Dans l'espace, on ne vous entend pas frotter.

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Rejoignez les colonies de l’espace ! Quittez une vie sans saveur pour une aventure palpitante !

Engagez-vous dans le corps expéditionnaire galactique ! Repoussez les frontières de votre possible !

Partez vers les étoiles, voyagez plus loin que vos rêves !

Devenez un pionnier interstellaire, et toutes les femmes se jetteront à vos pieds.

Bon, en toute honnêteté, la dernière, elle est de mon cru. Et plutôt loin de la réalité, pour être franc.

Mais il faut bien avouer qu’ils ont le chic, au Consortium Spatial Intergalactique, pour attirer le chaland. Et le pigeon, surtout. Du bien gras et du bien stupide. Et en matière de rat volant, je suis le numéro un.

J’y ai cru, à leurs salades. Plein les yeux, qu’ils m’en avaient mis, avec leurs affiches en trois dimensions projetées sur les immeubles de Manhattan. Du grand art, avec hologrammes, slogans lumineux et mannequins aussi courtes vêtues que moi je suis perspicace.

Et j’ai plongé. Droit dedans, et les deux pieds en avant. J’espère au moins avoir éclaboussé un ou deux recruteurs, au passage, avec leurs sourires ultrabright et leurs raies gominées. Parce que si je les tenais, ces enflures, je leur ferais passer l’envie de m’enfiler comme ils l’ont fait.

Ouais, je suis en colère, et alors ?

Ouvrier qualifié de classe trois, qu’on m’avait dit. Rien que ça. J’ai tout de suite trouvé que ça allait vraiment claquer, dans les réunions de famille. Ma petite sœur et son doctorat en sciences et génies de la reproduction de gnagnagna allait pouvoir se le carrer bien comme il faut derrière son oreille. Et mon beau-frère aussi, par la même occasion. C’est que je ne peux pas l’encadrer, mon beau-frère. C’est comme ça, génétique, je pense. Je le vois, j’ai envie de le claquer.

Donc, j’ai signé.

Et j’étais fier, bon sang !

On m’a embarqué dans la première navette, direction la station spatiale Alpha. La plus grosse de tout le système solaire, chargée de défendre la planète de toute incursion extra-terrestre. Autant dire que l’idée que je me faisais de mon nouveau travail augmentait à mesure que nous nous éloignions du plancher des vaches.

J’aurais dû me douter qu’il y avait un souci. On ne confie pas à un ouvrier qualifié de classe trois chargé de défendre la galaxie une raclette, une paire de gants et un tablier en plastique. Et bien sûr, les autres, dans le vaisseau, ils se foutaient bien de ma gueule. Je croyais que c’était de l’envie, de la jalousie, mais non, c'était juste un moyen de se marrer sur mon dos.

— La raclette, t’es affecté à l’État-Major, m’avait dit l’officier chargé du dispatching.

Bon, passe le surnom, mais ha ha, prenez-vous ça dans les dents. L’Etat-Major, rien que ça. Je gonflais déjà ma poitrine comme une prépubère devant son chanteur pop préféré, quand le reste de la phrase percuta mes esgourdes :

—...tu nettoieras la baie principale de la passerelle. Et pas de traces de doigts, ou je te les fais bouffer par le nez !

La baie principale de la passerelle ? Il voulait dire quoi, par là ?

Il voulait dire que mon travail-qui-sauverait-l’humanité-toute-entière allait consister à sortir dans l’espace trois fois par jour pour nettoyer une foutue vitre de cinquante mètres de long sur laquelle vient se coller l’équivalent spatial des moustiques sur un pare-brise. Et à peine la tâche finie que des milliers de chiures s’y agglutinent à nouveau.

Voilà ma mission. Trois fois par jour. Tous les jours de la semaine.

Depuis six mois.

Et là, je viens juste de finir la dernière tournée. J’observe la surface qui va rester immaculée pendant encore au moins…facile...deux minutes.

On me fait des signes depuis l’intérieur. À cette heure-ci, la passerelle est déserte, c’est la pause de la mi-journée. Toutes les huiles sont en train de s’empiffrer au mess. Je me colle à la vitre pour mieux y voir. Sans y laisser de traces, on devient vite expert en la matière.

C’est l’enseigne qui m’indique de la main une zone que je viens de nettoyer. Celui-là, je vais me le farcir. C’est son grand jeu, à ce nabot. Il attend que j’aie fini ma tâche et me montre un endroit que j’aurais oublié, son sourire de macaque sur sa face de boutonneux. Il se croit où, lui, dans une station-service du Texas ? Je lui adresse mon doigt fétiche en fulminant. Il est l’heure de se tirer, de toute façon. Je salive déjà à l’idée de la bouillie gluante au goût de vomi que je vais me descendre, tout à l’heure. Je rassemble mes petites affaires et...chiure galactique, ma raclette !

Au voleur! Au voleur! A l'assassin! Ma raclette, on m'a volé ma raclette!

Je regarde autour de moi, paniqué.

On m’a bien prévenu, le premier jour : « si tu perds du matériel, je te fais dormir dans la fosse aux déjections de la station », m’avait dit mon chef d’équipe, un brin caractériel.

Pas envie de vérifier la couleur de la peinture de la fosse en question. Donc, je me tortille dans tous les sens, engoncé dans ma combinaison spatiale, pour essayer de retrouver l’objet fugueur. J’imagine ce con d’enseigne en train de s’amuser à me voir gesticuler comme une tortue renversée sur le dos.

La voilà ! En train de tournoyer tranquillement sur elle-même, façon plongeur olympique. Elle est tout près du champ magnétique qui protège la station tout entière. Si elle le traverse, elle ira rejoindre les milliards de détritus laissés dans l’espace par l’homme, ce sacré comique, qui depuis qu’il a mis les pieds là haut s’applique à le rendre aussi sale et bordélique que la surface de la Terre.

Je vérifie mon câble de sécurité, je prends appui sur la paroi de la station, et je me projette d’un bond en direction de mon Graal. Je tends la main en avant.

Je vais l’atteindre. Je vais…

Psshhit.

Quoi, pshhit ?

Le champ ! Cette foutue raclette a touché le champ de protection et a dû provoquer un court-circuit dejesaispasquoi.

Je suis mort. Je suis juste mort.

« M. Propre, c’est quoi ton délire, là ? »

Ma radio grésille de la voix mélodieuse de mon chef.

« Me dis pas que c’est toi qui as tout fait péter, hein ? »

Non, je ne le dirai pas, effectivement.

Je regarde au loin, histoire d’oublier un instant l’avoinée que je vais me prendre à mon retour. Le ciel est noir, les étoiles brillent, et tout et tout. Ça serait magnifique si je n’en avais pas bouffé jusqu’à l’overdose de l’espace, frontière de l’infini. Tiens, c’est quoi, ce truc qui s’approche ?

Une...Machine à laver ?

BOUM

— Colonel, c’est quoi ce merdier, là haut ?

— C’est Alpha, monsieur, elle vient de...d’exploser.

— Amiral.

— Amiral ?

— Amiral, c’est mon grade, on m’appelle Amiral.

— Ha.

— Et j’ai bien vu qu’elle avait sauté, Alpha, triple andouille. Je vous demande ce qu’il s’est passé.

— Une histoire de raclette, Mons...Amiral. Qui aurait fait péter les plombs, et la protection.

— Pas la première fois que ça arrive, un court-circuit, pourtant. Quelle idée, aussi, de créer un système de défense si élaboré et qui ne supporte pas le contact du caoutchouc.

— Ce n’est pas vous qui aviez signé le bon de commande, Amiral ?

—…

— La raclette, vous disiez, Lieutenant ?

— Lieut…? Ha. Hé bien la raclette, oui, d’un ouvrier qualifié de classe trois…

— Un laveur de carreaux, en somme.

— C’est ça, un laveur de carreaux. Donc, la raclette, et puis pshhit.

— Pshhit ?

— Oui, Amiral, et puis Boum.

— Boum ?

— Boum, une machine à laver. Un coup des Russes. Enfin, des Russes du temps de la Russie, bien sûr. Elle venait de Soyouz, cette machine. Elle devait dériver en orbite depuis deux cents ans au moins. Un miracle qu’elle n’ait rien touché plus tôt.

— Ouais, un miracle...Pas de chance, en somme.

— Tout à fait Amiral, pas de chance.

— Et il nous reste quoi, question défense ?

— Heu...hé bien...plus rien, amiral. Restrictions budgétaires et coupes dans les dépenses, toutes nos autres stations ont été déclassées.

— Quoi ? Mais c’est une honte !

— Je crois que c’est...vous...qui...heu...avez signé le…

— Vous disiez, Capitaine ?

— Je disais que...rien...Amiral. Mais nous avons un autre problème. Il semble qu’un vaisseau de l’Empire Xuantar approche du système solaire. Et comme nous sommes en guerre avec eux depuis dix ans, je me disais…

— Que nous sommes à poil, c’est bien ça ?

— En substance, Amiral.

— La loi des séries, en somme. Dites, c’était comment déjà le nom du propriétaire de la raclette de l’espace ?

— Murphy, amiral. Murphy.

— Évidemment.

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