Chapitre 4 — Chapitre écrit par Éric Mamour

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Philibertin d'Ardentebannière arpentait les bas-fonds de Luxurya. D'un air à raison sinistre, il dévisagea les vestiges de ce qui fut un Nanarnya en décomposition avant que ses derniers restes fussent emportés par le vol noir des corbeaux. Ce qui était une nation d'honneur fut déshonorée ; ce qui avait été un des pinacles de la civilisation s'avérait désormais une civlisation pinée.

Nanarnya avait été colonisée, vampirisée, sucée jusqu'à la moelle. De ce qui fut l'Elfie, les êtres des ténèbres avaient envahi jusqu'au gouvernement, puis ils avaient migré en grande partie en direction des terres humaines. Cela avait commencé par un grattement à la porte avant de se muer en coups de bélier tonitruants ; il ne fallait pas dire qu'une menace grandissait dans l'ombre, non, il fallait dire que Veyyash était la figure de proue d'une certaine frange politique, clamer sa sympathie pour la culture ténébrienne, affirmer qu'on avait des amis elfes noirs durant les dîners de famille. Tout propos un tant soit peu subversif était passif de pilori.

Ainsi le politiquement correct s'était lentement abattu sur nos belles régions nanarnyaises, force obscure possédant un à un les éditorialistes des parchemins tandis que proliférait l'invasion des forces du Mal. Aujourd'hui, la Lueur d'Espoir luttait encore pour conserver ce qui pouvait être sauvé : un morceau de terroir, un fragment de folklore. Il y avait cinq cents ans à peine, personne n'aurait cru possible la chute d'une démocratie monarchique aussi libre et cohérente dans sa pensée. Personne n'aurait imaginé l'effondrement de la deuxième puissance géoéconomique au monde, même si seulement quatre pays avaient été découverts jusqu'ici et que la Ténébrie avait toujours rejeté en bloc le libre-échange. Personne n'aurait pensé possible la fin d'un système politique dont le peuple ne possédait plus le moindre lien avec ses représentants.

Et moi, espion à la cour de Veyyash, je m'apprête à présent à contribuer au retour de son dieu Tenebror, songea-t-il alors qu'il marchait vers le lieu où il se dirigeait. Quelle ironie !

Philibertin leva les yeux vers le nouveau palais du pouvoir en place. La Forteresse-Mosquée-Donjon Maléfique de l'horrible Sidhe surplombait la ville basse où se traînait la population pauvre, tandis que les écrasaient depuis leurs hauteurs les remparts de la ville haute où se prélassaient les nantis du Sezheim. Alors qu'il gravissait les innombrables escaliers, il ne put s'empêcher d'avoir une pensée pour ce peuple de bâtisseurs qui avait su édifier des monuments semblables en tout point au gothisme flamboyant de sa nation. Puis il se rendit compte qu'ils étaient allés jusqu'à coloniser son esprit : toute cette mascarade n'avait été possible qu'au prix de la fin de la libre pensée.

ll pénétra dans l'alcôve orientale décadente de l'immense salle du trône. Entouré de houris à la nudité scandaleuse, Veyyash dégustait un couscous dont on avait noirci chaque grain pour rappeler à tous la couleur de son âme. Il flottait dans l'air un parfum langoureux et musqué d'encens et de crottes de dromadaire, tandis que dans la pénombre lubrique, de jeunes gens s'embrassaient sans même attendre leur majorité.

« Ainsi donc te voilà, perfide truand », persiffla Veyyash d'une voix plus tranchante que la plus aiguisée de toutes les lames de kebab.

Philibertin frémit : se pouvait-il que le Sidhe se doutât de son double jeu ?

« Monseigneur, vous savez pourtant que je vous suis entièrement dévoué !

— Tu mens ! J'ai retrouvé dans tes appartements un plat que j'ai proscrit pour instaurer l'Anti-Nanarnya... »

Il exhiba sa trouvaille à la foule horrifiée.

« UN SAUCISSON ! »

Philibert blêmit. Sa propre négligence face à l'ennemi l'avait trahi ; il ne méritait plus d'être sauvé. Pourtant, quelque chose en lui lui criait de résister encore, non plus pour lui-même, mais afin d'apporter la liberté à ceux qui méritaient d'être libres.

« Messire, c'est une terrible méprise ! Comme vous le savez, les hirondelles lors de leurs migrations emportent souvent avec elles leur garde-manger, et l'une d'entre elles en a laissé tomber un morceau devant mon balcon.

— Mes espions l'ont trouvé dans la cuisine. Coupé en rondelles. »

Un silence aussi lourd qu'un cimeterre s'abattit sur la pièce.

« Ce n'est pas ce que vous croyez ! Je le disséquais afin de comprendre les mécanismes gustatifs de l'ennemi...

— N'essaye pas de te défendre ! Tu es coupable de haute trahison ! Mais la mort te serait un châtiment trop doux... »

Il sortit de sa manche un cristal rougeâtre. Philibertin comprit alors la mort qui le menaçait et hurla :

« Je vous en supplie, monseigneur ! J'avouerais tout ! Je ferais tout ce que vous me demanderez ! Je serais votre plus fidèle vassal ! Non ! NOOOOON !!! »

Une lumière inonda la pièce et éblouit l'assemblée tant par sa puissance que par son effroyabilité. Quand elle rouvrit les yeux, Philibertin avait laissé place à une parfaite copie du Sidhe Veyyash.

« Voici le genre de serviteurs que j'aime avoir, dit-il en esquissant un rictus ignoble. Un de plus qui va rejoindre mon armée secrète !

— Je vous suis désormais tout dévoué, maître, » dit l'autre en s'inclinant platement.

Et, alors que Veyyash reprenait un verre de liqueur capiteuse et que la cour recommençait son éternelle orgie, la pièce raisonna des pas qui s'en allaient du serviteur grand-remplacé.

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