'ils se pensaient supérieurs. Il avait toujours entendu dire « heureux les bienheureux » et il était fier de faire partie de ces derniers. Plus t'es con, mieux tu vis, pensait-il souvent. Et Anthony vivait très bien.

Les feuilles mortes à ses pieds n'étaient désormais plus que miettes, à la limite de la poussière — elles s’envolaient, disparaissant définitivement. Il contempla son œuvre avec un ravissement immodéré, avant de jeter un coup d'œil aux alentours. Personne ne l'avait observé et il soupira de soulagement avant de poursuivre sa route en évitant de regarder le sol, sans cela il se serait à nouveau vu contraint de tout écraser.

Il devait récupérer Eddy — son meilleur ami —, après son cours de sport. Anthony avait proposé de venir car il savait qu'il y avait plein d'arbres derrière le gymnase et qu'il aurait le temps de s'amuser. Son obsession atteignait des niveaux considérables, mais mieux valait ne plus s'attarder là-dessus.

Il longea le bâtiment d'un pas rapide et se trouva devant l'entrée pile à l'heure de la sortie. Il reconnut certaines têtes, d'actuels camarades ou bien d'anciens et en salua quelques-uns distraitement, guettant l'arrivée d'Eddy. Ce dernier ne tarda pas et vint rapidement rejoindre son ami, un sourire aux lèvres.

Eddy — Edouard de son véritable prénom, qu'il détestait parce que selon ses propres dires c'était un prénom de vioc — était de nature joyeuse. Un véritable boute-en-train qui ne cessait toujours d'amener Anthony vers le côté positif des choses, les rares fois où il voyait la vie en noir. On pouvait ajouter qu'Eddy vivait encore mieux qu'Anthony, ce qui n'était pas peu dire.

Ce dernier prit congé de ses collègues et entraîna Anthony à sa suite. D'eux deux, Eddy avait toujours pris les initiatives, et ça ne dérangeait pas l'autre qui était bien heureux d'avoir quelqu'un à suivre et à copier sans se poser de questions. Quand Eddy s'ajustait au style qui était dans le vent, Anthony le suivait de près. Les choses s'étaient déroulées de cette manière depuis qu'ils se connaissaient, c'est-à-dire un peu plus d'une dizaine d'années. Physiquement, Anthony avait souvent rêvé de ressembler à Eddy. Il avait toujours suivi ses coupes de cheveux. Il avait teint ses cheveux châtain clair de mèches blondes ; son ami ayant les cheveux d'un châtain relativement foncé et méché par nature selon leur exposition au soleil. Au niveau morphologique, ils avaient quelques similitudes. Une taille dans la moyenne, un corps athlétique mais relativement fin, un visage aux traits tout aussi fins. Les yeux vert clair d'Eddy étaient malheureusement impossibles à copier pour Anthony, ce qui le chagrinait un peu. Dans le fond, il aurait adoré qu'ils soient frères, jumeaux de préférence.

Anthony avait toujours considéré Eddy comme un modèle. Si populaire, si souriant, si propre sur lui. Il semblait être l'idéal de l'adolescent dans le coup. Bon copain avec tous, on l'appréciait toujours, qu'on soit fille ou garçon. Il était de ceux qui connaissaient tout le monde et dont personne — de bien, on emmerdait les autres — ne disait du mal. Il sortait avec des filles dans son genre, l'idéal de l'adolescente dans le vent. Anthony l'enviait, il était toujours avec les filles qu'il voulait lui-même avoir. Jamais il ne restait avec elles plus de quelques semaines et Anthony s'admirait aussi de la capacité qu'il avait à toujours rester bon copain avec ces dernières. De son côté, il y avait toujours eu des pleurs, des cris et de la colère. Aucune de ses anciennes petites amies n'avait souhaité rester sa bonne copine. Quand il le questionnait, Eddy lui répondait toujours qu'il n'avait pas de technique et que de toute évidence les relations amoureuses ne l'intéressaient pas trop dans l'heure. Il préférait faire la fête et avoir des tonnes de potes. Il ne voulait surtout pas se prendre la tête avec une meuf. Même à leur jeune âge, personne n'ignorait qu'une relation, c'était avant tout des sacrifices, beaucoup trop de concessions, et il valait mieux se lancer le plus tard possible, après avoir bien profité de sa vie.

L'heure était donc à l'amusement et pas à autre chose. Les découvertes amoureuses c'était pour les gamins de quatorze ou quinze ans. Ils étaient déjà blasés de tout ça. Ils avaient tout deux réalisé qu'ils ne voulaient pas sacrifier le temps qu'il passaient entre copains, à sortir et à organiser des soirées, pour accompagner chérie faire les boutiques ou bien au cinéma, ou encore au restaurant — ou quoi que ce soit d’autre. Ils pouvaient tout aussi bien faire ça entre potes et avec encore plus de filles. Une petite amie, à dire vrai, ça ne servait qu'à vous casser les couilles et à tirer sa crampe quand vous vous y preniez bien. Le côté affectif et tendre pouvait être comblé avec des copines puisqu'elles adoraient toutes faire des câlins aux copains. Garder les copines sans en faire des petites copines s'avérait être un choix judicieux ; ainsi ils ne leur devaient rien, n'avaient pas à passer leur temps avec elles si jamais ils n'en avaient pas envie, et surtout, ils n'étaient pas tenus de jouer les petits copains doux et attentifs, voire amoureux, ce qui était plutôt chiant lorsque dans le fond, leur seul intérêt était d'avoir une vie sexuelle active. Bref, ils étaient de jeunes cons à la mentalité peu évoluée, mais ça leur allait bien.

Néanmoins, Anthony avait pour sa part déjà été véritablement amoureux d'une de ses petites amies. La dernière en date, qui l'avait largué pour un prétexte vague. Fortement déçu, il avait décidé — à ce moment-là, et pas avant — de remettre les amourettes à plus tard.

Tout à ses réflexions, Anthony n'écoutait même pas son meilleur ami.

— Eh gros, tu penses à quoi ? J'te parle tu m'calcules même pas !

— De quoi ? fit Anthony, en quittant son petit nuage et en jetant un coup d'œil à Eddy.

— Qu'est-ce que t'as dans la tête là ? demanda-t-il — ça sonnait comme un reproche.

— Ouais, non, rien... j’pensais juste à que c'était le bon plan de privilégier les potes aux meufs, c'tout, baragouina-t-il, sans filtre.

Eddy hocha la tête en souriant légèrement.

— Clair. On a toute notre vie pour se prendre la tête avec ces conneries, dit-il, toujours en acquiesçant.

— Ouais. Qu'est-ce tu branles en rentrant ? questionna Anthony.

— J’sais pas. J'crois j'vais bouffer un truc et après on verra. Une p'tite partie de foot en ligne bien peinard dans le canap' p't-être... tu viens ? répond Eddy.

— Ouais, ouais.

Sans plus un mot, ils marchèrent tranquillement dans les rues, Eddy en pianotant sur son téléphone portable et Anthony fermant à moitié les yeux pour ne pas les poser sur ces feuilles toutes sèches qui trônaient sur les trottoirs, n’attendant que ses impitoyables pieds.

Ils parvinrent dans leur rue, une impasse joliment fleurie — même en cet automne —, toute orangée, jaunie et ensoleillée. Les airs d'hiver n'avaient étrangement pas encore fait leur apparition et personne n'allait s'en plaindre, même s'il y avait toujours des rabat-joie qui raillaient que le Soleil ne réchauffait plus grand chose et qu'un vent frais s'installait petit à petit. Pas de quoi paniquer Anthony et Eddy, qui arpentaient toujours les rues avec des vêtements légers.

Anthony fit un tour d'horizon de l'endroit avec un certain soulagement. Il n'allait pas tarder à pouvoir s'enfermer bien à l'abri et bien loin de la vue de toutes ces feuilles mortes qui un jour ou l'autre causeraient très certainement sa perte.

L'impasse — dans laquelle tous deux vivaient — était toute petite et ses habitants semblaient quelque peu éloignés du reste de la ville. Personne ne passait jamais par-là et ils cohabitaient donc forcément les uns avec les autres dans ce lieu à l'apparence paisible, entouré de verdure ; car si la rue était une impasse, ce n'était que parce qu'elle s'était presque entièrement insinuée dans un petit bois.

Tandis qu'ils se dirigeaient vers la maison d'Eddy, Anthony observait les alentours. La première maison à gauche était la sienne. Il y vivait avec ses parents et ses deux sœurs, une plus âgée que lui et l'autre plus jeune. Ils vivaient un peu comme une petite famille modèle. Ses parents et ceux d'Eddy étaient de très bons copains et il n'était pas rare que leurs deux mères soient fourrées ensemble, chez l'une ou bien chez l'autre. Personne n'aurait pu dire du mal de sa famille, ils étaient tous tellement bien... oh oui, sa famille étaient des gens bien.

La première maison à droite était habitée par un couple de sexagénaires dont les enfants débarquaient régulièrement en fin de semaine avec leurs petits marmots, ce qui animait la rue de cris et de jeux. Bien que d'une autre génération, l'entente était cordiale entre ces vieux — à noter que tout ce qui a plus de vingt-cinq ans est estampillé « vieux » — et la plupart des autres habitants.

La seconde maison à gauche, quant à elle, était habitée par un couple qui avait deux filles, dont l'une de l'âge d'Anthony. Ils s'entendaient très bien puisqu'ils avaient un peu le même genre. Eddy était par ailleurs déjà sorti avec elle un ou deux ans auparavant. La mère des deux filles était elle aussi souvent en compagnie de celle d'Anthony et d'Eddy. Un peu moins ces derniers temps, puisque des rumeurs comme quoi il y avait de l'eau dans le gaz à la maison couraient depuis de longs mois déjà.

La seconde maison à droite était habitée par des gens qui avaient aménagé un peu moins de cinq ans auparavant. Ils n'étaient pas du tout le genre à vivre ici, ou du moins leur façon d'être dénotait totalement de celle des autres habitants. Renfermés, ils ne parlaient pas aux autres et depuis qu'ils vivaient ici, leur maison semblait s'être délabrée. La propreté de leur ruelle en était amoindrie. Vivaient ici un couple avec leurs deux enfants, une petite fillette et un jeune homme qui devait avoir l'âge du grand frère d'Eddy, c'est à dire environ dix-neuf, vingt ans. Le grand frère d'Eddy et ce garçon s'étaient battus plusieurs fois lorsqu'ils étaient lycéens. Bien souvent, on les ignorait, d'autant plus que la rumeur — toujours elle —, les touchait. On entendait souvent des bruits étranges en provenance de leur demeure et ils apparaissaient comme de méchantes personnes, peu soucieuses de quoi que ce soit, un peu comme venant d'un autre monde ou trempant dans d'affreuses magouilles, des gens agressifs et violents.

La troisième maison à gauche était investie par un jeune couple aux mœurs de dépravés. D'apparence toujours très propres, ils étaient d'une hypocrisie à toute épreuve avec tout le monde, l'homme de la maison cherchant sans cesse à s'attirer les faveurs des autres hommes bien-pensants de l'impasse et la femme en faisant de même, invitant les autres à venir boire un petit quelque chose chez elle pour converser entre dames. Face à eux, personne ne disait rien et ne leur reprochait quoi que ce soit, mais cette éternelle rumeur comme quoi ils participaient à des soirées échangistes et sadomasochistes grondait doucement. Cela faisait toujours ricaner et grimacer de dégoût Eddy et Anthony lorsqu'ils l'évoquaient. Ils évitaient néanmoins de s'en approcher, savait-on si ce pouvait être contagieux...

La troisième maison à droite était habitée par un vieux bonhomme qui passait son temps à jardiner. On le saluait avec respect et on élucubrait sans cesse sur sa jeunesse car, de mémoire d'homme, il avait toujours vécu ici et on ne lui connaissait ni femme, ni famille, ni amis. Anthony et Eddy le saluèrent par ailleurs en passant devant son grand jardin et il leur répondit d'un signe de main et d'un grand sourire.

Pour finir, la dernière maison tout au fond de l'impasse était celle d'Eddy. Ses parents, son grand frère et lui-même étaient tout ce qu'il y avait de plus respectable dans le secteur. Une vie apparemment bien réussie, avec jolie maison, grande voiture et beaux enfants tous deux populaires. Il n'y avait rien à y redire. Eddy paraissait vivre dans une série télévisée tellement tout était lisse et bien organisé dans sa petite vie. La maison sentait toujours bon la propreté et le nettoyant parfumé aux odeurs de lavande. Tout était toujours bien rangé et malgré tout chaleureux. On sentait que les habitants étaient soigneux et ne laissaient pas traîner quoi que ce soit.

Après être entrés chez ce dernier, ils refermèrent la porte derrière eux et ôtèrent leurs chaussures. Dehors, le ciel se couvrait et on sentait pointer l'humidité.

— Babin mon frère, ça va bien péter ce soir ! s’exclama Eddy en fermant la porte d'entrée de la maison, fronçant les sourcils à la vue du changement climatique qui allait s'opérer.

Anthony jeta un rapide coup d'œil à l'extérieur avant d'acquiescer et de suivre son meilleur ami.

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