78. Extinction

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Quelques heures plus tard, je me lève aux aurores en même temps que ma mère. C’est sobrement habillées de nos robes respectives que nous descendons les marches. Aux yeux cernés de Jacques attablé, j’en déduis qu’il ne s’est pas alité. J’observe ma table de danse noire et grignotée en humant l’odeur de bois brûlé que mon café ne couvre pas. Il n’est pas sûr que ce qu’il en reste supporte mon poids.

— Ben, la chorégraphie est compromise.

Jacques se lève de table et arrive dans mon dos :

— Ce soir, tu ne danseras pas.

— Mais tu vas rembourser les clients ?

— L’argent n’est pas dépensé, ils sont dix. Ensuite, je vais faire un appel aux dons. Il est temps de repenser le Païen. Le comptoir est intact, mais je pense qu’il est possible de faire de ce lieu, une taverne de confort, un endroit inoubliable.

— Tout est imaginable en matière de décoration, commente ma mère.

— Fanny, tu iras voir Sébastien. Il a du talent et aucun scrupule à sculpter l’érotisme.

J’opine du menton. Jacques regagne la cuisine, puis ses fesses tombent avec lourdeur sur le banc. Il me désigne de la main.

— Toi qui a de l’idée ? Comment différencier le Païen d’une taverne comme une autre, en dehors des soirs de représentation.

— Je pensais à en faire un lieu animé.

— Faire un cabaret, proposer d’autres spectacles, acquiesce Martine.

— Non, je pensais par exemple à de l’interactivité. Tu mets au mur un jeu de fléchette ou d’adresse. Mais à la place des chiffres, tu mets un vêtement, et tu mets une fille qui enlève un vêtement en fonction de l’adresse des joueurs. Et tu fais payer les fléchettes.

— Ça a du sens, acquièsce ma mère.

— Et qui se déshabillera ? demande Martine.

— Moi… ou Marianne, ou une autre.

— Les gens d’ici apprécieront l’idée, j’en suis certaine, glisse ma mère.

— Le moindre prétexte à mater juste un mollet, les fera dépenser une fortune, renchéris-je. Et si tu ajoutes l’adresse ou le hasard dans le système, comme une partie de dé, il aura toujours envie de dépenser plus. Par exemple, trois rideaux. Derrière l’un d’eux, il y a une danseuse à demi-nue. Tu mets une roue au mur et les gens paient pour tourner la roue et selon là où ils tombent ça lève un rideau. Genre loterie !

— Une quoi ? demande Jésus.

— Oui, un loto ! s’extasie ma mère.

— Celui qui gagne le carton complet peut gagner un strip-tease particulier, dis-je.

— Mais oui, s’exclame Martine. Vous pourriez lancer un ticket gagnant pour récolter des fonds. Et vendre plein de tickets. Il pourrait une majorité de tickets perdant, y avoir quelques lots de consolation comme une bolée de cidre offerte.

Jacques caresse son menton en esquissant un sourire :

— Pourquoi pas. Ces idées de jeux me plaisent bien.

On frappe au carreau. Martine se lève, puis revient avec Marianne. Jacques se lève comme un diable et posant ses mains sur la table. De très bonne humeur, il s’exclame :

— Bon ! Je vais chercher du papier. Je vous laisse convaincre la belle Marianne, ainsi que Sébastien. Christophe vous accompagnera, pour plus de prudence.

— Me convaincre de ? questionne Marianne.

— De devenir un lot, suppose Jésus.

Christophe prend la parole :

— Papa veut récupérer de l’argent pour réaménager le Païen et rebondir avec force sur l’attaque que nous avons subi cette nuit. Une idée de Martine est de vendre des tickets. Certains seront gagnants et il suggère une danse érotique pour une personne. Fanny serait un lot, et je suppose qu’il a pensé que tu pourrais en être un deuxième.

— Avec mon métissage, je suis sûre que personne ne viendrait voir son gain.

— As-tu déjà oublié le succès de notre spectacle ? souris-je.

— Non, bien entendu.

— Cela me ferait plaisir que tu acceptes, pour quand je ne serais plus là. — Elle opine du menton. — Nous devons néanmoins offrir quelque chose que la Goutte Blanche ne peut pas offrir.

— La maison de passe ? questionne Maman.

— Oui. Le ticket de loto ne doit pas dépasser le tiers de la valeur d’une passe, et ce qu’on doit proposer doit littéralement leur faire exploser le slip.

— J’en toucherai deux mots à Jacques quand il reviendra, indique Martine. Si vous alliez voir ce Sébastien.

Je me lève de table et Christophe m’imite. Il décroche la ceinture et le revolver du mur, puis le passe autour de la taille avant d’ouvrir la marche. Marianne et Maman m’emboîtent le pas. La torpeur quotidienne nous abat, malgré une bruine fine et délicate. Christophe commente :

— L’hiver, ça fait du bien. Ça va reverdir.

Je distingue le panneau à vendre plaqué sur les volets clos du voisin. Levant les yeux vers l’extrémité du bâtiment, je les vois par la porte sortant de meubles pour les installer dans une calèche. Christophe, leur demande, un peu ingénu :

— Vous déménagez ?

La femme lui répond :

— Ton père n’ayant pas envie d’entendre raison, nous craignons que d’autres incidents du genre de celui d’hier ne survienne à nouveau.

— Mais le shérif va arrêter le coupable.

— Nous avons déjà trouvé une habitation qui nous convienne à moi et mon mari et le propriétaire actuel nous autorise à y déménager nos meubles, le temps que nous vendions ici. En espérant que nous puissions vendre.

Le mépris défigure la femme, tandis que je me demande si ce n’est pas l’occasion d’agrandir le Païen, de faire de véritables chambres à l’étage et d’agrandir le nombre de places assises. Si Martine reste en cuisine et que Marianne vient tenir la salle avec Christophe, il est possible de doubler la restauration.

— Si personne n’en veut, murmuré-je, ça va faire tomber le prix. Il y a un coup à jouer.

— Tu veux acheter ? devine ma mère.

— Papa n’aura pas assez, il devra emprunter, répond Christophe.

— Vu le succès, répliqué-je, aucun banquier, même croyant, ne serait assez fou pour refuser.

— Les banquiers ne prêtent pas d’argent, grimace Christophe incrédule. Ce n’est pas le leur. Je pensais à des créanciers. Mais ce sont les hauts bourgeois de Saint-Vaast qui peuvent investir.

— Il faut convaincre ton père de repenser le Païen, il faut sortir de ce côté fait de bric et de broc. Cet incendie, c’est une occasion unique de tout retaper à neuf. Imagine, tu doubles la place. Marianne peut faire le service, Martine peut aider en cuisine. Allons voir Sébastien et revenons vite.

J’ouvre la marche. Au loin le ciel est encore plus gris, le soleil ne le traverse plus. Nous descendons la colline. La voie de chemin de fer déserte tranche avec la forge bâtie au bord de la route sableuse. Un chat réfugié sous un tas de bric et de broc miaule après nous, comme si la pluie l’effrayait. Il faut dire que les animaux n’y sont pas habitués. Le petit chapeau que ma mère et moi portons ne protège en rien notre visage. Lorsque je tourne le long des derniers bâtiments qui surplombe le chemin de fer, j’ai les joues trempées.

La porte de l’atelier est ouverte et le beau hipster est en train de fixer une porte à une commode. J’observe ses créations terminées : un tabouret de pianiste, une rampe d’escalier.

— C’est productif, commenté-je.

Il lève les yeux et esquisse un sourire. Sa femme entre au même moment et me torpille d’un regard sombre.

— Que voulez-vous ?

— Les services de votre mari.

— Trouvez-vous un autre ramoneur.

— Je parlais de menuiserie, évidemment. Le Païen a été incendié et nous voudrions construire un grand projet de rénovation. On vise une gamme… — Ma main désigne un niveau au-dessus de ma tête. — Et il faudrait que Sébastien participe à la réunion de conception.

— Sébastien a du travail. Je vais venir, je saurais lui expliquer.

Le grand barbu opine du menton. Elle se dresse sur la pointe des pieds, l’embrasse délicatement sur la bouche et lui demande de garder un œil sur leurs filles. Nous remontons les rues avec elles, sans dire un mot et finalement c’est elle la plus mal à l’aise car à hauteur du chat effarouché par la pluie, elle me confie :

— Votre spectacle était inattendu… celui auquel j’ai assisté.

— Ah. Vous avez aimé ?

— Non. Mais, je suis bien obligée d’admettre que vous êtes une grande gymnaste.

— Merci.

Elle n’ajoute rien de plus, alors c’est à moi de la rassurer :

— Je pars de Saint-Vaast quelques jours et ensuite je ramène ma mère dans notre pays. Durant ce temps, Sébastien ne me croisera pas au Païen, vous n’aurez rien à craindre s’il s’y déplace.

— Voilà qui est réconfortant.

Nous tournons dans la rue du Païen, je jette un œil par-dessus mon épaule et ma mère me fait une grimace en agitant la main, me faisant comprendre que Christophe lui a raconté ce qui s’est passé entre moi et Sébastien. La porte de la taverne est ouverte, la femme de l’ébéniste pousse le portillon à battant et constate les dégâts la bouche entrouverte. Jacques soupire en la voyant.

— Ah les femmes ! Elles ne font jamais confiance en leur homme.

— L’expérience m’a appris à ne pas le faire.

— Bon ! Asseyons-nous.

Nous prenons tous place. Jacques sert des verres d’eau à chacun, puis il dit :

— La Punaise m’a déjà soufflé pas mal d’idées par le passé, et je crois que si vous tendez bien votre oreille, vous en aurez pour votre escarcelle. Votre mari est un artiste qui sait faire ressortir les choses et personnellement, ça me chagrine de voir ces belles œuvres noircies par les flammes. Heureusement le comptoir n’a rien. Je sais qu’Ernest Paul était un peu jaloux de ces belles sculptures et qu’il vous en a commandé, donc retravailler pour nous sera à nouveau une belle publicité.

— Oui, reconnaît amèrement la femme. Venez-en au fait.

— Nous faisons appel à vous parce que nous voulons transcender ce qu’est devenu le Païen en un endroit de détente, de luxe et de charme haut de gamme. J’ai ma petite idée d’une décoration, j’en toucherai deux mots à votre mari, mais pas devant la Punaise, c’est une surprise. Bref, la Punaise va nous dire comment elle voit l’aménagement futur. Nous en discutons, chacun lève la main avant de faire une suggestion. C’est moi qui tiens la trésorerie, alors c’est moi qui décide. Ça va pour tout le monde ? À toi, la Punaise.

Je prends une profonde inspiration, puis me lance.

Il est tard quand la femme repart, sans afficher plus aucune animosité. Les clients du midi, inquiets de voir leur établissement fermé passent nous encourager. Jacques ne tient pas à perdre son chiffre d’affaire et veut rouvrir dès demain. Ses sous seront pour l’achat ou la récupération de chaises en attendant le grand aménagement que nous avons décidé, sans avoir été visité l’établissement voisin qu’il compte bien acquérir.

Le soir tombe alors qu’il pleut de plus en plus. Christophe a ramené Marianne chez elle. Alors que nous sommes à table, toujours à discuter de nos plans, le shérif pousse de portillon. Ses yeux se portent sur Maman qui redresse les épaules et retend sa robe. Jacques s’exclame :

— Shérif ! T’as déjà arrêté les grognasses qui nous ont incendiés ?

— C’était deux hommes.

— C’était qui ? Whisky ?

Le shérif opine du menton et vient s’asseoir à notre table, à la gauche de Maman.

— Alors ? s’impatiente Jacques.

— Les frères Poulain.

— Quoi ?! Ces deux suceurs de cierges ?!

— C’est qui ? demande Maman.

— Deux anciens garçons de messe du Père La Béraudière qui ont abandonné la ferme de leur père pour devenir des prêcheurs itinérants. Ce sont des fanatiques qui préfèreraient s’immoler que voir la Punaise danser.

— Et donc ? Quelle sera la sentence.

— Ils seront pendus ! s’exclame Jacques. Et le prêtre avec !

— Non, le corrige le shérif en secouant la tête.

— On sait que c’est lui, ils font tout ce qu’il leur dit ! C’est leur mentor !

— Je ne pendrai jamais un prêtre. Ce sont les affaires de l’Église, et les frères Poulain n’avoueront jamais que c’est lui qui a fomenté cet attentat. Mes fils viendront les chercher demain, ils seront jugés à Saint-Sextant.

— C’est vachement loin.

— Je veux qu’ils quittent la ville au plus vite. Une petite balade de quelques jours sans manger va leur faire du bien et je sais que le juge de Saint-Sextant saura mieux apprécier leur peine que le juge de Coutelas-la-Haute.

Jacques remplit les verres à nouveau.

— J’aimerais trouver quand même un moyen de faire payer le chacal qui se planque dans son église. Pour l’incendie, mais aussi pour la fois où il t’a bien baisée, la Punaise.

Je hausse les épaules, ça me paraît loin et tellement insignifiant à côté du reste. Maman fronce les sourcils et je lui fais signe que je lui raconterai plus tard. Du coup, elle rebondit en pointant le croquis sur la table :

— On ne fait plus de représentation avant ça ?

— Non, grogne Jacques.

— Du coup, ma chérie, tu peux partir à la recherche de Léonie, et comme il me reste quelques jours, je peux peut-être t’accompagner.

Je réfléchis et admets :

— Du coup, on a le temps. Et on reviendra à Marais Rouge avant que je commence ma quête.

— C’est cool ! On va aller visiter un peu le pays toutes les deux.

— Un homme doit vous accompagner pour botter les culs de ceux qui vous feraient chier, sourit Jésus.

— Mais je ne partirais jamais à l’aventure sans toi, l’Estropié. Je sais que tu es un bon botteur de culs.

— Tu m’as fait peur.

— Non, mon chéri, le supplie Martine.

— On va juste au château du Rocher. Il y en a pour quatre ou cinq jours.

— Et après, vous rentrez dans votre pays ? demande le shérif à Maman.

— Oui. Il faut bien. Les vacances, c’est toujours trop court. Vous ne voulez pas nous accompagner ? Vos adjoints gardent très bien la ville, paraît-il.

— Merci pour la proposition. J’ai beaucoup d’affaires en cours.

Elle lui sourit. Je ne sais pas si c’est une impression ou si ma mère drague le shérif, auquel cas cela me met très mal à l’aise en pensant à mon père. Je change de sujet en m’exclamant :

— J’espère que Marmiton va me remettre !

— Personne n’oublie une fille comme toi, me sourit Jésus. Et donc, tu sais où retrouver Léonie ?

— Oui, elle m’a dit où la trouver. Elle a une dette envers moi.

— Œil pour œil, sourit Jésus.

— Exactement.

— Tu veux lui demander quoi ?

J’hésite, puis après tout ayant confiance en chacun ici, je lui réponds :

— La jeunesse éternelle.

— C’est un mythe, articule le shérif.

— Léonie est la preuve que non.

— Parce que ?

— Parce qu’elle a été enfermée quarante ans et elle parait plus jeune que moi.

— Qui t’a dit qu’elle a été enfermée quarante ans ? Elle ?

— Je n’ai pas de raison de ne pas la croire. Elle pond des yeux, ce n’est pas plus invraisemblable ? Ou même de pouvoir voyager jusque dans cet autre monde ?

Le shérif ne répond pas et Maman lui sourit :

— Là, elle n’a pas tort.

— Si elle vous indique comment, ou l’endroit où l’obtenir, je vous accompagnerai. Ce doit être l’endroit le mieux garder de ce monde.

— Bon ! grogne Jacques. Christophe, va prévenir ton oncle que nous allons passer demain matin. Tu me diras quel est son prix.

— Et moi je vais vous laisser, sourit le shérif.

— Et nous, nous allons préparer les bagages, entonne ma mère.

Christophe est le premier à sortir, et au moment où le shérif passe le portillon, Maman s’exclame :

— J’ai oublié de vous demander quelque chose !

Elle le rattrape dehors. Sans pouvoir l’entendre je les regarde discuter, elle laisse ses épaules pivoter comme une collégienne amoureuse. Elle arrive à nouveau à lui prendre un sourire et ils se séparent. Je l’interpelle des sourcils lorsqu’elle rentre.

— Oui, ma chérie ?

— Tu lui as demandé quoi ?

Nous commençons à monter les escaliers.

— Des faveurs.

— De ?

— De…

— T’as pensé à Papa ?

— C’est bon, Fanny, ce n’est pas toi qui va me faire la leçon. Il ne se passe rien. Tu m’as vue l’embrasser ?

— Non.

— Voilà, affaire close.

Je pousse la porte. Elle a raison, et en même temps, qu’elle élude me met mal à l’aise. Elle s’agenouille devant sa valise puis me demande :

— Nous mettons directement un pantalon ?

— Oui, c’est mieux.

J’ouvre ma valise, sors mon pantalon beige et ma chemise pistache. Avec un certain sourire je regarde mon chapeau noir. Cela va me faire bizarre de le porter à nouveau, mais malgré mes nombreux périples, j’ai plus de plaisir à chevaucher en pantalon qu’à danser en string. C’est une sensation de partir à l’aventure, d’échapper à toutes ces nécessités qui dictent notre quotidien. Je dis à ma mère :

— Je suis grave, quand même. Quand je passe trop de temps à la taverne, j’ai envie de grands espaces. Quand je réchappe du danger, je n’ai qu’une envie, c’est d’être ici.

— Ça me semble très humain. Moi, je t’avoue que je ne me verrai pas passer dix jours encore ici, surtout maintenant que ça va être en travaux. Je suis super impatiente de partir à dos de cheval. On fera un bivouac ?

— Oui, à l’aller. J’espère qu’il va s’arrêter de pleuvoir. Je n’ai jamais vu de la pluie durer si longtemps.

— Tu n’as pas eu le temps de vivre toutes les saisons.

— C’est cool en tout cas que tu viennes. Je suis contente.

Maman me tend ses bras alors je m’y glisse pour un câlin.

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