Chapitre 24 (suite) - 1255 -

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J’ai à peine le temps d’achever ma phrase que le coup de son pistolet part, faisant voler en éclats la cervelle de Yankee. Celui-ci, après un sursaut rapide, se raidit puis s’abat sur le sol, les yeux grands ouverts. À côté, Tito recouvert d’éclats et de sang rugit, tel un animal féroce blessé et impuissant tandis que Paco ferme les yeux pour ne pas en voir davantage, se résignant à attendre son tour avec dignité.

Je suis dévasté, l’odeur du coup mélangée à celle de la mort me donne la nausée. Je laisse ma tête tomber en arrière sur le dossier de ma chaise, c’en est trop. J’ai mal pour Yankee, celui qui a toujours été là pour moi. Le mari de ma sœur, le père de mes neveux et nièces. Ils vont devoir grandir sans père et je sais trop ce que c’est. Comme ai-je pu faire cela à Picouly, celle qui m’a tant donné, celle qui a toujours veillé sur moi et qui a pansé toutes mes plaies ? Je ne lui ai apporté que malheur, je la prive de l’homme qu’elle chérit, j’ai mal pour elle, je ne pourrais plus jamais la regarder dans les yeux, autant mourir de suite.

— Scar, tu vas payer ce que tu m’as fait. Regarde !

Un homme me saisit par les cheveux et m’oblige à me redresser pour que je puisse faire face à Hubert qui s’en prend désormais à Tito. Ce dernier ne lâche rien et malgré toutes les blessures qu’il a au visage, il continue de se débattre et d’insulter notre ennemi. Cependant, Hubert ne met pas longtemps à le neutraliser. Un seul coup dans la tête et s’en est fini. À son tour, Tito tombe à terre. J’ai besoin de vérifier le cratère dans son crâne pour me convaincre que je ne rêve pas, qu’il est bien mort. Cette vision est terrible, je suis statufié, mon frère nous a quitté pour toujours et je ne peux pas verser une seule larme pour tenir tête à notre ennemi commun. Tito ne voudrait pas que je plie, que je chiale comme une madeleine alors je serre les dents, les poings, je retiens tout ce que je peux. Je me raccroche pour l’honneur de ma famille, à ce que nous défendions plus que tout.

Je ne suis plus moi. Mon cœur explose en vol, j’oblige mon esprit à se détacher de mon corps. J’assiste à la scène sans être vraiment là. Je ne suis plus rien, je perds un à un mes frères, les êtres qui me sont le plus chers, je ne mérite plus de vivre. Tout ce qui se produit aujourd’hui est de ma faute, c’est moi qui les ai tués. Je n'ai pensé qu'à moi et à mon désir de vengeance et n'ai jamais réfléchi aux conséquences de mes actes qui se sont retournés contre nous tous, qui sont retombés sur ma famille. À cet instant, j'ai sous les yeux tout le poids de mes décisions. Je perds mes alliés les plus précieux, mon sang, mon soutien, ma richesse. Je ne peux plus faire machine arrière, je réalise bien trop tard la chance que j’avais. Maintenant, j'ai tout perdu.

Le rire d’Hubert ne me fait plus trembler, j’appréhende la mort avec solennité. Très vite le tour de Paco arrive et mon poul déjà incontrôlable s’emballe de plus belle. Dans la poussière du vieux hangar et les chuchotements qui nous entourent, nous échangeons un regard fraternel. Le dernier.

Nous savons tous les deux ce qui va suivre, plus rien désormais ne peut l’empêcher, mais nous n’avons pas besoin de mots pour nous dire au revoir. Les yeux dans les yeux, nous nous comprenons. Serein, il me laisse entendre qu'il n'a aucune colère contre moi, il ne m’en veut pas, il me soutient, comme il l’a toujours fait. Il sait que je me sens terriblement coupable de la situation, mais je ne lis aucune haine dans son regard, du moins pas contre moi. Au contraire, je lis toute sa fierté d'avoir été mon frère. Il ne veut pas que je pleure ni que je supplie, pour ne pas offrir cette satisfaction à Hubert, alors je me redresse du mieux que je peux et je serre à nouveau les dents et poings, si fort que je plante mes ongles dans ma peau.

Le coup part, sans prévenir. Après un tremblement, le corps de Paco perd tout signe de vie, déchirant mon âme à jamais.

Je suis prêt. Hubert ne tirera plus rien de moi, il a pris tout ce que je possédais de plus cher. Lorsqu’il se tourne vers moi, j’accepte mon destin. J’ai la mort que je mérite.

Je suis brisé, prêt à recevoir le coup ultime lorsqu’une voiture surgissant de nulle part débarque et fait un dérapage au frein à main pour s’arrêter à une dizaine de mètres de nous.

— Les flics ! Faut dégager ! hurle un homme armé en direction d’Hubert.

Nos ravisseurs sont aussitôt pris d’une panique incontrôlable, et sans même attendre d’ordres, certains regagnent leur voiture.

— Chef, on fout le camp ! De suite ! avise l’homme placé derrière moi.

Mon pire ennemi hésite, peut-être déçu de ne pouvoir me torturer davantage. Nous nous fixons une dernière fois. Le garde qui me tenait abandonne sa place et tire sur le bras d’Hubert pour l’inciter à s’échapper. Puis il fonce vers la voiture, la démarre et appelle encore son chef avec insistance.

Après un soupir, ce dernier pointe son arme vers moi et me lance :

— Maintenant, on est quittes !

Un coup de feu part, plus fort, plus prêt, plus brusque. Avec la chaise, je bascule à terre pendant qu’une douleur dans ma poitrine m’assaille. Je voudrais porter ma main sur mon buste, mais je ne le peux pas. Le choc est terrible, je sens comme une brûlure, un déchirement horrible, j’ai le souffle coupé, impossible de respirer. J’étouffe, je me noie. À nouveau la poussière, le sang, tout se mélange. Mon corps tout entier tremble et ma vue devient flou.

Je songe au fils de Lucinda dont j’ai nié l’existence. Je l’ai maintenu aussi loin que possible de moi. Maintenant, je regrette de ne pas l’avoir reconnu. Il ne lui restera rien de moi et ma part d’héritage de Loupapé ne lui reviendra jamais. Ma soif de vengeance m’a aveuglé et m’a fait perdre les points essentiels.

La douleur s’estompe, je ne ressens plus rien, mon cœur ralentit. J’abandonne, j’arrête de lutter pour respirer. Je ferme les yeux. Je revois le petit s’appliquer à faire ses premiers pas sur le terrain. J’entends son rire et ses cris, excité par la découverte de cette liberté nouvelle.

Voici encore un enfant qui grandira sans père. Je ne lui laisse comme seul cadeau que la tâche de naissance qu’il porte sur son front bombé, la marque de mes gênes qui perdurent après moi, à travers lui.

C’est à lui que je pense en cet ultime instant, à lui que j’aurai dû léguer tout ce que j’ai gagné. Alors dans un dernier souffle, j’ose enfin prononcer son nom :

— Manuel, mon fils.

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