Chapitre 2 : Comme chien et chat

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Août 2018.

Le plus grand calme régnait dans tout l’étage. C’était encore plus flagrant dans cette chambre, où deux hommes, deux quadragénaires avancés, et une jeune adolescente punk étaient venus rendre visite à une pensionnaire, grande, élégante, les cheveux blancs fraîchement coupés par la grâce du service de coiffure hebdomadaire de cette maison de retraite. Le poste de télévision était allumé, muet, on y voyait un bâtiment détruit, une clinique, à en croire les sous-titres, puis, le reportage se poursuivait caméra à l’épaule, devant l’entrée de ladite clinique, avant sa destruction, un beau bâtiment d’une grosse douzaine d’étages que personne ne prit vraiment le temps de compter. Le spectateur entrait ensuite dans le bureau d’un certain docteur Winter, au fond duquel se trouvait une petite porte, qui fut ouverte sur une pièce manifestement secrète, des photos accrochées au mur, par paires, dont chaque moitié révélait le visage d’une sombre célébrité, le choix était vaste entre trafiquants, criminels de guerre, gangsters et autres terroristes, appairée au portrait d’un parfait inconnu. En médaillon, l’écran affichait trois clichés, présentés comme les visages des Winter, grand-père, père et fils. Le reportage se poursuivit sur le toit où l’on pouvait voir une jeune femme blonde, attachée à une armature, bâillonnée, terrifiée, puis, visiblement, le reporter fut soudainement agressé par des sortes de ninjas armés de couteaux. Sans que le spectateur ne pût percevoir le moindre mouvement de panique dans les images enregistrées, le reporter neutralisa ses assaillants avec ce qui semblait clairement être deux manches en nylon rigide de cuillère à soupe. Enfin, le documentaire s’acheva par une vue sur un homme d’environ quarante ans, aux cheveux noirs, portant la barbe, et dont les pieds et les poings étaient solidement liés, qui attendait, poussiéreux, devant un hôtel de police, qu’on vienne le délivrer de cette entrave. En médaillon, cette fois, les photos de deux hommes aux cheveux roux, visiblement parents, portaient pour légende les noms de Francis et Alban Moulins.

L’un des visiteurs de la très distinguée retraitée donna à son hôte une caméra Go-Pro.

— Vous pourrez dire à votre petit fils qu’elle est réparée. Qu’il en prenne soin, c’est fragile, ces petits trucs là.

La jeune fille, bouche bée, décolla son regard de l’écran plat et se tourna vers cet homme, dont le visage exprimait une sorte de sévérité naturelle, amplifiée par des favoris grisonnants et fournis, contrastant paradoxalement avec la gentillesse dont il faisait preuve à l’égard de la vieille dame. Elle ne put retenir un murmure.

— Putain mais c’est qui, ce type ?

Rangeant la petite caméra dans le tiroir de sa desserte de nuit, la vieille dame lui lança un regard intéressé.

— Je t’ai entendue, tu sais… Joanie, c’est bien ça ? Frédéric, veux-tu bien nous laisser, je te prie ? Vous aussi, Hector. Les chocolats, c’est un truc de filles, comme vous dites, repassez donc en fin de journée, nous avons des choses à nous dire, des trucs de filles.

Fred, se frottant les favoris de la main droite, renvoya un sourire bienveillant à son hôte.

— Bien, à ce soir, donc. Bonne journée.

Hector consulta l’écran de son téléphone et s’adressa à ses compagnons.

— Je pense que je ne repasserai pas ce soir, j’ai à faire, Fred viendra te chercher, ajouta-t-il à l’attention de Joanie. Puis, se tournant vers la résidente : Madame Barreau, c’est toujours un plaisir.

Les deux hommes quittèrent la chambre, descendirent sur le parking, où ils échangèrent quelques mots, Hector monta dans son Aston-Martin noire et s’en alla, laissant Fred repartir à pied.

— Ils t’intriguent, ces deux-là, n’est-ce pas ? demanda madame Barreau à Joanie.

— J’ai passé un moment avec Hector, déjà… Je commence à le comprendre. Mais Fred…

— C’est une autre histoire, c’est ça ?

— Il donne l’impression de ne pas vouloir faire partie du monde, confirma la jeune fille. Quand on croit l’avoir cerné, hop, il vous glisse entre les doigts, vous fait une pirouette et vous échappe.

— Et quand tu es sûre de ne plus pouvoir compter sur lui, il te surprend encore…

— Pourquoi il est comme ça ? C’est bizarre, non ? C’est quoi son problème ? Il serait pas un peu psycho ?

— Tu sais, la plupart des gens suivent toute leur vie une jolie route bien tracée. Mais parfois, la jolie route laisse la place à un pauvre petit chemin accidenté. Parfois, il y a un trou, et on tombe dedans. Et là, il peut se passer diverses choses. Il arrive que quelqu’un t’envoie une échelle de corde, pour t’aider à sortir du trou. La tâche n’en devient pas nécessairement aisée, mais tout de même, tu n’es pas seule… Et il arrive que personne ne passe, et que tu doives te débrouiller, t’accrocher à des racines, à des pierres, tomber pendant l’escalade, parfois renoncer, parfois réussir. Quoi qu’il arrive, en ressortant du trou, tu n’es plus tout à fait la même personne, tu as grandi, d’une façon ou d’une autre…

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda Joanie.

— Sur son chemin, il a vu des trous, dans lesquels d’autres sont tombés. Et il a envoyé des échelles de corde… Plusieurs fois. En remontant à la surface, les gens sont parfois reconnaissants, parfois moins… Lui-même est tombé dans un de ces trous, particulièrement profond, celui-là. Mais il n’y a pas eu de corde. Il en est sorti tout seul, sans faire de bruit. Tout ça l’a un peu aigri…

L’ancienne institutrice chercha derrière la porte de sa desserte un album dans lequel étaient rassemblées toutes ses photos de classes faites durant sa carrière d’enseignante. Elle ouvrit l’album à la deuxième page.

— J’étais sa première institutrice quand il est entré en école primaire. J’avais débuté l’année d’avant, j’avais déjà eu sa sœur, en classe. C’étaient de bons élèves, intéressés, l’envie d’apprendre, ils savaient aussi beaucoup, pour leur âge. Frédéric était un gentil petit garçon, il s’entendait bien avec tout le monde, il rendait service, aidait ses camarades quand il le pouvait… Regarde ; il est là.

Au dernier rang, au milieu de la moitié gauche de la ligne d’élèves, un petit garçon souriant sous sa tignasse noire, avait une expression qui mêlait joie de vivre et insouciance, comme on l’eût pu attendre de la part d’un enfant de six ou sept ans.

— C’est lui, ça ? On a du mal à y croire, s’étonna Joanie… Qu’il ait été enfant… quand on le connaît…

— Ah si, confirma l’institutrice que l’on pouvait, d’ailleurs, parfaitement reconnaître, malgré la différence d’âge, sur le côté droit de la photo de groupe. Un vrai petit gars, qui faisait aussi quelques bêtises parfois, bref, un enfant… Il a même eu une petite histoire de cœur, qui a duré les deux années où il a été dans ma classe… Où est-elle ? Tiens ! Ici ! Tu vois, la petite brune, coiffée au carré. Comment s’appelait-elle, déjà ?

Madame Barreau sortit la photo de sa pochette et la retourna. Elle suivit du doigt une liste de noms et de prénoms, juxtaposés à une série de numéros correspondant aux positions des enfants, dont les silhouettes étaient, elles aussi, représentées.

— Ah voilà ! Delphine ! C’est vrai qu’elle était mignonne, quand on la revoit… il avait du goût…

— Et vous êtes restés en contact tout ce temps ? s’étonna Joanie. Vous avez fait comment ?

— Pas tout ce temps, corrigea madame Barreau. En réalité, je n’ai recroisé sa route qu’il y a quelques années, ici même ; enfin, pas dans cette chambre, mais dans un autre bâtiment de cet établissement.

— Par quel hasard ?

— J’étais hospitalisée à la suite d’un accident de voiture. Je partageais la chambre d’une jeune femme, qui avait eu un accident sur un bateau…

-

Les deux ambulanciers plaisantaient avec un infirmier sur l’écrasante victoire, la veille, de l’équipe d’Allemagne sur les quintuples champions du monde brésiliens, organisateurs de cette Coupe du Monde, en demi-finale, à Belo Horizonte, la Manschaft tuant le match, en sept petites minutes, ajoutant quatre buts au premier, marqué dès la onzième. La deuxième mi-temps avait encore vu les blancs, vêtus pour l’occasion de rouge et de noir, marquer un sixième et un septième but, avant de voir enfin Oscar, l’attaquant auriverde, réduire le score en fin de match pour une défaite historique à ce niveau de la compétition. Les Sud-américains, équipe de référence depuis toujours dans le football mondial, venaient d’établir un nouveau record, qui, pour une fois, ne les honorait pas. Ce soir se disputerait la seconde demi-finale, entre l’Argentine et les Pays-bas, pour avoir l’insigne honneur d’affronter l’Ogre pour le titre.

Les ambulanciers finirent par quitter les lieux, après s’être assurés que leur passagère était bien prise en charge. Dans la chambre, Mme Barreau avait déjà entrepris de faire connaissance avec la nouvelle venue.

— Bonjour, qu’est-ce qui vous est arrivé, à vous ?

— J’étais sur un bateau au moment où il a explosé… Probablement une fuite de gaz en cabine, où quelque chose comme ça…

La jeune infortunée se mit à pleurer, provoquant l’émotion de madame Barreau.

— Oh mon Dieu, ma pauvre petite, vous n’étiez pas seule sur ce bateau, c’est ça ?

La jeune femme acquiesça.

— Vous voulez un chocolat ? Je m’appelle Françoise.

— Marie… Merci, c’est gentil… Je venais y retrouver ma sœur. J’ai sauvé des tas de gens, mais elle, je n’ai pas pu…

— Laissez-moi deviner… Vous êtes médecin, je vois juste ?

— Bien vu, et vous ?

— Je suis institutrice, enfin, en retraite.

— Et c’est quoi, votre histoire ?

— Un accident de voiture, je m’en sors bien, je n’ai qu’un bras cassé. Mais ils me gardent quelques jours en observation… Vous voyez bien, à mon âge canonique.

Cette petite phrase arracha un sourire à la tristesse de Marie. Mais cette étincelle de joie fut interrompue par l’arrivée de Fred dans la chambre.

— Bonjour. Bonjour Marie…

— Qu’est-ce que tu fous ici ? coupa Marie, visiblement excédée. Va-t’en !

— Je suis désolé, Marie, je…

— Je m’en fous, Fred, casse-toi !

Fred repartit comme il était venu. Mme Barreau se leva aussitôt et sortit de sa chambre.

— Frédéric ? C’est bien toi ? Françoise Barreau…

— Madame Barreau ? C’est pas croyable !

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— Il vous a reconnue tout de suite ? demanda Joanie.

— Dès que je me suis présentée ! Je lui ai demandé ce qu’il faisait là, le lien qu’il avait avec ma voisine de chambre. Il m’a raconté ce qui l’avait amené jusque-là, ce qui correspondait peu ou prou à l’histoire que m’a ensuite expliquée Marie.

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— Ma sœur, Camille, voulait faire une surprise à son mari pour son anniversaire. Pour préparer tout ça en cachette, elle s’était trouvé un bon alibi, une sortie en bateau avec une de ses amies divorcée, soi-disant en pleine déprime. Bref, je devais la rejoindre sur l’embarcadère, mais j’ai eu une panne de voiture, je suis arrivée en retard pour l’embarquement.

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Marie, voyait le bateau s’éloigner. Déjà, elle ne distinguait plus l’immatriculation inscrite sur la poupe. Elle se retourna et vit une enseigne de location de jet-skis, dont le gérant commençait à rentrer les panneaux publicitaires. Elle se dirigea vers la boutique.

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— J’y suis allée, poursuivit Marie, il avait opportunément attiré mon attention, en bougeant tous ses trucs bruyants et encombrants.

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Marie, sur le jet-ski, filait à pleine vitesse vers le bateau qui était déjà loin.

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— Le soleil descendait rapidement, mais je voyais encore la silhouette du bateau, j’ai foncé.

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Elle s’approchait du bateau quand elle distingua un filet de fumée qui s’échappait de la cabine.

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— Je n’ai pas compris tout de suite d’où venait cette fumée, je continuais d’avancer…

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Le bateau était maintenant bien visible, lorsqu’une explosion se produisit à bord.

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— Mon sang n’a fait qu’un tour ! Mais j’étais déjà au maximum, j’enrageais de ne plus pouvoir accélérer !

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Marie aborda le bateau en feu, quand une nouvelle explosion se produisit, projetant une silhouette par-dessus bord.

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— Je l’ai vue tomber à l’eau, mais je ne pouvais pas traverser le pont en flammes, j’ai décidé d’y aller à la nage. Mais dans l’obscurité…

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Marie nagea alors sous l’eau, lorsqu’un halo de lumière la rejoignit par le haut.

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— J’ai senti qu’une force m’attrapait, me ligotait, m’entraînait vers la surface malgré moi…

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Marie sortit la tête de l’eau dans une énorme bouffée d’air frais. Elle était éclairée par les flammes sur le bateau.

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— J’étais furieuse ! Je n’arrivais pas à me débarrasser de cette bouée qui m’empêchait d’aller la sauver !

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Marie essayait désespérément de regarder sous l’eau. Tout à coup, deux corps attachés l’un à l’autre surgirent à quelques mètres d’elle.

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— C’était lui, il tenait Camille, inanimée. Il s’est approché de moi et m’a accrochée à son câble.

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Une sorte d’aéronef vint alors en vol stationnaire au-dessus d’eux. Fred visa et envoya un câble qui les remorqua à bord, et quitta le lieu du drame.

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Dans la chambre d’hôpital, Marie se tourna vers Mme Barreau.

— Ma sœur s’est noyée. Je n’ai pas pu la ranimer. Il aurait pu empêcher ça. Il n’aurait pas dû perdre du temps pour moi. Il aurait dû aller la chercher, elle, puisqu’il était là ! Au moins il aurait fait quelque chose de bien, pour une fois !

— Vous semblez avoir déjà eu affaire à lui par le passé…

— Plusieurs fois. Ça a commencé quand il a aidé un de nos amis commun à se blesser à une épaule. Ils m’ont contactée après cinq ou six ans sans nouvelle, pour que je le remette d’aplomb. Ensuite, il a piraté le serveur informatique de mon mari, soi-disant pour nous aider à le sécuriser… Et puis, mon mari a encore été gravement blessé dans le cadre de son travail, et Fred était de nouveau impliqué. Mais maintenant, c’est vraiment allé trop loin, je ne lui pardonnerai jamais ça. Elle est morte, et il aurait pu éviter ça, au lieu de faire semblant de jouer les héros !

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Joanie comprenait enfin comment la relation entre Marie et Fred s’était dégradée.

— C’est pour ça, alors, qu’ils sont comme chien et chat… Marie lui en veut pour la mort de sa sœur…

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Marie avait ajouté, en conclusion, la raison d’une douleur qui venait se greffer à celle d’avoir perdu sa jeune sœur.

— Dans l’affaire, elle laisse deux orphelins. Deux petits garçons qui n’ont plus que leur père. Il va bien s’en occuper, je n’ai pas de doute là-dessus, mais leur mère leur manquera quand même…

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