91. La maestria de l'envoûtement.

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On frappe à la porte. Je me réveille en sursaut. La voix de ma mère appelle :

— Fanny ? J’espère qu’elle n’est pas dans l’autre monde.

— J’arrive ! crié-je.

Je m’empresse de mettre mon t-shirt et cours vers la porte. J’ouvre sur elle et mon père. Il sourit :

— Il y en a une qui a oublié de mettre son alarme.

— Complètement !

Ils entrent dans l’appartement. Je ferme aussitôt à trois tours pour faire entrer le soleil. Léonie se redresse, son œil posé sur son épaule.

— Bonjour Carole. Bonjour, Papa de Fanny ?

— Bonjour Léonie, répond ma mère.

— Je vais me vêtir.

Elle passe entre nous et quitte l’appartement. Maman me dit :

— Quelle charmante compagnie.

— Il ne s’est rien passé.

— Elle est libre d’aimer une fille, rétorque mon père.

— Certes, certes, marmonna Maman.

— Ce n’est pas une question de sexe, expliqué-je. Maman a peur de Léonie. Et…

— Parce que…

— Et, l’interromps-je. Elle va nous accompagner plusieurs jours, donc c’est notre amie. Et il vaut mieux ne pas la blesser.

— C’est pour ça que tu couches avec…

— Si dormir avec elle, c’est coucher avec elle, alors je couche avec elle. Pour le moment c’est une amie, et elle nous accompagne malgré qu’elle soit terrorisée à l’idée d’être attrapée par l’Eglise.

— C’est elle qui est terrorisée ?

— Ça semble logique, dit mon père.

— Je vais m’habiller avant que le train passe.

Je choisis un pantalon long, une chemise que je revêts sans soutien-gorge, et un veston brun. Je passe la ceinture et mon pistolet autour de la taille, attache mes cheveux, puis coiffe le chapeau. Mon père sourit en me voyant sortir :

— Prête pour l’aventure.

— Et oui !

J’enfile socquettes et chaussures de marche, puis nous descendons les marches avec le paquetage de Maman, son sac de voyage, et une petite valise. Léonie a enfilé une robe noire. Le corsage est composé de médaillons en étain dans lesquels sont sertis des pierres vertes, comme des yeux, ce qui permet dans l’un d’eux que soit placé son véritable œil. Un voile de dentelle noir couvre ses yeux, et un grand chapeau un peu incliné lui donne un air majestueux. Elle avance jusqu’à moi avec une longue canne, comme le ferait un aveugle.

— Astucieux, lui dis-je.

— Merci.

Maman lève la flèche pour demander l’arrêt du train, puis nous sellons Quetsche et Marmiton, pour y attacher une partie de nos affaires, notamment la trousse à pharmacie. Mon père, un peu perdu, nous dit :

— Quelle aventure !

— Oui ! Mais nous sommes équipées et armées, dit Maman.

— Je vais vous laisser. Je ne voudrais pas que vous ratiez votre train.

— Tu peux attendre, lui dis-je. Les cheminots me laisseront te raccompagner.

— Je ne me sens plus très utile, et j’ai un peu chaud.

— D’accord.

Je remonte les escaliers avec lui et Cadeau qui ne peut pas se séparer de moi. Arrivés à l’appartement, je change de monde. Mon père m’embrasse chaleureusement.

— Tu prends soin de ta maman ?

— Oui, j’y veille.

Il ouvre la porte, et la question me brûlant les lèvres, je lui demande :

— Tu as quelqu’un qui t’attend ?

— Comment ça ?

— Je veux dire, nous partons pour peut-être plusieurs semaines et, Maman et toi, vous êtes un peu chien et chat en ce moment…

— Je crois que ta maman a besoin de changer d’air. Vous êtes grands, indépendants, toi encore plus que tes frères et, peut-être cherche-t-elle une nouvelle raison d’exister.

— Mais ça peut se recoller, non ?

Il me regarde sans répondre. Il finit par avouer :

— Ce n’est pas simple. On a cru que tu avais coupé les ponts et…

— Et vous vous êtes reprochés ma disparition.

— Et tous les défauts, mêmes les plus insignifiants qui faisaient le charme que nous trouvions l’un à l’autre. Je ne pense pas qu’on puisse recoller quelque chose qu’on a brisé avec des mots aussi durs. Je les regrette, mais…

— Elle aussi, elle les regrette.

— Non. J’ai présenté ma plaidoirie, j’ai tout fait pour qu’elle me pardonne, comme je lui ai pardonné, mais… Tu sais bien de qui tu tiens ton côté entêté. Elle a l’impression d’avoir été prisonnière de sa vie, elle envie ta façon de croquer l’instant présent. Elle est très fière de toi. Alors prends soin d’elle. Elle a besoin de toi.

— D’accord. C’est promis.

Il s’accroupit, caresse Cadeau et lui dit :

— Et toi, tu prends soin de ma fille.

Il m’embrasse à nouveau, sort dans le couloir, puis descend les escaliers sans se retourner. Je change de monde, quitte mon appartement, verrouille derrière-moi et range précieusement la clé dans ma poche de veston.

Dehors, à l’abri de la toiture du quai, Léonie et Maman sont silencieuses.

— Quel silence !

— Nous profitons du chant de la nature, répond ma mère.

Je l’embrasse sur la joue et lui dis :

— Papa t’aime. Il m’a dit de prendre soin de toi.

Elle opine du menton, j’avance jusqu’à Léonie, caresse son menton et lui offre un petit baiser sur les lèvres, juste pour voir ma mère s’agacer. Léonie sourit, un peu surprise. Je lui dis :

— Je t’en dois bien un petit dernier. Merci de nous guider.

Maman fait semblant de ne pas avoir vu. Le train arrive, le métal crissant, la cheminée crachant. Je suis heureuse de grimper à l’intérieur. Heureux que l’aventure commence enfin

C’est donc à Saint-Vaast que nous nous arrêtons. Antoinette, l’adjointe sur shérif, nous salue généreusement, nous débarquons nos montures et montons à pied, Cadeau en laisse, Léonie singeant l’aveugle, jusqu’à mon second chez-moi. Certains regards ne s’attardent même pas sur moi, comme si je faisais partie de Saint-Vaast. Je pousse le portillon. Christophe, occupé à nettoyer ses tables se retourne vers le cuisines et appelle :

— Papa !

Jacques sort de la cuisine :

— Cornegidouille !

J’embrasse Christophe, puis laisse son père m’étreindre avec force.

— Vous avez pris le train ?

— Oui, dis-je. Léonie n’avait pas de monture.

— Je préviendrai mon frère après le déjeuner. Vous partez cet après-midi ou demain ?

Je me tourne vers Léonie qui répond :

— Nous devons faire une halte à Versailles. Le train nous permettrait d’arriver plus vite, mais…

— Surtout de traverser le désert sans avoir à le contourner, grommèle Jacques.

— Nous devons en parler avec ceux qui nous accompagneront.

— Jésus n’est pas là ? m’étonné-je.

— Il présente ses au revoir. Si tu tends l’oreille, la Punaise, tu entendras le chant d’adieux de sa muse.

— Ah…

— Au fait, dit ma mère en présentant sa petite valise. Je vous ramené des épices.

— Ce n’est pas trop tôt ! s’exclame Jacques. Les clients vont arriver d’une minute à l’autre !

Nous restons toutes les trois surprises jusqu’à ce que nous réalisons qu’il s’adresse à Marianne qui vient d’entrer.

— Je suis là, je suis là.

— Ah ! Des épices exotiques ! sourit Jacques en se frottant les mains. Je vais ranger ça en cuisine.

Ma mère lui emboîte le pas. Je demande à Marianne :

— Tu fais le service ?

— Les clients m’aiment bien. Ils aiment la présence féminine.

— Je suis contente.

— Jacques a organisé un jeu en fin de repas. C’est un jeu d’adresse avec un fer à cheval. Un homme par table a le droit à deux lancers de fer à cheval. Si un de fers arrive à s’accrocher au madrier, je fais une petite danse de dos, et je montre mes épaules.

— Il y a des participants malgré ta couleur ?

— Tous participent. Je m’inspire de toi, je fais durer le suspens, je fais mine de me tourner de face. Mais ça n’est arrivé que deux fois pour le moment.

— Ton père le sait.

Elle sourit et secoue la tête.

— Ça finira par se savoir, dit ma mère.

Jésus rejoint la pièce :

— Mon papillon érotique !

Je souris et m’accroupis pour embrasser son crâne brillant de sueur.

— Mon pianiste ! Tu es prêt pour l’aventure ?

— La dernière aventure, souligne Martine.

Jésus fait une grimace pour me dire de ne pas l’écouter.

— Ôtez vos chapeaux et prenez une place avant que la foule n’arrive, suggère Christophe.

Nous laissons nos couvre-chefs sur les patères, et nous asseyons et Jésus se glisse vers le piano :

— On trinquera après le repas, la Punaise !

Maman revient de la cuisine et s’installe. Je confie :

— Tu vois, un accueil comme ça, je n’en ai jamais ailleurs qu’ici.

— Tu as changé la vie des gens du Païen, me dit Martine.

— Ils ont changé ma vie aussi.

La foule s’amasse à notre table. Tout de suite, on me salue, on me demande si je prépare un spectacle. Je réponds par la négative, mais les rassure sur mes intentions de revenir définitivement.

Le repas est serein. Jacques est de bonne humeur et il vient régulièrement à notre table pour trinquer. Il doit être à son cinquième verre de vin rouge quand il s’empare de sa carabine et beugle :

— C’est l’heure du lancer de fer à cheval !

Un brouhaha anime la clientèle, chaque table désignant son champion. Christophe passe avec le fer à cheval et Clément crie :

— On veut la Punaise !

— Ouais ! La Punaise ! La Punaise ! La punaise !

La salle entière reprend mon surnom. Flattée, enjouée, je me lève afin qu’ils arrêtent de scander mon nom. Je leurs dis :

— Si vous arrivez à accrocher deux fois le fer à cheval, vous aurez les deux !

La salle s’exclame de liesse. Jacques aboie par-dessus le brouhaha :

— Allez, on se dépêche, si vous ne voulez pas louper la messe !

Un homme par table se lève et il s’approche d’un des piliers aux patères duquel Martine vient d’enlever les chapeaux. Une chaise sert à imposer une distance aux joueurs. Le premier à tenter, lance le fer à cheval qui percute un des crochets, puis tombe en rebondissant sur les autres. La foule le hue. Il retente le fer, semble bien parti, mais il glisse, alors l’homme hausse les épaules en retournant s’asseoir.

Le second est un type habile, car il est acclamé et Jacques se moque :

— Ce serait bien de laisser les autres tenter.

Il lance le fer à cheval avec dextérité et celui s’accroche sur la première patère. Les hommes s’exclament de joie. Martine ramasse le fer et lui tend pour le second essai.

— Le rate pas celui-ci ! s’exclame un homme.

— En même temps, il s’entraîne tous les jours !

Il le lance, et le fer tape à côté. Il retombe droit sur un des crochets en dessous, bascule et tombe.

Les huit autres hommes n’ont ni sa chance ni son adresse. La déception m’envahit, moi qui voulais offrir une friandise à mon public. Marianne monte sur le comptoir et Jésus entonne du bout des doigt une mélodie douce. De ma place, je regarde ma successeuse défaire son corset, puis sortir une à une ses épaules. Elle jette de temps à autre un regard vers le public silencieux. Elle se déhanche doucement et laisse descendre le haut de sa sous-robe blanche. Elle est sensuelle, mais pas torride. Je m’avance vers Jésus et lui murmure :

— Des accords chauds, du suspens.

J’avance vers le comptoir et les sifflets m’acclament. Jacques grogne :

— Mais ils ont perdu !

Je ramasse le fer à cheval. Marianne descend de son piédestal. Jésus s’arrête de jouer. Je lance et échoue. Martine le ramasse pour moi. Je le relance une seconde fois et le regarde chuter. La foule soupire de déception. Alors tant pis, je monte quand même sur le comptoir. On m’applaudit. Jacques grogne :

— On se calme !

Jésus commence à jouer. Je détache mes cheveux, puis observe les visages attentifs par dessus mon épaule. Je me déhanche, caresses mes cuisses et tends le pantalon pour qu’il épouse mes fesses. Un sifflet au fond de la salle me rassure sur l’effet produit. Je le relâche, me déhanche en ôtant mon veston. Suspens silencieux. D’une main sensuelle, je passe mes cheveux d’un côté de ma nuque et épie à nouveau mes habitués. J’adore cette sensation de les hypnotiser. J’ai le sentiment d’être née pour ça. Je regarde à nouveau devant moi, et balance les épaules tandis que je déboutonne ma chemise. Je caresse mon ventre et empoigne l’arrière de ma chemise pour dévoiler mes hanches. Tantôt une hanche gauche, tantôt une droite. Je la coince au centre de ma ceinture pour libérer mes mains. Mes doigts glissent sensuellement sur ma taille, puis remontent sur ma nuque. Je jette un dernier œil vers eux, puis libère une première épaule sur laquelle je dépose un baiser. Je dévoile l’autre épaule, puis descends lascivement la chemise sous les omoplates. Je finis par la laisser tomber. Elle reste accrochée à ma ceinture, je passe une nouvelle fois mes mains sur mes hanches avant de les poser sur mes seins. Je me déhanche tout en tournant sur moi-même. Lorsque je me retrouve de profil, ils m’acclament, hystériques. Je reviens dos à eux. Ils me hurlent de continuer, alors je reprends ma rotation. Je danse sans m’arrêter, me retrouvant face à eux. Je remonte mes mains à mon cou en gardant mes bras devant mes tétons, puis je poursuis ma rotation jusqu’à être à nouveau dos à eux. Je lève les bras au ciel. Jésus lit mes pensées en lance un accord final. Ils se lèvent tous en applaudissant, et je revêts ma chemise. Jacques hurle :

— C’est l’heure de la messe !

Je reste derrière le comptoir avec Marianne, et Jacques s’y glisse pour encaisser. Les yeux brillent, les sourires me récompensent. Lorsque la foule a entièrement disparu, Marianne me dit :

— La leçon de la maestria.

— Je ne voulais pas te faire une leçon dis-je.

— C’était pourtant très instructif.

— À table, appelle Martine.

Jacques s’assoit à côté de Jésus et de Christophe. Ma mère et Léonie se resserrent l’une près de l’autre pour laisser de la place à moi et Marianne. Maman me sourit, les joues rouges de malice.

— Quoi ?

— Rien.

— Elle aime se sentir reine, lui dit Léonie.

— C’est ça, acquiesce Maman.

— J’assume, réponds-je.

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