95. Castings (partie 1/3)

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Il fait plutôt bon quand nous nous levons ce matin. Tout en regardant par la fenêtre, je vêts ma robe opaline. L’air s’est asséché, de larges écailles d’argile craquèlent la route. Il ne reste que des flaques dans les ornières. De nombreuses voitures hippomobiles passent en direction de Versailles. Les plus aisés disposent de leur propre calèche coupée, les gens les plus modestes sont tassés dans les long chariots sans toit.

— Ça change de Saint-Vaast, sourit Maman en s’avançant à côté de moi.

— Les gens ont l’air un peu plus stressés.

— Ce sont un peu des Parisiens, malgré tout, non ?

Je suis obligée d’acquiescer d’un sourire. Elle boutonne le col de ma robe et me sourit :

— T’es élégante.

— Je préfère le pantalon.

— Ils ont déjà du mal à imaginer une femme diriger son affaire, alors si en plus tu ressembles à un vacher…

Elle est vêtue de sa belle robe améthyste, le visage apaisé. C’est tellement agréable de la voir si détendue que je suis contente qu’elle soit allée voir le shérif, quoi qu’ils aient fait. Elle entrouvre la porte au moment où Léonie sort de sa chambre, dans sa toilette noire. La sorcière esquisse un sourire à mon attention :

— Quelle élégance !

— Ouais, réponds-je.

Elle pose ses mains sur mes bras et dépose un baiser sur ma joue avant de me dire :

— Jésus est au rez-de-chaussée.

Nous nous dirigeons vers les escaliers, et nous retrouvons les hommes attablés. Les jumeaux me suivent du regard comme si j’étais nue. Je m’assois à côté de Jésus. Je lui demande par politesse :

— Bien dormi ?

— Moi ? Toujours.

— Il a ronronné dès la première minute, dit Léonie.

— Ça c’est pénible, commente Maman

— C’est plus rassurant que le silence.

Chacun baisse le menton à l’évocation des décennies d’emprisonnement de Léonie. L’hôtelière vient nous apporter à manger, et j’esquive le malaise en lâchant :

— Vivement que nous ayons trouvé notre danseuse.

Maman marmonne un simple acquiescement. J’observe les jumeaux muets à la gestuelle parallèle. Ils ont le dos droit, pas un coude ne touche la table, il leur manque leur petit sourire farceur. Je peine à croire que la présence de l’homme qui les a élevés les influence, ce dernier étant le premier à leur dire de me sauter. En y repensant, c’est lui qui les avait incités à m’inviter danser lors du bal. C’est donc moi qui les perturbe, comme si une odeur de rat crevé les incommodait.

Un peu attristée, je termine le petit-déjeuner, et pars en premier pour l’enclos. Mon âne trotte vers moi aussitôt qu’il m’aperçoit, alors que je ne l’ai jamais habitué à des friandises. C’est naturellement, sans arrière-pensée, qu’il s’approche, les oreilles dressées. J’enlace son encolure et tapote son épaule. Des fois, j’ai l’impression que Cadeau et Marmiton sont les seuls à me comprendre. C’est peut-être parce que je n’attends rien d’eux que me sens bien en leur compagnie.

Une masse invisible me bouscule en passant avec un caquètement discret de delphinidé. Alpha semble s’asseoir devant la porte, comme s’il avait senti l’arrivée de sa génitrice. Léonie passe le seuil et laisse glisser sa main en caresses sur le monstre avant de s’approcher de moi. Elle chuchote en glissant ses doigts sur ma nuque.

— Si tu as besoin de réconfort, je peux y pourvoir.

Marmiton pousse Léonie d’un coup de tête.

— C’est gentil. Mais, lui aussi, a besoin de câlin.

— T’as un lien extraordinaire avec cet âne.

— Un super feeling, c’est sûr.

Les jumeaux et Jésus nous rejoignent. Je ne les lâche pas du regard. Urbain esquisse un sourire en coin. Daniel dit simplement :

— C’est l’heure de seller.

Un peu plus d’une heure plus tard, nous gravissons les rues étroites du quartier des artistes. Après une halte à une taverne, le shérif a obtenu le nom d’un propriétaire de théâtre qui accepterait de nous louer une salle de répétition.

Nous posons pied à terre non loin d’une place permettant d’admirer l’ensemble de Versailles, ville bien plus grande que Saint-Vaast, mais pas aussi étendue que son homonyme de notre monde. Les moulins sont à l’arrêt, le soleil dore les ardoises des toitures, et les oiseaux profitent des températures encore clémentes pour ramasser les miettes. Le bâtiment qui nous intéresse a un grand porche ouvert sur une cour. Nous tirons nos chevaux jusqu’à la porte principale, ouverte également. Un pré-adolescent asiatique est à quatre-pattes, en train de poncer le parquet du couloir. Un peu par habitude, c’est le shérif qui entre en premier tandis que ses fils restent près des chevaux. À l’intérieur, il tapote la porte sur laquelle il est indiqué « accueil. »

— Entrez !

Une quarantenaire blonde a l’air austère lève le menton puis voit l’étoile sur le manteau de notre garde-du-corps. Elle se raidit :

— Bonjour shérif. Que puis-je pour vous ?

— Mes amis artistes font le tour de France à la recherche de nouveaux talents. On nous a informés que Monsieur Bonneau serait disposés à nous louer une salle pour nos entretiens.

— Je vais voir s’il est disponible.

Elle se lève, robuste dans sa robe austère, les bras lourds de bracelets dorés. Elle frappe à la porte attenante à son bureau et l’entrouvre avant de demander d’une voix timide :

— Henri-Xavier, peux-tu recevoir des artistes qui recrutent des talents… D’accord.

Elle ouvre la porte en grand pour nous inviter à entrer. Le shérif nous fait signe de le précéder, et c’est donc Jésus qui pénètre dans le bureau luxueux. Des cocardes colorées sont plaquées au mur et quelques trophées lustrés reposent sur des étagères. Un homme en costume beige, aussi volumineux que Jacques, le nez retroussé accentuant l’air porcin de son regard rougi par l’excès d’alcool, se lève. Il nous accueille avec un sourire édenté.

— Entrez ! Entrez !

Appuyé sur une canne au pommeau chromé en forme de chien de chasse, il fait le tour de son bureau et présente une chaise. Nous aidons Jésus à s’asseoir et il nous demande :

— Alors, brave gens, vous cherchez des talents ?

— Oui, répond Maman. Et on nous a dit que vous pourriez nous louer une petite salle.

— Certes ! J’ai toujours à cœur d’aider les artistes et de découvrir les talents. Je dispose peut-être même de contacts qui pourraient vous séduire. Dîtes moi, chère Madame, comme j’entends en vous la voix de la directrice, quel est l’art de votre troupe ? Jonglerie ? Théâtre ? Contes musicaux ?

Son regard désigne la guitare de Jésus. Ma mère reste dans son rôle et répond pour nous :

— Un peu de cela.

— Je sais ! Du chant !

— Non, tout sauf du chant, mais ça pourrait évoluer.

Son regard m’apostrophant, je hausse les épaules. L’homme lit l’amusement dans le regard de Jésus.

— Je vous sens facétieux. Douteriez de ma perspicacité ?

— C’est quelque chose dont vous n’avez pas l’habitude, répond Jésus.

— J’aime les choses originales. Et les gens de manière générale, recherchent quelque chose de nouveau, d’inhabituel. Vous avez déjà conçu votre spectacle ?

— Nous l’avons déjà réalisé. Mais nous cherchons à l’agrandir, répond Maman. Il s’agit de danse, un peu de gymnastique aussi.

— Où vous produisez-vous ?

— À Saint-Vaast.

Son œil se pose sur moi, comme s’il cherchait à voir au travers de ma robe.

— Ahhh ! C’est vous la gymnaste érotique ?

— Je suis célèbre jusqu’à Versailles ? souris-je.

— Les articles de journaux sont parvenus jusque sur mon bureau. Et on m’a conseillé de faire le voyage, pour m’inspirer et monter un spectacle équivalent.

— Vous seriez reparti déçu, glisse Jésus. Aucune autre fille dans ce monde ne saurait faire ce qu’elle fait.

— Ce qu’une femme arrive à faire, une autre le peut, sourit calmement l’homme.

— Avec quelques années de pratique, peut-être, réplique Maman.

Voyant que nous avons l’air sûr de nous, il cède en déclarant :

— Il ne me restera plus qu’à voyager jusqu’à Saint-Vaast.

— Si vous êtes un homme d’affaire avisé, le flatté-je, ce que je peux vous proposer, si vous acceptez de nous prêter gracieusement votre salle de répétition, c’est de réaliser une prestation dans votre théâtre. Vous toucheriez cinquante pour cent sur les ventes de billets, après déduction de nos frais de déplacement.

— Gymnaste et commerçante ?

— Elle ne connaît pas les Versaillais, dit poliment Jésus. Ce sont des Èvaniques convaincus, pas les païens provinciaux de Saint-Vaast.

— Monsieur Bonneau a peut-être une salle à Lutèce. S’il est prêt à un investissement matériel, moi je peux danser.

— Mon brave homme, reprend le colosse, je suis capable de convaincre bien du monde à partir du moment où je donne mon argent pour réaliser un spectacle. Mais, n’attelons pas la charrue devant les bœufs. J’ignore de quelles prouesses est capable cette ravissante femme.

Son œil humide ne me donne pas envie de me représenter devant lui à cet instant. Je tranche aussitôt :

— Nous n’avons pas notre matériel, mais nous vous enverrons une invitation pour la première représentation. Combien louez-vous votre salle ?

— Trois cent francs la journée.

— Cent francs, rétorqué-je.

— Vous êtes dans un établissement renommé.

— Cent franc et j’ajoute mille francs de bonus si vous nous trouvez la perle rare.

— Très commerçante, rit-il. Deux cent francs.

— Je veux voir la salle avant.

— Soit ! Je vous en prie.

Il nous fait signe de le précéder. Et il ajoute à Jésus quand celui-ci nous emboîte le pas :

— Elles sont autoritaires, vos femmes, en province.

— C’est elles qui tiennent la caisse, répond Jésus. C’est toujours moins de souci pour les hommes quand les femmes s’occupent de tout.

— C’est une bonne façon de voir les choses.

Sitôt dans le couloir, il dévisage le shérif, rentre le ventre pour glisser à côté de lui et nous fait retourner dans la rue pour passer sous le porche donnant sur la courette.

— Si la salle vous convient, vous pourrez placer vos chevaux aux écuries.

Nous traversons les pavés élimés jusqu’à une petite salle avec une estrade, un piano et trois chaises. C’est étroit, mais c’est suffisant et discret. Toutefois, c’est si spartiate que je suis obligée de dire :

— Cent franc, c’est cher payé.

— Il y a un piano, je crois avoir lu que c’est un pianiste qui vous accompagne.

— Cent dix francs ?

— Vous êtes mesquine.

— Mesquine ? Votre salle est inoccupée, c’est toujours ça de pris.

— Cent-cinquante, tranche Jésus en sortant son porte-monnaie. Parce qu’il y a le piano.

— Ah ! Monsieur a parlé ! Et la petite prime fonctionne toujours ?

— Mouais, soupiré-je.

— C’est entendu.

Jésus tend trois billets de cent francs. L’homme sourit puis sort :

— Vous pouvez aller et venir à votre guise pendant deux jours.

— Je pense que vous pouvez coller les affiches, dit Maman.

Sans un mot, le shérif et ses fils tournent les talons. Jésus bondit de trois brassées vers le tabouret, s’y hisse, puis agite les doigts sur les touches. Il s’interrompt.

— Moins cinquante francs pour le piano mal accordé.

— Il a l’air juste, dit Maman.

— Il est accordé avec les pieds par quelqu’un qui a autant de pied que moi.

Il agite les sourcils, me faisant rire. N’ayant plus qu’à attendre, je dis :

— Je vais mettre les chevaux à l’écurie.

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