109. Promenade sous la cendre

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Il faut plus d’une heure pour parvenir aux portes du couvent. La bâtisse a des murailles d’une hauteur vertigineuse. Des anciennes potences laissent le vent jouer avec les cages au-dessus du vide. La large entrée s’ouvre avant même que le shérif n’ait eu le temps de stopper son cheval. Deux sœurs masquées par leur coiffe encadrent une nonne au crâne nu tatoué. Cette dernière s’avance à notre rencontre.

— Soyez le bienvenu au couvent de Sainte-Gilberte, mon seigneur.

Le shérif descend de sa selle, alors nous l’imitons. Il attache la laisse au collier de Cadeau, puis prend un accent légèrement dur et chantant, qui sonne à mes oreilles à la fois comme de l’italien et comme de l’allemand.

— Dieu vous bénisse, mon enfant. Je suis Apollinaire Adler, évêque de Brême. Êtes-vous la mère de ce couvent ?

— Oui, mon seigneur.

— Je suis mandaté par la Mère Suprême pour suivre les affaires de feu mon confrère, Thierry de Ribaucourt.

— Monseigneur de Ribaucourt nous a quitté ?

— Une mort qui n’a rien d’accidentel, croyez-moi. La sorcière des ténèbres a quitté son temple et elle a entamé un pèlerinage de vengeance. Je doute que les évènements des derniers mois soient parvenus jusqu’à vous, mais elle a semé la mort au sein même de la Cité Pieuse.

Elle nous invite à entrer en désignant la cour. Tandis que nous remercions le ciel que la femme ne soit au courant d’aucun évènement, nous pénétrons. Une fois les portes fermées, elle répond :

— Vous marchez dans les pas d’un homme qui n’a pas mis les pieds en ces murs depuis plus de dix ans.

— La sorcière a quitté son temple, il n’en reste pas moins imprenable depuis la Cité Pieuse. La Mère Suprême nous a demandé d’évaluer la possibilité de la prendre à revers.

— Si vous descendez dans les ténèbres, sans arme...

— La foi est mon arme. Les ténèbres ressentent l’hostilité, il nous faut être plus malins. C’est pourquoi c’est un infirme inoffensif qui ouvrira le chemin, ainsi qu’une aveugle qui ne peut se laisser berner par les illusions. Et ce chien a été dressé à flairer les démons.

— Vous avez bien été conseillé.

— Mon prédécesseur était bien averti sur le sujet, mais trop impatient.

Les nonnes qui ont fermé la porte nous rejoignent et prennent les rênes de nos montures sans un mot. Devinant leur vœu de silence, le shérif lâche la bride et le laisse s’éloigner avec. Je plonge dans les grands yeux noirs de Marmiton une dernière fois avant de les laisser les suivre. Il est impossible de faire marche arrière. Nous emboîtons le pas à notre hôtesse à travers la cour jusqu’à l’intérieur du hall principal. Il n’y fait malheureusement pas moins froid. La voix de notre hôtesse résonne :

— Je suppose que vous désirez vous reposer avant votre périple. Je peux demander à une sœur de vous offrir un dernier instant d’humanité.

— Non, sourit le shérif en caressant mon menton. Ofelia est là pour ça.

La mère du couvent semble rassurée par cette révélation, comme si elle reconnaissait la nature cachée des hommes d’église. Je garde le nez baissé et le shérif désigne la porte qui ferme un escalier de six marches au bout du hall.

— Puis-je voir l’accès ?

— Bien entendu.

Elle le laisse la précéder en sortant son trousseau de clé. D’un œil, il compare la sculpture du cache-rosace à l’anneau de ses clés, et il enfonce la bonne. Nous nous engageons alors dans les escaliers sombres. Avec le vent des montagnes, le couvent pourrait être éclairé en permanence, mais il semblerait que le vœu de sobriété des nonnes dépasse le besoin de confort. Je garde les doigts le long du mur, et traine les pieds car les marches sont étroites. Nous parvenons jusqu’à une pièce plongée dans le noir total. La mère qui ferme la cohorte craque une allumette, et allume une lampe à huile posée dans sur logette du mur. À ma surprise, il n’y a pas les gardes annoncés par Léonie. Mais il est normal qu’après quarante ans, ils aient fini par se lasser. Une épaisse grille dorée ferme le corridor menant à la chambre quantique. Des araignées ont tissé leurs toiles entres les barreaux. Des doigts, le shérif désobstrue la vue sur. Dans la pénombre, nous percevons la stèle. Il y a des mois que je n’en ai pas vu, et cela me tord le ventre d’anxiété. Le shérif dit :

— Il est temps de prouver votre loyauté à la Cité Pieuse.

Il enfonce la clé dans la serrure.

— Vous désirez vous y aventurer maintenant ? s’étonne la mère.

— Chaque heure qui passe, la sorcière renforce son pouvoir. — Il pose un regard anxieux sur notre hôtesse. — Et pour tout vous avouer, malgré ma foi en les desseins de Dieu, je dois conjuguer avec ma peur. Je ne pourrais trouver ni l’appétit ni le sommeil.

— Je comprends. Ne remettez pas à demain votre mission.

Maman prend la lampe à huile que la femme lui tend. Le shérif ouvre la grille, nous passons, puis il la referme et la verrouille. Il ajoute à nôtre hôtesse :

— Que Dieu vous protège.

— Que Dieu vous aide.

Léonie et Jésus se sont déjà avancés. Nous les rejoignons dans la pénombre de la chambre quantique. Le shérif s’avance d’un pas serein, mais nous percevons son regard hésitant dans la lumière. Il n’est jamais allé dans les ténèbres. Depuis la grille, la mère du couvent nous observe.

— Une homélie, sœur ? propose le shérif.

Léonie prend une inspiration.

— Frères et sœurs dans la foi. Bien que Sainte-Jacqueline ait pu bénéficier de cette transfiguration de la divinité, peu avant qu’Ève ne subisse le supplice de la roue, cette transfiguration n’a pas suffi à empêcher Jacqueline de renier deux fois Ève alors qu’elle est injustement humiliée, traînée à mort par les Impies. Oh Seigneur, Dieu de l’Univers, Oh Ève, véritable déesse et véritable femme, donne-nous la foi, la charité, le courage d’affronter le mal.

Jésus pose la main sur la stèle et les murs sont alors remplacés par d’autres. Une lueur empourprée nous parvient depuis le corridor, avec les effluves soufrés des ténèbres.

— Quelle puanteur ! s’exclame Maman.

— C’est une puanteur rassurante, déclare Léonie. Ici, nous sommes en sécurité.

Elle s’avance dans le corridor jusqu’à l’extérieur. La brise est chaude, des flocons de cendre épars volètent. Elle ôte sa bure et sa coiffe et l’accroche aux branches d’un arbre mort. Son crane reflète les nuages gris qui tapissent le ciel. Je l’imite, libère mes cheveux qui accrochent les premières cendres. En contrebas du piton rocheux sur lequel nous nous trouvons, les marais s’étendent à perte de vue. Des étranges herbes roses et épaisses bordent l’eau. Une forteresse lointaine se dresse. Ses murs semblent griffés de coulures noires

Léonie pose une main sur ma hanche et me dit :

— Le lac est dans ce temple.

Elle s’avance jusqu’à abord les pieds au bord du vide. Le shérif, qui a retrouvé sa chemise et son étoile, se place à côté de moi et me confie comme si j’étais experte :

— Je ne suis pas serein. La chambre aurait dû être surveillée.

— C’était du temps de Léonie, dis-je.

— Léonie s’étant libérée, ils devraient craindre.

— Elle est censée être assiégée dans un château, rappelé-je.

— Château qui dispose d’une chambre quantique.

Léonie tourne le visage vers nous, et sourit. Une vingtaine d’yeux viennent à sa rencontre. Elle nous dit :

— Il n’y a nul ecclésiastique en ce monde.

Le shérif ne dit plus un mot, préoccupé par la répugnance que provoque les créatures.

— Comment on descend ? demande Maman.

— Par l’escalier, suppose Jésus.

— Quel escalier ?

Je noue ma chemise au-dessus du nombril et l’ouvre au paysage des ténèbres. Je m’avance vers le bord du mur. Un escalier d’acier invisible permet de descendre vers les marais. Léonie remet sa main sur ma hanche.

— Prête pour un peu de marche, ma beauté ?

— J’ai la motivation.

Le shérif me tend la laisse de Cadeau. Je le détache, sachant qu’il restera prêt de moi. Il a la queue entre les jambes et les oreilles basses. La main de Léonie glisse sur mon dos et elle attaque la descente des marches. Jésus la suit alors je fais signe au shérif et à Maman de me précéder. L’acier résonne sous les bottes. Cadeau regarde le vide sans oser y poser la patte, alors je le soulève dans mes bras.

— Je croyais que les animaux avaient un sixième sens.

Personne ne me répond. Il n’y a nulle rambarde, j’en ai le vertige. J’imagine que ça doit être pire pour le shérif et Maman pour qui leurs pieds ne reposent que sur du vide. Nous poursuivons durant de longues minutes. Les épaisses herbes qui j’apercevaient au loin me font frissonner d’horreur. Ce dont des mains qui s’étendent à l’infini. Maman se fige sur la dernière marche.

— Il n’y a pas un chemin moins…

— C’est par là, l’interrompt simplement Léonie.

Elle avance, marchant sur les mains qui se couchent sitôt qu’elles sentent la pointe de la chaussure. Voyant que nous ne la suivons pas, Léonie se retourne :

— Ce ne sont que des mains. Si une vous accroche, un coup de talon, et elle vous laissera.

Jésus hésite, tâtonne du bout des moignons les mains qui se sont relevées et les voit se coucher. Il pose ses propres mains sur les paumes sans corps. Le shérif s’agenouille et dit à Maman :

— Montez sur mon dos.

— Volontiers.

Elle place ses cuisses autour des flancs de son amant et il se relève. Soudain des doigts resserrent ceux de Jésus.

— Cornegidouille !

Il serre encore plus fort et la main le relâche avant de s’agiter de douleur.

— T’as cru quoi ? s’agace Jésus.

Rassurée, je pose Cadeau, lui remets la laisse pour l’obliger à nous suivre et j’avance à mon tour. C’est dérangeant et instable. Une main tente d’agripper la patte de Cadeau qui lâche un couinement en sursautant. Il aboie furieusement. Le shérif demande :

— C’est quoi cet endroit ?

— Mélanie et moi l’appelions la plaine des doigts, répond Léonie. Mais si vous cherchez à en comprendre l’origine, nous n’avons pas la réponse. Il y a beaucoup d’endroit très organiques. Il y en a un qui pourrait vous plaire.

— Une vallée de nichons ? demandé-je.

— Un rocher de seins de femme, en effet.

— Je ne suis pas certain que je prendrais le risque de m’en approcher, commente le shérif.

— Il est inoffensif.

Que dire de d’autres ? Nous nous contentons d’avancer, mal à l’aise, sur ces mains dont j’imagine la douleur lorsque mes talons les écrasent.

Après dix minutes, les mains deviennent plus éparses, laissant la place à une route rocailleuse longeant l’eau et la vase nauséabonde. Cadeau a le poil plein de cendre. Le shérif repose Maman à terre. Nous prenons garde à ne marcher sur aucune phalange, puis notre chemin parvient à un croisement. Des ossement émergent des marais autour de nous, comme si des animaux étaient venus mourir ici. Avec mes yeux, je discerne des corps empalés sur des os, des lambeaux de chair. Alors je les ferme, et ne marche qu’en suivant mon nombril. Léonie ne marque pas un arrêt, tandis que ma mère réprime en haut le cœur.

— Tout ces corps. Il y a même ses enfants.

— Je ne vois aucun corps, s’étonne Jésus.

— Ils n’existent pas, dis-je.

— En effet, intervient Léonie, ce sont des illusions créées par les vapeurs des marais.

— Ce monde semble être le berceau des cauchemars, tousse le shérif. Comment nos ancêtres pouvaient-ils s’y aventurer ?

— C’était une époque de bravoure, répond Léonie.

Le shérif ne réplique pas, mais je me doute que d’être jugé moins brave que ses ancêtres n’est pas de son goût. J’en aurais souris si je n’étais pas incommodée par le décor. L’odeur chaude de souffre continue à embaumer l’atmosphère, mais je m’y habitue. La forteresse semble toujours aussi loin. Maman finit par souffler de soulagement :

— Enfin, ça s’éclaircit !

J’entrouvre les paupières. Les corps semblent avoir disparu, il reste les ossements de reptiles préhistoriques qui émergent. Des colonnes de fumées échappent par des stalagmites, les dernières mares boueuses bouillonnent.

— Cet endroit ressemble de plus en plus à l’enfer, commenté-je.

Nous parvenons à l’extrémité du plateau. Un canyon nous sépare de l’autre côté. Je secoue la cendre dans mes cheveux. Léonie enjambe la carcasse blanche et effondrée, puis ses jambes s’enfoncent dans la roche. Approchant, mon nombril aperçoit un escalier en colimaçon par-dessus les ossements. Pour les yeux de Maman et d’Apollinaire, il n’y a que de la roche. Mais ils font confiance, et suivent Jésus qui s’enfonce dans le sol. Je pousse Cadeau sur la première marche, puis leur emboîte le pas. À l’intérieur, le noir est total, et des effluves infectes de goudron étouffent mes poumons. Les doigts sur le mur pour me guider, je descends les marches en écoutant les pas de mes camarades dans l’obscurité. Je sens alors leur surface collante engluer mes doigts.

— Beurk !

— Ne touche pas les mur, Fanny, me conseille Léonie. Ça met des jours à partir.

— Trop tard.

Mes doigts collent entre eux.

— C’est encore long ? demande Maman.

— Il faut parvenir au pied du ravin. Une fois en bas, je vous invite à ne pas toucher les champignons. Un homme est mort de s’en être trop approché.

— S’il l’avait touché avec ses pieds, je ne risque rien, plaisante Jésus.

— Il faudra sûrement attacher Cadeau, rebondit Léonie.

Après plusieurs minutes de noir total, nous parvenons au pied du canyon. Malgré mes doigts noirs collants de goudron, j’attache Cadeau, sans salir son poil. Nous avançons, fendant un tapis de cendre épais d’une vingtaine de centimètres.

Des champignons d’un mètre poussent irrégulièrement jaunes et pustuleux, rien qui ne donne envie de s’en approcher. Plus nous avançons, plus j’ai chaud au pied. Devant moi, la robe noire de Léonie fait voleter des cendres, parfois flamboyantes alors que les sillons de nos pas font rougir le tapis molletonneux. Notre cohorte restant ordonnée, les uns derrières les autres, nous parvenons sans incident jusqu’à la paroi. Maman demande :

— Quel autres dangers nous attendent ?

— Ce monde n’est pas plus hostile que les nôtres, répond Léonie.

— Tant que la religion ne s’en mêle pas, ajoute Maman.

J’observe la roche presque lisse, des coulures le goudron glisse le long et des poignées invisibles sont disposées de manière inégales pour l’escalader. Je dis à Jésus :

— J’espère que tu as de l’énergie dans les bras.

— J’ai grimpé ce mur, me sourit Léonie. Heureusement, durant quatre décennies, mes yeux ont beaucoup exploré ce monde.

Elle plonge le bras à travers une coulée de goudron que mon œil-parasite ne perçoit pas. Le cliquetis lugubre résonne et un morceau de paroi devant nous recule. Elle retire son bras immaculé, puis nous précède le long du mur. L’intérieur de la falaise est éclairé par une coulée de lave jaune et rouge. Les claquements métalliques d’une crinoline se succèdent tout le long de la fermeture du mur. La caverne est étouffante.

Léonie ne nous fait pas marcher longtemps dans le dédale. Nous parvenons dans une petite salle circulaire au sol métallique, au milieu de laquelle se trouve un grand pilier noir crané. Léonie place ses pieds dans un renfoncement de la dalle, et le sol se soulève alors en claquant le long de la colonne.

Rapidement, notre étrange ascenseur nous hisse jusqu’en haut du canyon. Léonie attend que nous en descendions les uns après les autres avant de libérer sa pédale. La dalle traverse le sol dans un cliquetis rapide. Une brise chaude fait danser la cendre et mes cheveux.

— Dommage qu’il n’y ait pas eu d’ascenseur de l’autre côté, souffle Maman.

— Si, répond Léonie. Mais on ne peut l’appeler depuis le sommet.

— Ce monde n’a ni queue ni tête, grogne le shérif en sueur.

Les yeux-serpents précèdent leur génitrice sur la terre meuble qui couvre la plaine, et nous avançons sans ajouter un mot. La forteresse continue de grandir mais me semble toujours loin. Une seule chose me rassure : la démarche sereine de Léonie.

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