64. Fraternité

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J’ai pu lire les quelques articles de presse liés à ma disparition. La police suspectant davantage une fugue, il n’y a rien eu de télévisé. Mais la Une du quotidien régional ma rassuré sur une chose : Alexandre, le garçon séduit au Double-Six a forcément eut vent de ma disparition. Pas besoin donc de lui apporter des explications. Si physiquement je vais bien, que mon rhume se dissipe pour laisser place à un mal de gorge, les sanglots de ma mère laissés sur mon répondeur téléphonique m’ont laissé un trou béant dans le cœur. Et même si j’ai effacé les messages après les avoirs écoutés, je connais chaque mot par cœur tant ça m’a bouleversée.

Cela fait exactement une semaine, heure pour heure, que j’ai retrouvé la maison des parents, et que je digère mon aventure. Tout juste sortie de la douche, je débranche mon sèche-cheveux. J’admire le reflet de mon tatouage sur l’aine. L’artiste, une ancienne camarade de collège, a prolongé la colonne vertébrale sous le casque et désormais un œil y est enroulé. C’est un passage de ma vie que je ne pouvais pas ne pas graver. J’ai l’impression d’avoir un puits au fond de moi dans lequel j’enferme la détresse. De temps en temps, surtout le soir quand vient la fatigue, le couvercle se lève.

Pendant que je panse le tatouage modifié, les meurtrissures toujours visibles font déborder le puits. Je n’ose pas imaginer la douleur que j’aurais enduré si la Mère Suprême m’avait enfoncé le phallus clouté entre les jambes. Quel aurait été mon état si Jésus n’avait pas réagi avant qu’elle ne me brise les membres ? Je suis chanceuse, je ne cesse de me le répéter. Quels autres supplices nous auraient attendus ? Combien de femmes et d’hommes ont été torturés avant nous ?

Mes viscères se nouent au souvenir de la peur que j’ai ressentie, attachée à la roue, avant de faire sortir du puits mes autres terreurs. Mes yeux s’humidifient au souvenir de l’inquisiteur dans le village fantôme. Mes muscles tremblent au souvenir de l’exorciste assis sur mes jambes, à une seconde de m’éventrer. Mes lèvres se pincent comme si elles sentaient le bâillon de l’apprenti qui accompagnait l’évêque me plaquer brutalement sur la table.

Je murmure à mon reflet en replaçant délicatement l’élastique de mon string sur le pansage :

— Ne repense pas à tout ça.

J’enfile un legging noir qui a l’avantage de ne pas venir scier le tatouage. J’ai choisi un t-shirt jaune un peu court à porter sans soutien-gorge avec des strass argentés et noirs sur le motif. De là, je choisis le vernis à ongle noir, un rose à lèvre couleur dragée, un mascara épais.

Je quitte la salle d’eau satisfaite, choisis une petite sacoche sans lanière, tout juste assez grande pour contenir un paquet de mouchoir, mes pastilles pour la gorge, ainsi que mon portable. J’empoigne mon manteau à fausse fourrure blanche, puis descends les escaliers. Hugo m’attend depuis une demi-heure.

— C’est juste une soirée avec tes frères

— C’est pour ça que t’as mis ta chemise et que je sens ton parfum depuis ma chambre ?

Il grimace, démasqué, puis alors que je m’accroupis au pied du meuble à chaussure pour choisir mes baskets blanches à semelles compensées, il soupire :

— Tu m’as eu, Sherlock.

— Il y aura du monde ?

— On sera une petite vingtaine. Ne dis pas à Maxime que t’as deviné. On a invité tous ceux qui ont demandé de tes nouvelles. Tes copines du lycée et quelques uns des potes avec qui on sortait tous.

— Y aura Sarah ?

— Oui. Je n’avais pas pensée à elle, mais Maxime m’a rappelé que c’était ta nouvelle BFF.

Nous quittons la maison et nous installons dans sa petite Golf. Les roues font craquer les graviers jusqu’à ce que Hugo prenne la direction de la ville. La campagne obscurcie par l’absence de lune nous plonge dans l’obscurité. Hugo questionne :

— Sarah est au courant de l’existence de l’autre monde ?

— Non.

Comme je l’ai promis à Martine, ça reste un secret le temps qu’elle puisse y retourner. Moi-même, je sens bien au fond de moi que j’aurais envie de revoir Jacques et Christophe un de ces quatre. Même le petit Maire à l’œil lubrique et rigolo va me manquer. Je jette un œil à mon profil Instagram avant de couper mon téléphone. Je ne l’ai pas alimenté depuis lundi, je n’en ai plus l’envie. Par écran interposé, c’est un plus fade que lorsqu’on côtoie ses fans au quotidien dans une taverne. Que se dit-il sur le marché ? Enfin la pute est partie ? Est-ce que les ouvriers de la forge ou du chemin de fer parlent de moi entre eux et regrettent mon départ définitif ? Jacques doit se morfondre dans la pénombre de sa cuisine.

— Ça va ? T’es super silencieuse ?

— J’ai mal à la gorge.

— Tu sais que si tu veux parler, si t’as des idées noires ?

— Genre, t’as peur que je me flingue ?

— Non, mais ça fait toujours du bien de parler.

— C’est bizarre en fait.

— De quoi ?

— Ce que je ressens. Tant que j’étais là-bas, je n’ai pas eu ce… ce... Cette façon de ressasser. Ça me prend le soir quand je suis fatiguée, je repense à la Mère Suprême. C’est peut-être parce que je n’ai plus Jésus pour me rappeler que la vie peut être toujours pire.

— Tu n’as rien à faire de tes journées, c’est normal que ça travaille un peu. Il faut te refixer des objectifs.

— T’as sans aucun doute raison.

Quelques minutes silencieuses plus tard, nous parvenons en ville, à l’appartement de Maxime. Nous longeons le couloir étroit, grimpons les escaliers montant au premier étage, et je sonne.

Maxime m’ouvre, lui aussi en chemise, ses cheveux longs bien coiffés. Il me fait la bise.

— Ça va ma petite sœur ?

— Comme une fille qu’il y a moins de deux semaines se faisait fouetter. — Son visage se fige et me fait éclater de rire. — Ça va bien, je te brocarde !

— Brocarde, répète Hugo. Ça existe, le verbe brocarder ?

— Non mais sérieusement, insiste Maxime.

— Ça va. Je t’assure, ça va. Je suis une Gaultier.

Il soupire :

— Allez, entre.

Je pénètre dans le salon, et tous mes amis et anciens amis s’exclament :

— Surprise !

Il m’est difficile de ne pas sourire tant leur surprise est ratée, et voir mes dents les rassurent. Les quelques uns aux airs inquiets se détendent. J’étreins en dernier Sarah qui me berce contre elle.

— J’ai cru que j’allais récupérer le statut de la plus jeune du club de danse.

— La dernière bombasse, plaisanté-je. Tu sais bien, il ne doit en rester qu’une,

— Ne l’étouffe pas, se moque une copine de lycée.

Je l’embrasse à son tour. Sarah lui dit :

— Si tu savais le choc que j’ai eu quand je l’ai vue arriver avec ses hématomes et ses marques.

— C’est vrai ce qu’on dit ? T’as été tabassée ?

— Tu ne suis pas son compte Insta ? demande Sarah en sortant son téléphone.

Je profite de l’intermède pour enlever mon blouson, faire genre que je ne veux pas en parler. J’en profite pour embrasser Mégane, ma camarade de collège et tatoueuse.

— Alors ?

— J’en prends soin. Ça me fait un hématome de plus.

— C’est bien de prendre la vie comme ça.

Sachant par des camarades en commun qu’elle a été forcée à faire des fellations à tout un groupe lors de sa soirée de célébration du brevet des collèges, je lui réponds :

— Tu sais, dans ma galère, il y avait un mec aveugle et cul de jatte. Crois-moi, ça t’apprend à relativiser. Et ce qui m’est arrivé, ce n’est rien comparé à d’autres, rien du tout.

— T’es très forte.

— Toi aussi.

Elle s’apprête à trinquer puis s’aperçoit que je n’ai pas de verre.

— Un verre pour Fanny !

Sarah accoure avec un verre de mojito.

— C’est un vrai, me dit-elle.

— Pas grave, je ne conduis pas.

— À ton courage.

— Au courage de toute les warriors, corrigé-je.

J’échange un regard avec Mégane, puis Hugo vient vers moi.

— Hey ! Faut trinquer avec tout le monde !

La soirée se poursuit, je réponds aux questions évasivement, n’ayant préparé aucun mensonge sur ma soi-disant détention. Puis l’alcool et la musique me permettent de danser, de partager la liesse et d’oublier tout ce que les uns et les autres me forcent à ressasser par leurs questions.

Trois heures du matin. J’ai les mollets en compote, j’ai dansé à en transpirer comme si j’étais au Païen. Apercevant Mégane seule sur le balcon à fumer, je dis à Sarah :

— Je vais prendre mon manteau, faut que je respire.

Alors que je sors sur le balcon dans l’air glacial, Sarah me suit.

— Ça va toute seule ? demandé-je.

— Y a personne qui fume dans tes potes. Tout à l’heure, il y avait le grand Tom, mais il est parti.

— Ça sent la fin de soirée, réponds-je, y a plus grand monde.

— Y a que ton frangin qui s’éclate, sourit Sarah.

Hugo est tout seul en train de sautiller, lui qui a toujours été du genre à préférer la compagnie de son PC aux soirées, ça me fait plaisir de le voir si ivre.

— Il est super ton frère, me dit Mégane. C’est lui qui a invité tout le monde. C’est lui aussi qui a appelé tout le monde pour savoir si on savait où tu étais. T’aurais vu dans quel état, il était.

— Je n’ose pas imaginer.

— En tout cas, ils se sont démenés pour la soirée.

Maxime est déjà en train de ranger, assisté par une Chinoise qui parle approximativement le français et dont je n’ai pas compris de qui elle était la copine.

— Je vais rentrer aussi, me dit Mégane en écrasant sa cigarette. Tu me prends en photo ton tatouage quand il sera propre.

— T’inquiète.

— T’as un nouveau tatouage ? demande Sarah.

— Tu le verras un jour, lui souris-je en rentrant dans l’appartement.

La musique cesse, Hugo chancèle jusque sur le canapé. J’embrasse Mégane puis m’affale entre lui et Sarah. Je regarde la blonde :

— Tu ne veux pas rentrer ?

— Je ne pense pas que ce soit prudent vu ce que j’ai picolé. Hugo a dit qu’il me ramènerait et vu son état, c’est mort. Et je ne vais pas appeler mon copain à cette heure-ci.

— Mais Maxime va ramener tout le monde, répond Hugo.

— C’était une chic soirée.

La Chinoise passe devant nous en pyjama rose en se brossant les dents, les pieds dans des chaussons en forme de pokemon. Elle débranche son chargeur de téléphone puis repasse devant nous pour s’enfermer dans la salle de bains.

— Elle dort ici ?

— Tu veux qu’elle dorme où ? En Chine ? demande Hugo. C’est un peu loin et il fait déjà jour.

— Maxime a une colloc ou c’est une copine ?

— C’était la colloc de Fabienne et deux semaines après, c’est devenu la colloc de Maxime.

— Mais les parents m’ont dit qu’il n’avait personne.

— Il ne veut pas leur en parler. Les parents, ils étaient plutôt à prendre avec des pincettes, ces derniers temps.

— Et toi ?

— Ah non, moi je suis toujours tout seul. — Il baisse les yeux. — Et ouais ! Toujours tout seul.

Maxime s’avance et nous dit :

— Je ramène qui en premier ?

Je me tourne vers Sarah. Elle ronfle, la tête en arrière.

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