Chapitre 18

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En début de soirée, je pars rejoindre Mia "Chez Coline", notre ancien QG Aixois où adolescents, Mathieu et moi aimions bien traîner. Je suis le premier à arriver, Coline m’accueille avec sa bonne humeur, aussi communicative que légendaire.

Alors comment ça va, mon grand ? Bientôt refait à neuf, ton boui-boui ?

Oui, on rouvre bientôt… C’en est fini pour toi de ces semaines tranquilles sans concurrence ! plaisanté-je, narquois.

Nous ne boxons pas dans la même catégorie, tous les deux, mon cher ! A moins que tu ne te mettes à faire dans le sandwich maison.

Je ne crois pas que ça conviendrait à ma clientèle…

C’est parce qu’elle est difficile ! Et qu’elle n’a pas goûté aux miens !

C’est pas faux…

Et c’est ton acolyte que tu attends ?

Non, ma nouvelle compagne.

Diantre, il va donc falloir que je revoie mes manières pour ne pas la faire fuir !

Non Coline, reste comme tu es, ça lui ira très bien.

Va ! File t’installer à ta table habituelle. Je m’occupe d’elle dès qu’elle arrive. Au fait, comment elle est ?

Belle, vraiment très belle…

Ah ah, OK, j’aurai donc l’œil… Et qu’est-ce que tu prends ? Un Schweppes ?

Ouais, un Schweppes ce sera parfait.

Et vous comptez dîner ici ou c’est trop minable pour une aussi jolie fille qu’elle ? me charrie-t-elle.

Je ne sais pas encore, on verra. Faut déjà qu’elle ose entrer…

Espèce de petit salopiot, s’offusque mon interlocutrice faussement vexée, tu vas voir si je te montre de quel bois je me chauffe ! Non mais oh, aucune éducation ! T’as pas changé depuis tes quinze ans, hein !

Si, j’ai vieilli… souris-je, mi amusé, mi sérieux.

La porte vitrée s’ouvre sur Mia, interrompant ainsi nos taquineries mutuelles. Mon cœur rate un battement. Elle est si rayonnante, si solaire, si sublime… Je l’embrasse avant de faire les présentations.

Mia, laisse-moi te présenter ma plus grande et déloyale concurrente : Coline. Coline, voici Mia, ma nouvelle compagne…

Mia lui tend spontanément la main, mais Coline la prend de vitesse en la serrant dans ses bras et lui tapant la bise.

Dites, on ne va pas faire de manières entre nous, hein ! On n’est pas dans son resto de rupins où les ronds de jambes sont de mise. Ici, c’est à la bonne franquette. Alors soyez la bienvenue. Vous savez, le loustic que vous vous êtes choisie - on se demande bien pourquoi d’ailleurs, un beau brin de fille comme vous avec cet affreux jojo -, je l’ai connu il n’avait encore jamais embrassé de nana, c’est vous dire ! Bon, j’espère qu’il sait se tenir avec vous, sinon, vous m’en touchez deux mots et je le remets d’équerre de suite…

Le franc-parler de Coline fait mouche, Mia sourit et ses yeux pétillent. Nous nous installons de concert.

Qu’est-ce que je vous sers ?

Euh… Un Perrier-tranche, s’il vous plaît.

Et un Perrier-tranche qui marche, un ! fait Coline en s’éloignant.

Mia et moi nous regardons silencieusement un instant en nous prenant la main.

Elle est marrante, me souffle Mia, espiègle. Je ne te voyais pas du tout être ami avec ce genre de personne…

Avec Mathieu, on venait souvent là. La première fois, c’était en pleine après-midi, il commençait à pleuvoir et on s’est réfugiés dans le premier bar qu’on a croisé. Et comme Mat’ n’avait rien avalé depuis son petit-déj’, il s’est commandé un encas. Le temps ne voulant pas se lever, on s’est mis à discuter, à sympathiser avec Coline. Et depuis, c’est devenu notre point de chute. Un peu moins aujourd’hui parce qu’on a chacun un emploi du temps de ministre, mais j’aime bien revenir dans cet endroit. Je m’y sens comme chez moi. C’est même là que j’ai fait mes premières armes en cuisine.

Je suis sûre que si ces murs pouvaient parler, ils auraient plein de choses compromettantes à dire sur les ados que vous étiez.

Il vaut mieux qu’ils restent muets, je crois. On n’a pas toujours été d’une grande finesse philosophique…

On ne se quitte pas des yeux, toujours main dans la main. Seule Coline, nous apportant nos consommations avec la discrétion d’un éléphant, parvient à rompre ce joli moment où l’on oublie tout.

Attention les amoureux !

Merci…

Je la laisse s’éloigner avant de reprendre là où on en était.

Sinon toi, ça va ? Je veux dire, ça se passe bien avec ma frangine ?

Oui, ça va, t’inquiète. C’est juste pas évident pour elle, j’ai l’impression qu’elle a très peur de la solitude.

Tu m’étonnes ! Elle n’a jamais vécu toute seule, ni même quitté La Galoppaz… Ça m’a fait un sacré choc quand j’ai reçu son mail, j’y croyais pas !

Moi aussi ça m’a surprise ! De la découvrir comme ça, en pleurs sur mon palier, sa valise et une lettre à la main !

Tu sais, je n’ai pas pu m’empêcher d’aller voir Anton chez son pote Benoît tout à l’heure. Et c’est bien plus grave que ce que je pensais. Il n’a plus envie de se battre. Ni pour son couple ni pour la ferme. Comme s’il s’en foutait, en fait…

Du côté de Cathy, c’est pas beaucoup mieux : elle est à bout. C’est pas tellement qu’elle n’a plus envie, juste qu’elle n’en peut plus.

Elle reste chez toi ce soir ?

Oui, elle n’a nulle part où aller. Peut-être pas pour très longtemps, on va visiter un appartement demain, avec Mathieu. Il lui a trouvé une location : un meublé…

Il a été rapide ! m’exclamé-je comme pour moi-même.

Elle l’avait contacté au préalable, et c’est un proprio qu’il connaît bien apparemment.

Je laisse passer un court silence avant de me hasarder à brûle-pourpoint à lui demander, plein d’espoir :

Est-ce que tu veux dîner avec moi, ce soir ?

Ça aurait été avec plaisir, mais je ne peux pas laisser Cathy…

Ce n’est pas comme si ton appartement était complètement vide, il y a toujours Louise, non ?

Eric, c’est moi qu’elle est venue voir ! C’est de mon aide dont elle a besoin. Je n’ai pas le droit de l’abandonner. Pas seulement parce que c’est ta sœur, mais aussi parce qu’elle me touche. C’est quelqu’un que j’apprécie sincèrement, elle m’a offert son amitié sans condition, alors je lui dois bien ça.

Bon, eh bien dans ce cas, je n’ai plus qu’à récupérer Tristan chez ma mère et me programmer une soirée pizza-ciné avec lui ! me résigné-je, néanmoins déçu.

Tu m’en veux ?

Non, je comprends. Et je te remercie pour elle, aussi. C’est bien qu’elle puisse compter sur toi.

Et puis demain est un autre jour. Peut-être même qu’il sera porteur de miracles. Oui, si ça se trouve, je vais même réussir à trouver Mathieu sympa !

Tu exagères, il EST sympa ! Faut juste apprendre à le connaître, c’est tout.

L’avenir nous le dira, mais là, je dois y aller… philosophe-t-elle en attrapant cette veste sombre qu’elle avait jetée quelques minutes plus tôt sur la banquette vintage.

On se voit demain ? tenté-je comme pour la retenir. J’ai un déjeuner de prévu, mais à partir de 16 heures, je suis libre comme l’air !

Je te redirai en fonction de la visite, et du moral de Cathy.

Elle siffle son verre d’un trait, se lève de table en ramassant son sac avec une rare élégance et vient m’embrasser.

Oh, fais pas la tête, beau gosse ! On aura tout le temps de se rattraper après. Parce que moi aussi, j’ai envie de toi…

Comment t’as deviné ?

Chut ! Secret de femme… Ciao Ciao !

Mia s’éclipse aussi rapidement qu’elle est apparue, non sans avoir préalablement salué Coline d’un petit signe amical. Après avoir terminé à mon tour mon verre et réglé nos consommations en laissant un copieux pourboire, je me retire également.

Hey, t’as oublié ta monnaie ! se froisse presque Coline en récupérant le billet dans la coupelle.

J’ai horreur de la monnaie…

C’est bien une réflexion de bourge ça ! Merci quand même… Et si tu croises l’autre affreux avant moi, passe-lui le bonjour de ma part !

Je n’y manquerai pas. A plus !

***

Lorsque j’arrive à l’appartement, tout est plongé dans le silence. Les rideaux du salon sont tirés et Cathy dort à poings fermés. Je me dirige vers la chambre de Louise, où ma colocataire est occupée à regarder un film sur son ordinateur portable, écouteurs dans les oreilles. Elle s’interrompt lorsque je m’écroule sur le lit à côté d’elle.

— Tiens, déjà rentrée ? T’avais pas un rencard avec ton vieux, toi ?

— Si, mais je ne voulais pas laisser Cathy seule trop longtemps. Comment elle va ?

— Si on excepte le fait qu’elle chouine depuis que t’es partie, je dirais qu’elle a l’air de survivre.

— Je ne sais pas quoi faire, j’arrive déjà à peine à m’occuper de mes propres affaires de cœur, alors celles des autres…

— Mia, depuis quand tu joues les assistantes sociales ? Cette fille, c’est pas à toi de t’en occuper, c’est à sa famille !

Je hausse un sourcil d’étonnement en me disant que c’est vraiment l’hôpital qui se fout de la charité, mais j’excuse sa jalousie excessive en ne relevant pas le caractère déplacé de sa remarque, que je choisis d’objecter posément :

— Sauf que c’est ici qu’elle s’est précipitée. Chez moi, chez nous. Je dois pouvoir faire quelque chose…

— Bien sûr que tu peux, tu as tenu tête à des dealers, Mia ! Alors gérer une rupture… Mais fais gaffe de ne pas te laisser bouffer, protège-toi !

— Ne t’en fais pas pour moi ; je te promets, ça va aller. Bonne nuit, Louise.

Je lui dépose un petit baiser sur la joue et sors de la pièce. Je n’ai envie de rien ce soir, pas même de dîner. C’est avec Eric que j’aurais voulu le faire, mais ce n’était pas envisageable, alors je vais m’enfermer dans ma chambre. Après avoir enfilé un vieux tee-shirt extra-large, je me glisse sous la couette. Tous les sens en alerte, je guette le moindre bruit dans l’appartement, mais aucun pleur étouffé ne me parvient. Soulagée, je ferme les paupières en essayant d’éloigner les images de la journée qui s’agitent encore dans mon esprit. Après m’être tournée et retournée pendant de longues minutes, je plonge enfin dans un sommeil dénué de tout rêve.

Ce sont les bruits dans la cuisine qui me font ouvrir un œil le lendemain matin. Le son est assez inhabituel puisque Louise n’y met jamais les pieds. C’est alors que je me souviens de la veille, de notre invitée-surprise et de son histoire. Je m’étire, enfile un gilet et traverse le couloir dans le brouillard. Le spectacle que j’y découvre achève de me réveiller totalement. Cathy est en train de préparer des crêpes sur nos minuscules plaques de cuisson. Ses yeux sont légèrement rougis, mais excepté ce détail, elle semble aller parfaitement bien. Elle a même allumé la radio et fredonne en rythme une chanson des années 80.

— Oh Mia, je ne t’avais pas vue ! Tu as bien dormi ?

— Oui, ça peut aller, je te remercie. Euh… Et toi ?

— Plutôt pas mal, ton canapé est confortable.

— Cathy ? Tu es sûr que ça va ? hésité-je.

— Oui, je vais bien, je t’assure. Je suis désolée pour hier soir, je n’étais pas dans mon état normal, ça ne se reproduira plus.

— Non, ça ne me dérange pas. Je veux dire, tu avais le droit de t’effondrer en larmes vu la situation, c’est même tout à fait normal…

— Sans doute, mais ce n’est pas moi ! Tu veux une crêpe ? Je ne suis pas sûre qu’elles soient aussi réussies que chez moi, mais j’ai fait comme j’ai pu. Je ne sais pas rester sans rien faire, alors… Oh, j’espère que je ne t’ai pas réveillée au moins !

La sœur d’Eric me colle une assiette sous le nez avant que je n’aie le temps de répondre.

— Non non, t’inquiète pas, de toute manière, fallait que je me lève.

Je suis déstabilisée par ce changement de comportement. La Cathy qui se trouve devant moi est celle que je m’étais imaginée lors de notre première rencontre : forte, courageuse et indépendante. Elle n’a pas du tout l’air d’encaisser une séparation, ni même d’avoir besoin de moi. Et soudain, je comprends. Parfois, on doit toucher le fond pour mieux remonter. Il faut l’accepter. C’est ce que Cathy a fait, elle a laissé tomber les barrières pour quelques heures seulement. Mais ce matin, la forteresse est de nouveau debout. Le petit soldat est de retour au combat. Et moi, je suis devenue inutile.

— La visite avec Mathieu est dans deux heures, tu n’es pas obligée de m’accompagner, tu sais, je me débrouillerai !

— Arrête Cathy, c’est ridicule ! J’ai une voiture et rien à faire de la matinée, je viens, et c’est non négociable.

— Moi aussi j’ai une voiture, mais si tu y tiens, c’est d’accord ! Merci… me sourit-elle vaguement.

Son visage est indéchiffrable, mélange de gratitude et d’autre chose que je n’arrive pas à lire. Peut-être de la déception ? Et si elle avait préféré être en tête à tête avec Mathieu ? Après tout, c’est sans doute le seul à pouvoir la consoler actuellement. Pas comme un mari, pas comme un amant, mais comme un ami de toujours. Il la connaît mieux que moi et leur histoire commune les lie d’une façon particulière. Si ça se trouve, cette location d’appartement n’est même qu’un prétexte, un rendez-vous plus ou moins avoué, et je viens de mettre les pieds dans le plat comme une idiote. Soudain, je fais volte-face.

— Enfin… Si tu préfères y aller en solo, je comprendrais… Je peux toujours rendre visite à Eric…

— Non, c’est bon Mia, je t’assure. Il vaut mieux que tu viennes. A vrai dire, j’appréhende un peu de me retrouver toute seule avec Mathieu… Alors, si t’es là, ça m’évitera sans doute de faire une grosse bêtise.

— Ah si en plus c’est pour la bonne cause, je ne peux plus refuser !

Je termine mon petit-déjeuner en silence et retourne dans ma chambre me préparer. Lorsque j’en ressors, Cathy m’attend déjà dans le couloir, son sac à l’épaule. Elle est en train de se mordiller un ongle, nerveuse. Je ne sais pas si c’est ce qui s’est passé ou va se passer qui l’angoisse, mais je sens que cette matinée ne va pas être simple. J’attrape mes clés de voiture et ferme la porte derrière nous. Dans moins d’une demi-heure, nous serons toutes les deux fixées.

***

Aix-les-Bains

12 heures 15. Ça fait un quart d’heure que je fais le pied de grue sur L’Esplanade du lac lorsque j’aperçois enfin Marie-France qui me fait signe.

Bonjour Eric, me salue-t-elle en me faisant la bise. Excuse-moi du retard, mais entre la circulation et le temps que j’ai mis à trouver une place, je ne te dis pas… T’as une cigarette ?

Je lui tends mon paquet, elle se sert et j’allume la Stuyvesant qu’elle vient de glisser entre ses lèvres peintes de rouge impérial.

Merci… Ça va, toi ?

Je réponds d’un hochement de tête à son air faussement enjoué. J’ai moi aussi la clope au bec, je la fume, pensif, en la regardant du coin de l’œil jusqu’à la terrasse de la "guinguette" où nous avons décidé de déjeuner et où nous nous installons. Le ciel est nuageux mais il fait plutôt lourd, presque orageux. Un présage ?

Le serveur nous présente la carte mais le choix sera vite fait : steak-frites-salade pour tous les deux, avec un pichet de vin de pays.

Ça fait longtemps que je n’ai pas eu de nouvelles de ta mère ou de Grand-Pierre, comment vont-ils ?

Elle fuit le cœur de la discussion, la raison même de notre rendez-vous. Je décide de prendre les devants.

Marie-France, nous savons vous et moi que nous ne sommes pas là pour nous échanger des politesses…

Elle écrase nerveusement sa cigarette dans le cendrier avant de relever ses lunettes de soleil en serre-tête et de me fixer droit dans les yeux.

Vas-y, Eric, je t’écoute !

Le ton est sec, presque cassant. Elle ne fait plus semblant. L’ambiance est tendue, glaciale. Lorsque le serveur nous apporte nos assiettes, c’est un duel de regards implacables qui se joue entre nous.

Mia Delors, ça vous parle ?

C’est la fille de l’ex-associé de mon mari, pourquoi ?

Qu’est-ce que vous savez sur elle ?

La dernière fois que je l’ai vue, c’était aux funérailles de son père. Ça doit bien remonter à quatre ou cinq ans en arrière. Elle avait la vingtaine. Mais Charles et moi-même étions brouillés avec ses parents depuis de nombreuses années, à cause d’une divergence de vues sur les perspectives d’avenir de La Fonderie. J’ignore complètement ce qu’elle est devenue depuis, je n’ai même plus de nouvelles de sa mère…

Et plus jeune, comment était-elle ?

Une gamine tout ce qu’il y a de plus banale, élude mon interlocutrice en trempant les lèvres dans son verre.

Elle s’entendait bien avec ses parents ?

Leur éducation était stricte, elle était un peu frondeuse, et son côté rebelle a dû s’accentuer en grandissant, mais pas plus que chez n’importe quelle ado je suppose. Et dis-moi, pourquoi t’intéresses-tu à cette jeune femme ?

Parce que je l’ai rencontrée, parce qu’elle utilise un nom d’emprunt et que j’ai l’impression qu’elle ne me dit pas tout. Et parce que je me demande si elle n’essaie pas de vous atteindre au nom de ses parents à travers moi.

Marie-France réfléchit un instant avant de reprendre.

Eric, c’est qui pour toi, cette fille ?

Quelqu’un qui m’intrigue et me trouble à la fois, en particulier à cause de sa ressemblance avec Jen’. Et je suis certain que vous non plus, vous ne m’avez pas tout dit.

L’évocation de mon épouse la pique au vif.

Mais je n’ai rien de plus à te dire ! s’emporte-t-elle soudainement en se levant de table en ayant à peine touché à son assiette.

Je la retiens par le bras.

Marie-France, l’autre jour, vous m’avez laissé entendre au téléphone que vous aviez une responsabilité dans le suicide de Jenny. Et je veux savoir. J’ai besoin de savoir. Ça fait cinq ans que je m’interroge sur ce que j’aurais pu faire pour l’éviter, pour qu’elle n’en arrive pas là. Ça fait cinq ans que je me demande quelle a été ma faute, que je porte toute cette culpabilité en moi. Alors rasseyez-vous et dites-moi la vérité ! J’ai droit à cette vérité, j’ai le droit de connaître cette raison qui l’a poussée à vouloir en finir. Et j’ai aussi besoin de comprendre, de percer le mystère Mia Delors. Je ne vous laisserai pas partir avant de savoir, avant que vous ne me disiez tout…

***

Nous arrivons sur les hauts de Barby avec dix minutes de retard, la faute aux caprices de ma voiture qui a mis du temps à accepter de démarrer. Patiente, Cathy ne dit rien, la tête tournée vers l’extérieur. Je me gare et nous descendons, toujours en silence. En arrivant devant l’immeuble, nous apercevons Mathieu, costard-cravate et sourire de commercial de rigueur.

— Mesdemoiselles, je ne savais pas que nous serions trois, nous accueille-t-il.

Sans attendre, il s’avance pour embrasser Cathy sur la joue. Puis, avec moins d’enthousiasme, il vient me faire la bise.

— Cathy m’a demandé de l’accompagner. Je suis contente de te voir moi aussi, ironisé-je.

— Plaisir partagé, répond-il sur le même ton. Si vous voulez bien me suivre, je vous invite à découvrir avec moi cette petite merveille !

L’hostilité entre nous est toujours là, mais je n’arrive plus à lui en vouloir autant qu’avant. Et il ne semble pas avoir envie de cette guerre non plus. Tourné entièrement vers Cathy, il la guide par de discrets gestes de la main, la frôle parfois. Je reste en retrait, spectatrice de cet étrange manège.

— Tu vas voir, c’est un meublé parfait pour toi. Le loyer n’est pas très cher, quatre-cent soixante-dix euros. Curienne et Saint-Alban sont à deux pas d’ici, c’est idéal pour tes boulots. En plus, les charges et la place de parking sont comprises dans le prix et le proprio te fait cadeau de la caution. Il faut dire qu’Eric fait bonne figure dans ton dossier. Et attention, cerise sur le gâteau, je t’offre tous les frais d’agence ! Si avec ça, tu n’es pas une femme comblée…

— C’est… Trop gentil. Je ne sais pas quoi dire…

Cathy lui sourit, mais elle paraît ailleurs. Nous prenons un ascenseur jusqu’au troisième et entrons dans l’appartement. L’ensemble est plutôt joli, assez impersonnel mais fonctionnel, moderne et en bon état. Mathieu commence à faire l’inventaire des points positifs de l’endroit, tandis que je me promène dans les pièces.

— Le salon est exposé plein sud, parfait pour la lumière, et il dispose d’une cuisine ouverte. C’est vrai que c’est un peu petit, je pense que tu vas devoir laisser le piano chez ta mère, mais tu t’y sentiras sûrement plus à l’aise que dans ton immense duplex de La Galoppaz. Et puis, c’est très calme dans le coin, tu pourras y réfléchir à ta guise.

— Je ne sais pas trop, c’est un appartement sympathique, mais… L’idée d’être toute seule là-dedans… Ça m’angoisse.

Je suis sur le point de regagner le salon lorsque Mathieu se rapproche de Cathy. Prise d’une soudaine intuition, je reste figée dans le couloir de l’entrée.

— Cathy, hey, regarde-moi ! Je sais mieux que personne à quel point une séparation est compliquée à vivre, mais tu vas surmonter ça ! J’ai confiance en toi, ma belle, tu peux y arriver !

— Arrête Mathieu, tu crois me connaître, mais c’est faux… J’ai changé, la vie m’a changée. Toute seule, je ne suis pas grand-chose.

— Tu dis n’importe quoi, je la vois toujours, moi, la jeune fille de dix-sept ans qui croyait au bonheur ! Elle est juste là…

Sa main vient essuyer une larme solitaire sur la joue de Cathy. Ils ne sont plus qu’à quelques centimètres l’un de l’autre.

— S’il te plaît, Mat’, ne fais pas ça…

— Pas quoi ?

— On ne va pas rejouer le passé maintenant, on ne peut pas.

— Et pourquoi pas ? Qu’est-ce qui nous en empêche ?

— Le fait qu’on soit des adultes, qu’on sache où ça mène, que je sois encore mariée aussi… Et parce que je te rappelle que nous ne sommes pas seuls.

— Et si je te disais que je m’en fiche de tout ça ?

— Mat’, ce n’est vraiment pas…

L’agent immobilier ne lui laisse pas le temps de finir sa phrase. Il pose ses lèvres sur les siennes et l’embrasse avec douceur. Je retiens mon souffle. J’ai comme une impression de voyeurisme, mais l’instant est tellement beau que je ne bouge pas. Cathy finit par enrouler ses mains autour du cou de Mathieu, retrouvant des réflexes oubliés. Les deux ex restent ainsi blottis l’un contre l’autre de longues minutes. Inopinément, le plancher sous mes pieds se met à grincer. Deux têtes se tournent aussitôt vers moi. La magie s’est envolée, les corps pourtant si proches se séparent aussitôt.

— Désolée… murmuré-je.

***

Tu couches avec la fille Delors ?

J’observe longuement mon interlocutrice et m’allume une nouvelle clope pour préparer ma réplique.

Je ne répondrai pas à votre question. Ça ne vous regarde en rien…

Marie-France me fixe sans toucher à son assiette.

Tu n’utilises plus le zippo que t’avait offert Jenny, tu ne portes plus ton alliance… Alors explique-moi pourquoi tu tiens tant à remuer le passé puisque tu sembles avoir déjà tourné la page…

J’essaie de tourner la page, nuance ! Tristan et moi, ça fait cinq ans qu’on est en deuil. Je crois qu’on a désormais le droit à notre part de bonheur, non ?

Pendant que j’inhale les effluves de ma dépendance en attendant qu’elle veuille bien me parler, ma belle-mère égare un instant ses yeux sur la Dent du Chat et les eaux de ce lac qui lui ont pris sa progéniture.

C’est ce qu’on s’est dit, Charles et moi, le jour où je lui ai appris que j’étais enceinte…

Elle se tourne à nouveau vers moi, mais ses prunelles sombres sont ailleurs, loin dans les profondeurs de ce secret de famille qui la ronge.

Mon mari et moi avons toujours rêvé d’avoir une grande famille, mais le destin en a décidé autrement. Après maintes tentatives infructueuses d’avoir un enfant, nous avons consulté le corps médical. C’est là que le couperet est tombé : on nous a annoncé l’infertilité de Charles. Il nous a fallu encaisser le coup, rude pour nous deux. Et puis, mon mari s’est de plus en plus réfugié dans son entreprise, jusqu’à y passer douze heures par jour. Et moi, je m’ennuyais en épouse délaissée, dans ma petite vie bourgeoise, étriquée et sans but. Notre couple battait de l’aile, et sans Jenny, il n’aurait pas survécu.

Je choisis de ne pas l’interrompre, happé par cette histoire, malgré ma curiosité de vouloir tout comprendre. Il me faut la laisser me conduire là où elle veut, de la manière dont elle le veut.

C’est difficile de parler de ça, parce que je n’en suis pas fière. Mais j’ai eu une aventure amoureuse avec Raymond Delors, le père de Mia.

Marie-France marque une pause, un silence. Comme pour reprendre son souffle avant de tout me déballer, tout ce qui est enfoui en elle depuis si longtemps.

Ma grossesse accidentelle, je l’ai d’abord vécue comme un drame. Et très vite, il m’a fallu me rendre à l’évidence : je ne pouvais pas la cacher plus longtemps à mon époux. Bien sûr, il a rapidement compris que l’enfant n’était pas de lui, je te passe la scène qu’il m’a faite, ça n’a aucun intérêt. Parce qu’il s’est rendu compte que ce môme à venir était peut-être notre unique chance de nous retrouver, de repartir à zéro, de nous aimer à nouveau comme au premier jour. Alors on a fait un pacte pour le garder : celui de ne jamais révéler l’origine réelle de ce bébé, et il m’a fait promettre de rompre avec cet amant dont il souhaitait tout ignorer. J’ai cru que ce serait facile comme ça, de faire semblant. Je ne savais pas que ça serait aussi dur de mentir…

Elle touille machinalement une frite dans la mayonnaise disposée au bord de son assiette avant de poursuivre.

Jenny réclamait des tonnes d’amour, Charles lui en donnait de façon inconditionnelle, comme si elle était sa propre fille, mais il n’était jamais là. Et moi… Moi, j’étais obligée de feindre cet amour, et de taire tout le mal que ça me faisait de la regarder en face, de regarder en face, jour après jour, mon adultère. Et puis, il y a eu cet épisode, le jour de la naissance de Mia. Comme si Jenny avait été dotée d’un sixième sens, d’une intuition. L’intuition que sa sœur venait de naître…

Maman, est-ce que tu crois qu’on a une âme sœur ?

Une âme sœur ? Tu veux dire un genre de prince charmant prédestiné, un amoureux ?

Non, une âme jumelle, comme l’autre moitié d’un moi…

Pourquoi tu me demandes ça, chérie ?

Parce que moi je sais que j’en ai une. Je le sens.

Jenny, arrête un peu tes sottises et termine ton goûter s’il te plaît. Les âmes sœurs n’existent que dans les livres…

"Je réussis à dissimuler mon trouble et à éluder ses interrogations. Un temps seulement. Parce qu’à l’âge de douze ans, elle dévorait tous les ouvrages sur la télépathie qui lui tombaient sous la main, ça la fascinait, ça devenait une obsession.

Maman, je sais qu’il y a quelqu’un, quelque part, qui m’attend. Qui m’entend. J’en ai la certitude.

Ma pauvre fille, mais lève un peu le nez de tes bouquins ! La réalité, c’est pas ça.

"Les années passèrent, pas son obsession.

Maman, j’ai fait un drôle de songe cette nuit : j’ai rêvé que je soufflais les cinq bougies de ma petite sœur. Mais ni papa ni toi n’étiez là…

Tu n’as pas de sœur, Jenny ! Qu’est-ce que c’est que cette lubie ?

Ce n’est pas une lubie. Je suis sûre que papa et toi avez eu un enfant. Un enfant mort-né.

"Je me levai de ma chaise pour lui montrer le livret de famille.

Si tu avais eu un frère ou une sœur, même prématurément décédé, il ou elle serait noté là-dedans ! Est-ce que tu vois un autre prénom que le tien, Jenny ?

Non… Mais tu as peut-être avorté. Je sais que tu es catholique pratiquante, mais si l’enfant avait été très malade, ç’aurait été un avortement thérapeutique. C’est pas un crime ni un péché aux yeux de l’Église…

Ça suffit ! Enlève-toi ces idées de la tête : tu n’as jamais eu de frère ou de sœur, et tu n’en auras jamais. C’est clair ?

"Elle m’avait ébranlé dans mes certitudes. Comment pouvait-elle savoir ? Je brûlais d’envie de le lui dire, mais la promesse faite à Charles m’en empêchait.

Ma belle-mère détourne à nouveau les yeux vers le lac, creuset de tant de douloureux souvenirs.

La vie continua malgré tout, votre mariage, la naissance de Tristan. J’ai cru que c’était gagné. Jusqu’à il y a cinq ans.

Jenny ? Mais qu’est-ce que tu fais ici, c’était pas le week-end prochain qu’on devait se voir ? Et puis, il est où Tristan ?

Laisse Tristan en dehors de ça, maman…

Et en dehors de quoi, s’il te plaît ?

J’ai été adoptée, hein, c’est ça ? Bon sang, mais avoue ! Avoue que c’est pour ça que j’ai toujours cette drôle d’impression. Cette impression qu’il me manque une part de moi…

Mais qu’est-ce que tu racontes encore ?

C’est Isaac qui me l’a dit.

Isaac ?

Oui, Isaac, mon ami sénégalais. Il a des dons de médium… Je t’en ai déjà parlé des dizaines de fois, mais comme tout ce qui me concerne, ça te passe au-dessus !

Au-dessus de quoi, ma chérie ? Je t’assure, je ne comprends pas un traître mot de ce que tu essaies de me dire…

"Je mentais bien sûr. Je comprenais parfaitement où elle voulait en venir. Et ça me terrifiait qu’elle me découvre. Qu’elle découvre tout.

Chaque fois qu’il essaie de lire quelque chose sur moi dans le marc de café, c’est jamais très net, tu vois. Chaque fois, sauf ce matin…

Ce matin ?

Oui, ce matin, il m’a dit : "Le secret de tes origines. Les réponses à tes questions sont dans le secret de tes origines, les mystères qui entourent ta naissance…"

Foutaises !

Non, c’est pas des foutaises ! C’est la stricte vérité ! Alors maintenant, tu vas arrêter de me prendre pour une conne en me balançant des cracks, maman ! Enfin, si tu es vraiment ma mère…

Mais bien sûr que je suis ta mère, qu’est-ce que tu crois ? Que tu es née dans un bordel de São Paulo ?

Alors pourquoi tu ne me regardes jamais dans les yeux, pourquoi je sens que tu me mens tout le temps, même quand tu me dis que tu m’aimes ? Pourquoi, nom de Dieu ? Putain, mais parle ! Je ne suis plus une gamine, je suis capable d’encaisser tu sais.

Mais parce que j’ai trop honte ! Tu es l’enfant de la honte, Jenny. Je suis incapable de t’aimer…

"C’est là que je lui ai tout raconté, et ça l’a mise davantage en colère encore.

Et pendant toutes ces années, tu m’as laissée dans l’ignorance de ça ? Tu m’as traînée de psy en psy pour me soigner mes prétendues névroses imaginaires d’artiste et tu m’apprends à l’âge de trente ans que mon père n’est pas mon père, que les fondement même de mon existence sont du vent, que ma vie n’est que chimères et mensonges ! Et tu voudrais que je prenne ça comment ? Tu es un monstre, maman, je ne te pardonnerai jamais ce que tu m’as fait… Enfant de la honte ? Mais c’est plutôt toi la mère indigne, oui ! Je ne te laisserai plus jamais approcher Tristan, tu m’entends. Plus jamais. SORS DE MA VIE, SORS D’ICI !!!

"Elle est devenue totalement hystérique, jusqu’à tout casser dans notre salon. Et puis elle est partie. Je ne l’ai jamais revue…

Marie-France essuie une larme sur sa joue et déglutit avec peine. Puis, elle porte son verre de vin à sa bouche, en avale une gorgée et le repose sur la table.

Et puis, plus tard, il y a eu autre chose. C’est Raymond qui m’en a parlé la seule et unique fois où nous nous sommes revus après le suicide de Jen’…

***

— C’est pas grave, Mia, de toute façon ça n’aurait jamais dû arriver… murmure Cathy.

— Oui euh… Et si on allait voir la chambre ? Elle est plutôt spacieuse, mmh, onze mètres-carré…

Je n’ai rien le temps d’ajouter qu’ils tournent déjà tous les deux le dos à l’incident. La visite reprend là où elle s’était arrêtée, l’ambiance de malaise en plus. Mathieu a remis son masque d’agent immobilier, Cathy celui de la femme blessée à la recherche d’un nouveau départ. Et moi, je traîne des pieds derrière eux, incapable de trouver le bon comportement à adopter. Je me sens coupable d’avoir interrompu leur moment, mais aussi nerveuse vis-à-vis d’Eric. Des tas de questions tournoient dans ma tête. Suis-je censée lui raconter ce à quoi je viens d’assister ? Mais cela impliquerait de reprendre toute l’histoire de Cathy depuis le début et elle m’a explicitement fait promettre de garder le secret. Alors je vais devoir mentir, lui mentir, encore ; seulement cette idée m’est insupportable. Il y a déjà bien trop de mensonges qui nous séparent.

— Bon, cette fois, je crois que je t’ai tout dit. L’appartement est disponible immédiatement, tu peux poser tes valises quand tu veux si ça te plaît. Bien évidemment, je m’occupe de l’état des lieux et de toute la paperasse. Par contre, il me faut une réponse assez rapide car tu n’es pas la seule sur le coup.

— Je vais y réfléchir très vite et je te rappelle dès que j’ai pris une décision. Merci pour tout Mathieu.

— De rien, c’est mon boulot. J’attends de tes nouvelles donc. A bientôt.

Leurs mots sont polis, distants, presque trop. Une petite bise en bas de l’immeuble clôture la rencontre. On pourrait facilement croire qu’il ne s’est rien passé entre eux, mais moi, je le vois. Je sens leur retenue, leur gêne, leur envie de plus. Cathy me fait signe qu’elle y va, tourne les talons et repart vers ma voiture. Mathieu, lui, me jette un regard peiné avant de rentrer dans l’immeuble, sûrement pour récupérer ses dossiers. Cette fois, c’est sûr, il n’y a plus aucune hostilité envers moi dans son attitude. Je crois qu’il sait, qu’il a compris que je suis au courant de toute leur histoire. Le seule témoin à l’heure actuelle. Plantée au milieu, tiraillée entre leurs deux douleurs, je mets quelques secondes à me rendre compte qu’il faut que je bouge moi aussi. Je trottine jusqu’à Cathy et me place à sa hauteur. Il me semble qu’elle est en train de s’essuyer les yeux, mais je n’en suis pas certaine. Son visage est impassible, aussi lointain que celui de Louise lorsqu’elle plane.

— Ça va aller, Cathy ?

— Oui, ne t’en fais pas !

— Tu peux me parler, tu sais…

— Oui, mais pour ça, il faudrait déjà que j’arrive à mettre des mots sur… Cette connerie.

— Ce n’était pas une connerie, c’était même inévitable. Et je te comprends parfaitement.

— Peut-être, mais n’empêche que je n’aurais pas dû. Ce baiser n’a absolument aucun sens !

— Si, tu en avais besoin, disons que c’est une sorte de pansement. Et puis, tout à fait entre nous, Mathieu a plutôt mieux vieilli que Brad Pitt…

Ma tentative pour détendre un peu l’atmosphère tombe à plat. Cathy est trop perturbée, trop troublée par ce qu’il vient de se passer pour être réceptive à mon humour à deux balles.

— Je m’en veux ; en le laissant m’embrasser, je lui donne de faux espoirs. Comment vais-je faire pour me sortir de cette situation merdique maintenant ?

— En te laissant du temps, en vous laissant du temps. C’est encore tôt, mais je t’en prie, ne ferme pas la porte à quelque chose de beau.

— Je ne sais pas, l’amour dans notre famille, ce n’est vraiment pas ça… Peut-être qu’on est maudits, condamnés à finir seuls…

— Arrête ! Tu n’es pas Eric, tu n’es pas Jennifer non plus, et ce qu’il se passe avec Anton n’a rien d’une malédiction, ça arrive à beaucoup de couples.

— Tu as raison, il faut que je cesse de me morfondre. Après tout, j’ai un super appart’ qui m’attend, me sourit faussement Cathy.

Je pose une main rassurante sur son bras, avant de monter dans ma voiture. Je ne sais pas si cette famille est maudite, mais ce qui est certain, c’est qu’ils ont vécu bien assez de drames pour toute une vie. Alors même si ce n’est pas à moi d’arranger cette histoire entre Cathy et Mathieu, j’ai envie d’y croire. Je veux y croire, pour Eric et moi, parce qu’ils sont un peu notre reflet. Leurs retrouvailles sont comme un espoir en pointillés. Ils sont la preuve que la fin d’une idylle peut être le début d’une autre. Que du noir peut renaître la couleur. Et en ce moment, j’ai vraiment besoin de m’accrocher à ça.

***

Vous avez terminé, messieurs-dames ?

Oui, merci…

Ça ne vous a pas plu ? Vous n’avez presque pas touché à votre assiette…

Si si, c’était très bien. C’est juste que nous n’avions pas très faim.

Puis-je néanmoins vous proposer un dessert ?

Pas pour moi, merci. En revanche, je prendrai volontiers un café… Et vous, Marie-France ?

La même chose…

Deux cafés donc… Je vous apporte ça de suite !

Le serveur débarrasse notre table et s’éloigne. Ma belle-mère s’allume une seconde Stuyvesant qu’elle a pioché dans mon paquet, et la savoure le regard dans le vague.

Intérieurement, je bouillonne. Ces révélations m’ont fait l’effet d’un uppercut et sur l’instant, j’ai comme une envie de lui balancer toute ma haine soudaine, toute ma rage à la figure. Mais je demeure impassible pour ne pas la braquer. Pour qu’elle me dise tout de son histoire.

De ton histoire, Jenny…

C’est arrivé le matin de sa disparition, reprend-elle en détournant les yeux vers le lac. Ce jour-là, elle s’est garée à quelques mètres de chez les Delors, et a attendu. Mia était en train de charger ses dernières affaires dans le coffre de son véhicule ; Raymond et Geneviève venaient de lui annoncer qu’ils ne l’entretiendraient plus, qu’il fallait qu’elle se trouve un logement, un travail…

"Raymond a tout de suite reconnu le coupé Audi de Jennifer. Quelques mois plus tôt, il l’avait croisé dans notre cour, un jour où il devait rapporter à mon mari un cahier de comptes de la société… Alors, il est sorti de sa maison et s’est avancé vers la voiture de sport tandis que Mia le fusillait de ses yeux pleins de mépris. Jenny a abaissé la vitre électrique ; sur le moment, il n’a pas vraiment compris ce qu’elle faisait là.

Jennifer ? Il est arrivé quelque chose à tes parents ?

Tout dépend de ce qu’on désigne sous le vocable de "parents"

Je… Je ne vois pas où tu veux en venir…

Ah non ? Pourtant, c’est bien toi mon père biologique, non ?

Com… Comment es-tu au courant ?

Je le sais, c’est tout !

Je… C’est pas moi qui ai décidé. J’ai décidé de rien du tout. C’est Marie-France… Elle m’a dit que Charles et elle allaient t’élever, que c’était fini entre nous, que personne ne devait jamais savoir, surtout pas toi… J’ai pas choisi, c’est elle qui me l’a imposé…

Et ta femme, ta fille, elles sont au courant de tes coucheries avec ma mère ? Elles sont au courant de notre lien parental ?

Non ! Bien sûr que non… Et s’il te plaît, ne leur dis pas, ne leur dis rien. Ça leur ferait trop de mal…

Trop de mal ? Et le mal que ça me fait à moi, tout le monde s’en fout, c’est ça ? Moi, c’est pas grave, je ne suis qu’un petit dommage collatéral de rien du tout, un herpès qu’on camoufle sous des tonnes de fond de teint…

J’ai veillé sur toi ! De loin, mais j’ai veillé à ce que tu ne manques jamais de rien.

Tu as veillé à ce que je ne manque de rien ? Putain, mais qu’est-ce que tu crois, que l’argent, l’aisance matérielle, ça achète tout ? J’ai manqué de l’essentiel, figure-toi ! J’ai manqué de ma sœur, de toi. J’ai manqué de votre amour… Parce qu’être père, ça va bien plus loin que ça. C’est être là quand je suis triste, quand je fais ma première chute à vélo, quand j’ai ma première peine de cœur. C’est pas être absent, invisible. Ça ne se résume pas à un lâcher de foutre dans le vagin de sa maîtresse, faut assumer les conséquences derrière. Toutes les conséquences. Oh c’est sûr, pour ma mère et toi, rien n’est grave tant que votre petite existence pépère bien proprette, bien confortable, n’en souffre pas… Mais ne me raconte pas de bobards, tu n’as jamais été là pour moi !

Tu ne crois pas que tu exagères un peu ? Ton père, c’est Charles, c’est lui qui t’a élevée, pas moi.

Vous m’avez volé ma vie, bordel de merde ! Toute ma vie ! Avec vos secrets pourris, vos mensonges mesquins… Tu réalises ou pas ? Tu réalises que vous avez hypothéqué mon existence en m’empêchant de me construire, de grandir, d’être une femme équilibrée ? Bon sang, mais regarde, regarde ce que vous avez fait de moi ! Regarde mes bras, les entailles que je m’inflige parce que je me mésestime, parce que vous m’avez privée de l’amour qu’on aurait pu se donner ma sœur et moi ! Vous m’avez privée de tout…

"Jenny s’est mise à pleurer à chaudes larmes. C’est à partir de cet instant-là qu’elle a lâché les rênes de son existence. Quand elle a démarré comme une furie, quand elle s’est évaporée dans un crissement de pneus, au son d’une litanie qu’interprétait Sanson je crois.

"Quand je n’aurai plus le temps

De trouver tout le temps du courage

Quand j’aurai mis vingt ans

À voir que tout était mirage

Je tire ma révérence

Ma révérence…" [11]

"Raymond a été bouleversé, anéanti par cette entrevue. Il ne l’avait pas vue venir, ne s’y était pas préparé. Il ne connaissait pas l’impulsivité redoutable et la virulence de Jenny. Il aurait tellement aimé que ça se passe autrement. Il a porté ce regret jusqu’à sa mort, quelques mois plus tard, juste après m’avoir raconté tout ça au détour d’une rencontre à La Fonderie.

"Ensuite, c’est dépité qu’il est revenu vers sa demeure. Et c’est là que Mia l’a alpagué.

C’était qui ? Encore une de ces pétasses que tu t’envoies dans un motel ?

Si tu savais qui c’est justement, tu aurais infiniment plus de respect et de compassion pour elle…

Tu parles ! Si elle est assez conne pour s’amouracher d’un vieux séducteur à la manque, ligoté jusqu’aux burnes dans son mariage…

Mia ! Ce n’est pas ma maîtresse et je t’interdis de porter un tel jugement sur elle. Si tu pouvais seulement être un dixième de ce qu’elle est… C’est une artiste, une vraie artiste, qui expose dans une galerie, qui vend parfois ses toiles. Une mère et une épouse modèles. Tout ce que tu ne seras jamais si tu continues dans cette voie…

Mais pour être une artiste qui vend, il faut être torturée, papa. Tu n’as donc plus aucun souci à te faire pour mon avenir…

Nos consommations nous sont servies, mais je suis trop perturbé pour avaler quoi que ce soit.

Ce n’est pas toi qui as tué Jenny, Eric. Je sais que tu l’as aimée, bien plus que moi.

Je ne réponds rien, je ne parviens même pas à formuler cette ultime question qui me brûle les lèvres: Jennifer et Mia se sont-elles rencontrées, ont-elles eu l’occasion de se parler, de tout se dire ? Non, les mots restent bloqués au fond de ma gorge, ma colère et mon chagrin prennent toute la place dans mon cœur et dans ma tête, me rendant ainsi incapable d’articuler quoi que ce soit à l’adresse de cette femme que je me mets subitement à haïr. Parce que ces révélations ont remué trop de choses en moi. Il faut que je quitte cette table, cette terrasse au plus vite. Avant que ça ne déborde de toute part…

J’abandonne là une Marie-France interloquée par mon silence et quelques billets pour l’addition dans une coupelle. J’ai besoin de marcher, d’aller où mes pas me guident, les yeux embués.

C’est au bout du ponton du Grand Port que je décide de poser le fardeau que je porte en moi, celui que je refoule depuis si longtemps.

Si tu es partie, Jenny, c’est parce que je ne t’ai pas écoutée ce jour-là…

***

Allô Eric ? Je peux te parler ?

Jen’, tu sais l’heure qu’il est ? Dans moins de vingt minutes, ça va être le coup de feu au resto, je n’ai pas que tes problèmes à régler, tu vois…

Un sanglot à l’autre bout du fil.

C’est important…

Avec toi, tout ce qui te concerne est important ! Mais j’ai une cinquantaine de réservations pour ce midi et un commis de cuisine aux abonnés absents, alors si tu veux bien, je m’occuperai de tes états d’âme plus tard…

Ton resto de merde, c’est tout ce qui compte pour toi !

Je vais raccrocher, Jen’, je n’ai vraiment pas le temps de me prendre la tête avec toi…

Eric ! Eric !!! Allô ? Allô ?

Je n’ai pas conscience que c’est plus grave que d’habitude. Je n’ai pas conscience qu’il n’y aura plus de prochaine fois.

***

Les images du passé se floutent. Je renifle comme un minot.

Pardon Jenny, je ne savais pas…

Et puis, ce sont les larmes qui affluent sur mon visage, c’est toute mon impuissance et ma rage qui remontent, qui m’inondent face à ce putain de lac qui t’a arrachée à moi. C’est un cri d’animal blessé que je hurle comme un fou. Oui, c’est ma douleur que je hurle à la mort, ton prénom.

JEEENNYYYYYY !!!

[11] Paroles extraites de la chanson "Ma révérence", écrite, composée et interprétée par Véronique Sanson

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