7. Une ambiance

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Avez-vous déjà observé les poussières de bruine, à la tombée de nuit ? Avez-vous ressenti leurs effets, alors que la pluie, qui les précédait, s’achève en elles ?

Il en est des poussières comme il en est des personnes : éphémères, rémanentes, grossières ou fines, grises, blondes, brunes, jaunes, blanches, rouges, transparentes. Toutes restent suspendues à l’air qui les porte, gorgées des matières qu’il charrie. Elles s’immiscent dans votre espace en une valse lente et imperceptible de gouttelettes minuscules : une toile humide tissée en fond d’écran. Elles annoncent un "Il était une fois", une seule dans cet instant et dans cette fissure du jour qui s’agrandit… Une cicatrice… Comme le pré-sentiment d’une autre chose, d’une autre histoire.

Le paysage du premier plan se rétrécit, filtré par leur loi ; celui de l’arrière-plan se déplace au centre, à la façon des miroirs de sorcière. Elles ternissent l’arbre imposant, tout près, le confondent à ne plus en distinguer l’élan vers le ciel. Elles soulignent au loin une courbe tout en effaçant le chemin qui l’instruit, n’en balbutient que le reflet.

Et l’horizon s’empèse.

Les poussières de bruine fragmentent la lumière ; son éclat s’emprisonne dans leurs globes minuscules. On ne sait si elles s’échappent du ciel ou s’évadent de la terre. À la tombée de nuit, leurs bulles se cristallisent de gris, recèlent la mémoire du jour et s’offrent de la densité. Le ciel connu s’efface, peu à peu, pour s’évanouir sous l’effet du vertige de la terre. Réverbères d’un monde qui s’enfuit en cloques particulières, prêtes à éclater leur frontière fragile.

Avez-vous remarqué comme elles opacifient le présent, l’instant qui se vit ? Elles nous entraînent à projeter au premier plan des relents de sensations, puis d’émotions anciennes, à nous embrouiller l’esprit, à rendre le corps à ses douleurs et le cœur à ses soubresauts… Palpitations, apnées… Au début et sous leur caresse, les grains de la peau se resserrent, se rassemblent, puis s’unifient sous leurs picotis… Sensation de fraîcheur… Le froid s’ensuit. Après avoir percé la barrière protectrice, l’eau se libère au-dedans. Billes séparées au-dehors ; ruissellement au-dedans. Une lutte s’engage alors entre la chaleur du corps et la froideur de l’extérieur ; les frissons s’enchaînent. Par instinct, les têtes s’inclinent, à protéger leur front. Les dos se voûtent, les nuques se soumettent, les épaules se contractent. Les souffles se raccourcissent ; les postures s’affaiblissent. Les corps s’arrondissent, miment les sphères opaques, s’y arriment en un tout… tandis que le vide s’aimante à ce tout et les attirent à lui.

Sous les poussières de bruine, la solitude ressurgit, installe ses forteresses : ce qui se confiait s’arrête à mi-chemin, ce qui se cachait par pudeur devient secret. La fluidité de l’air assure l’équilibre d’un tel système… Respirer fort… Mais un souffle suffit-il à les chasser ? Il faut un revers de main, une claque pour en éclater quelques-unes, vite remplacées l’instant d’après par des suivantes à l’infime différent. De floutage en flottement, d’autres nettetés apparaissent ; entre elles, le silence joue sa partition. Par la parole retenue, le regard s’étouffe, force les mouvances, crache les contours. L’horizon disparaît et la conscience des choses se dilue avec lui, au-dehors, à nous rendre une liberté dont on ne sait que faire. Certains s’agitent alors, d’autres s’immobilisent.

Enfant, les poussières de bruine m’égayaient, trop jeune pour en éprouver leurs effets, puis elles m’assombrirent. Aujourd’hui je les crains. J’en suis arrivé à penser que chaque poussière de bruine emprisonne un évènement du jour qui passe, témoigne en écho d’une expérience, les raccroche à la mémoire de chacun, au vu de tous. À me questionner si celle-ci, ou celle-là, mêlée à la multitude, m’appartient bien et ne serait pas celle d’un autre qui s’y enchevêtrerait… Pour peu que l’instant et le lieu nous soient communs.

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