CHAPITRE 13 : COCOTINE

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Pour la énième fois, je déplace une caisse en bois poussiéreuse, je regarde au fond d’un panier, derrière une botte de foin, je soulève une brouette pour regarder en-dessous. Rien. Pas de Cocotine. Je la cherche en vain depuis plusieurs jours. Knight affirme que les poules se cachent parfois pour couver tranquillement, qu’il ne faut pas s’inquiéter outre mesure. Elle resurgira un beau matin, suivie de quelques poussins. Si seulement il pouvait dire vrai. J’en parle à tous ceux que je croise. Tout le village est au courant de la disparition de ma protégée. Certains compatissent, mais, la plupart sont étonnés de me voir accorder autant d’importance à un volatile. Ils me font clairement comprendre qu’il est inutile de perdre du temps pour ce genre de peccadille, et qu’ils ont « d’autres chats à fouetter », surtout en cette période de préparatifs de la traditionnelle fête de la moisson.

A quatre mois du jour J, l’évènement occupe déjà toutes les pensées de la communauté. Ce grand rassemblement annuel qui dure trois jours, a lieu au début de l’automne. C’est l’occasion de célébrer la fin des récoltes dans la liesse et de récompenser le dur labeur accompli les mois précédents. Les silos remplis de grain, les granges garnies de foin éloignent la disette et l’inquiétude. Il est alors permis de lâcher prise quelques jours durant pour festoyer et prendre un peu de bon temps avant l’entrée dans la rigueur froide et obscure de l’hiver.

Pour que la fête soit réussie, les préparatifs sont menés tambour battant plusieurs mois auparavant. C’est du sérieux !

Libre à chacun de se déguiser ou de se parer de ses plus beaux atours. Mais il est une règle à laquelle on ne peut déroger, gravée sur le panneau de bois cloué sur la porte de la salle commune, elle dit ceci :

« Ton métier laisse de côté

Forme équipe et solidarités

Ecoute les Maistres

Découvre, donne, surprends

Que tous s’amusent »

Pour satisfaire à l’esprit de la fête, chacun met donc un point d’honneur à choisir le rôle inhabituel qu’il endossera pendant les soixante-douze heures de festivités et découvre par la même occasion les coéquipiers avec qui seront partagés les moments de galères et de franches rigolades.

Ariane tient les listes à jour, avec méthode et sérieux, et encourage les troupes de toute son énergie :

- Ayez confiance en vous, et surtout ne cherchez pas la perfection ça n’existe pas.

Elle a raison. L’expérience montre que ce que l’on retient des fêtes précédentes et ce qui alimente les rires des longues soirées d’hiver, ce sont tous ces ratés et ces petites imperfections, comme autant d’aspérités sur lesquelles on accroche les souvenirs.

Il va sans dire que la période des préparatifs est la partie de l’année la plus joyeuse. En effet, comment retenir ses fous-rires, face aux maladresses inhérentes à tout apprentissage. Voir le boucher raide comme un passe-lacet danser la gavotte ou le passe-pied, le maréchal-ferrant faire voltiger les pâtes à pizza, trop haut, trop à gauche ou trop à droite, ou bien Doc massacrer un air à la cornemuse, n’engendre pas la mélancolie. D’ailleurs, les habiles manœuvres des musiciens de l’orchestre pour lui faire abandonner avec diplomatie cet instrument au profit des tambourins, sont tout aussi drôles.

C’est l’occasion pour chacun de prendre conscience de la complexité des métiers exercés avec humilité par ses voisins, et de mesurer à sa juste valeur la qualité de l’artisan derrière l’outil. Ce qui sort grandi de cette expérience, c’est le respect des uns pour les autres.

Seul Ours, hostile à tout changement, se voit confier chaque année la même tâche, celle d’installer les tréteaux et les différents stands qui nécessiterait la force d’un bataillon d’hommes sinon.

Dans l’euphorie et l’excitation générale, Knight et moi avons choisi d’intégrer la troupe des danseurs, à la grande surprise de Linnie qui n’a jamais vu son fils esquisser le moindre entrechat.

J’ai choisi également de m’associer à Alphonse et Camille, chargés de la décoration florale de l’évènement. Nous nous retrouvons donc régulièrement tous les trois, pour discuter de nos projets. C’est à la bibliothèque que commencent nos réunions de travail. En effet, mes amis m’enseignent que tout bon travail manuel commence par l’intellectualisation de la matière première. Nous passons donc des heures, le nez dans les livres de botanique à choisir les variétés de plantes qui conviendront le mieux à l’évènement, et à étudier la façon de les cultiver. Nous réalisons des croquis de guirlandes de feuillages et de couronnes de fleurs. C’est l’occasion pour moi de m’initier au dessin et à la peinture. J’appréhende par le crayon et le pinceau la courbure de la fleur de lys, la géométrie du dahlia et du camélia. Je mesure l’infinie variété des volubilis, gerberas, roses et caryoptéris qui m’obligent à parcourir toute la palette des dégradés de couleurs. Puis, s’ensuit la mise en pratique de nos connaissances, avec le nettoyage des serres, la préparation des semis, le repiquage et la taille, souvent très tôt le matin.

Mais aujourd’hui, pas question de graines ni de terreau. Je me rends chez Linnie. Elle s’est mise en tête de confectionner ma robe de bal et souhaiterait avoir mon avis sur la coupe et le choix des tissus. L’idée de passer un peu de temps seule avec elle, me met en joie. Ce tout premier essayage consiste à prendre mes mensurations et à choisir les coloris les mieux adaptés à ma carnation. Je retire mes vêtements de travail pour ne garder que ma combinaison de coton. Linnie déroule son mètre-ruban et le positionne à de multiples endroits autour de mon corps. Les frôlements du ruban sur ma peau et les effleurements de ses mains me chatouillent et me font frissonner. Je sens son odeur de lavande lorsqu’elle se penche sur moi. Après avoir relevé soigneusement chaque mesure dans un petit carnet, elle déballe des lés d’étoffes soyeuses qu’elle dépose sur mes épaules. Elle y épingle des bouts de dentelles, des rubans de satin, des boutons nacrés. Je me transforme en sapin de Noël. Concentrée sur son ouvrage, elle ne parle plus. La comtoise au tic-tac léger et régulier s’invite dans notre duo. La robe prend forme dans la tête de la couturière.

Ce moment d’intimité, propice aux confidences est pour moi l’occasion d’évoquer avec la mère de Knight, le changement d’attitude de son fils à mon égard. Depuis quelques temps, en effet, il est plus distant et par exemple, ne me donne plus de petits surnoms comme il en avait l’habitude. Aurais-je commis un impair ?

Linnie sourit, et pour toute réponse, elle tire d’un des coins de la chambre, une lourde psyché pour la positionner au milieu de la pièce, face à moi. Elle fait pivoter le miroir sur son axe horizontal et me dit :

- Regarde, Ysia.

Je lève les yeux. Je découvre l’image en pied d’une jeune femme aux cheveux longs, aux joues roses et remplies, au teint légèrement hâlé, avec des formes, des hanches et de la poitrine. S’il n’y avait pas les yeux bleus, j’aurais du mal à imaginer qu’il s’agit bien de mon reflet. Je reste un long moment à m’observer.

Je ne comprends toujours pas. Linnie m’explique :

- Comme tu peux le constater, tu as beaucoup changé Ysia. Tu étais chenille, te voilà papillon. Tu n’es plus une brindille, ni un moineau, ni une reinette. Les hommes sont souvent décontenancés et empotés devant les jeunes femmes surtout lorsqu‘elles sont aussi belles que toi. Knight n’échappe pas à la règle. Il faut lui laisser le temps de s’habituer.

Elle enroule son mètre-ruban et range ses ustensiles de couture. Elle referme son carnet puis se tourne vers moi :

- Voilà, Ysia, c’est terminé, tu peux aller te préparer pour ce soir.

Je renfile mes vêtements en silence, encore déboussolée par l’image de mon nouveau corps.

Le soir est prévu un dîner en petit groupe dans la salle commune. L’occasion de faire encore une fois le point sur les avancées de chacun et les difficultés rencontrées pour l’organisation de la fête automnale et surtout l’occasion de bien manger ! Lorsque je franchis le seuil de la salle, la vingtaine de convives est déjà arrivée. A cette heure-ci de la journée, les paupières commencent à être lourdes et les ventres sont affamés. Sans perdre de temps, les dernières mises au point sont faites tandis que la table est dressée à la lueur des bougies que des lanternes viennent compléter. Des femmes chantonnent pour bercer leurs enfants. J’aime cette ambiance simple et chaleureuse emplie du bonheur de partager.

Les couverts sont posés à même la table de bois brut, suivis des premiers plats que chacun apporte avec fierté. Le souper pantagruélique prend forme. Dans un bruit de pétarade, les bouteilles de cidre sont débouchées. Les miches de pain sont coupées, puis les terrines de sanglier font leur entrée au milieu des plats de légumes, roquette, pois gourmands, asperges, carottes, panais et lentilles, positionnés autour du centre de la table laissé vide pour pouvoir y placer la viande. Les bonnes odeurs se mêlent. C’est Viking qui se charge d’amener le lourd plat brûlant, tout droit sorti du four. L’homme, à la stature imposante et à l’appétit gargantuesque, est affublé de deux petits yeux vert clair qui lancent sans arrêt des éclairs rieurs et espiègles au travers de sa toison rousse, tellement épaisse qu’on ne voit pas la frontière entre sa barbe, ses cheveux et ses sourcils.

Le joyeux Barberousse dépose solennellement au milieu de la table, l’énorme plat rempli de poulets rôtis encore fumants dont l’odeur fait immédiatement saliver tous les convives. La découpe peut commencer.

Viking, insensible à la chaleur et indifférent aux bonnes manières, ne s’encombre d’aucun ustensile ni d’aucun protocole pour dépecer les volailles dorées et fumantes. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, il désolidarise les cuisses, les ailes, les hauts de cuisse, il décolle la chair blanche et les sot-l’y-laisse en glissant ses gros doigts sous la chair. Avant de passer à une autre volaille, il gobe le croupion d’un air malicieux en faisant tourner son regard amusé autour de la table, pour s’assurer de l’adhésion de l’assemblée à ses pitreries. Le résultat de l’exercice pour le moins efficace, ressemble malgré tout au carnage d’un champ de bataille napoléonien.

C’est alors qu’il prend la parole :

- Au moins ce soir, on répond à la question d’Ysia, on sait où est passée Cocotine !

Il ponctue sa phrase d’un énorme rire, imité par tous les convives, toutes glottes dehors. Tous les regards se braquent sur moi.

Ses paroles me font l’effet d’un uppercut. Je suis terrassée. Sonnée. Je n’y crois pas, ce n’est pas possible ! Ma Cocotine ne peut pas être parmi cet amas de petits corps désossés, écartelés et démembrés. Le regard catastrophé de Linnie confirme mes craintes. Cette vision me provoque un violent haut-le-cœur. Je quitte la table en courant.

Le souffle court, je fais les cent pas devant la salle communale, n’arrivant pas à contenir ma colère. J’éprouve tellement de haine que mes larmes ne coulent pas. Je m’éloigne, sans pour autant m’enfoncer davantage dans la nuit qui m’effraie.

Knight tiraillé par l’irrépressible envie d’engloutir son assiette pleine et se sachant maladroit à trouver les mots qui consolent, est resté à l’intérieur. C’est Linnie qui vient me rejoindre. Elle attend que je me calme un peu avant de prendre la parole :

- Je n’étais pas au courant pour Cocotine. C’est terrible. Je n’aurais jamais cautionné cela, tu le sais. Je t’accorde que ce n’était pas malin de la part de Viking, et c’était surtout très maladroit. Il n’a pas réfléchi. Il ne conçoit tout simplement pas qu’on puisse s’attacher à un animal. Mais ne le juge pas trop rapidement. Tu sais, s’il le fallait, il donnerait sa vie pour toi, sans aucune hésitation. Alors, demande-toi si tu ferais la même chose pour lui avant de le condamner.

Linnie, qui aperçoit Knight approcher dans notre direction, s’éclipse après avoir posé sa main sur ma joue pour me consoler. Je le regarde avancer vers moi. Je n’ai pas envie de le voir, pas envie qu’il fasse des traits d’humour sur le sujet. Je m’en agace à l’avance. Je vais lui dire de repartir, de me laisser seule.

Je suis surprise par sa réaction. Il ne me laisse pas le temps d’intervenir. Je ne l’ai jamais vu dans cet état. Il fulmine. Ses traits sont tendus, son regard translucide est noir de courroux. Il est d’une beauté renversante. Il s’agite dans tous les sens et prend immédiatement la parole. Il m’assène ses quatre vérités, en parlant vite et fort :

- Je ne savais pas pour Cocotine. Mais là n’est pas la question. C’est contre toi que je suis en colère, Ysia. On a beau faire, on a beau dire, je vois bien que tu ne te plais pas parmi nous, tu regrettes toujours ta vie d’avant. Mais, je vais te dire ce qui t’attendait là-bas parce qu’il faut bien que quelqu’un t’ouvre les yeux, Ysia. Personne ne voulait ton bien dans ton joli monde aseptisé. Tu étais ce qu’ils appellent une « possédée », un stock, un réservoir. Un corps à exploiter. Réservoir d’ovules, utérus pour porter des enfants à la pelle, pas les tiens, mais des embryons qu’on t’aurait implantés. Tu aurais mis au monde des bébés, comme un animal d’élevage. Tu ne les aurais jamais vus parce qu’on te les aurait retirés à la naissance. Ensuite dès que tu aurais été moins féconde, ils s’en seraient pris à tes organes. Ils commencent par les moins vitaux, rein, rate, cornée … puis ça continue crescendo jusqu’à ce que tu ne sois plus qu’une enveloppe vide. Ton programme ne démarrait pas parce que tes propriétaires étaient indécis. Un jour ils voulaient te faire porter leur enfant, le lendemain ils ne voulaient plus. A force d’hésitations de leur part, tu as fini par ne plus être suffisamment rentable à leur goût, car déjà trop âgée. Alors ils ont commencé à chercher des solutions pour se faire le maximum d’argent sur ton dos. Juste avant qu’on intervienne, ils avaient mis une annonce pour te revendre sur le marché de l’occasion, comme font la plupart des « possédants » d’ailleurs. C’est pour ça qu’on t’a exfiltrée. Tout était indiqué dans ta fiche descriptive. Ces salauds, ils poussent le vice jusqu’à vous mettre sous le nez votre sordide destinée. Alors, tu vois, ici ce n’est sûrement pas parfait, seulement demande-toi quel est le meilleur modèle … Si tu veux y retourner là-bas, je t’y ramène, tu n’as qu’un mot à dire, mais fais vite à prendre ta décision…

Son regard s’est embué, sa gorge s’est serrée sur ces dernières paroles. Bouleversé, il s’éloigne de quelques pas puis se retourne, et me lance d’une voix tremblante d’émotion :

- Parce qu’il faut que tu saches une chose aussi… Je t’aime Ysia… Je t’aime à en crever…

Il tourne immédiatement les talons et disparait dans le silence et l’obscurité. Il n’a pas peur, lui.

Je n’entends plus que le bruit de ses pas qui s’éloignent.

Je reste un long moment immobile, abattue par ce cataclysme émotionnel. J’ai froid.

Déboussolée je retourne mécaniquement dans la salle pour y chercher mon châle de laine, laissé sur le dossier de ma chaise.

A peine ai-je franchi le seuil, que Viking, tout penaud, m’accueille :

- Je suis tellement désolé, Ysia. Je ne voulais pas te faire de mal. C’était juste une blague. Je suis tellement bête !

Je reste sans réaction. Le drame de Cocotine est soudain devenu une anecdote, comparé au tombereau de révélations déversé par Knight.

Pour se faire pardonner, Viking pose ses deux lourdes pattes sur mes épaules, se penche, et m’engloutit dans son océan de boucles rousses, étonnamment douces, pour déposer deux petites bises sur mes joues. Il a une bonne odeur de tabac.

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