61. Le cocon

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L’éveil se fait tout en douceur, lorsque mon corps reconnaît les derniers virages menant à la longère familiale. C’est comme un long rêve qui s’achève, me laissant l’impression de n’être partie qu’il y a quelques jours de chez mes parents. Mon père indique à nos invités :

— Nous voilà arrivés.

— Ils ne sont pas aveugles, chéri, réplique Maman.

— Preum’s à la douche ! m’exclamé-je

L’humidité froide d’octobre me saisit lorsque je descends de voiture. J’emporte mon sac avec moi puis entre dans la vieille bâtisse. Son odeur familière et chaleureuse m’enveloppe toute entière de bonheur. Ma mère me hèle :

— Tes frères arrivent bientôt !

Je grimpe les escaliers jusqu’à ma chambre tapissée de lambris, jette mon sac sur mon grand lit. Un poster de Superbus me rappelle mon adolescence. Je passe le rideau de perles qui isole ma salle d’eau personnelle. J’ai eu le droit à cet aménagement à mes dix ans. C’est l’avantage d’avoir un papa bricoleur et deux frères qui ne m’auraient pas laissé d’intimité.

La douche en quart de cercle prend la moitié de la pièce carrelée de blanc. L'autre moitié est prise par le lavabo et une étagère de verre. À droite cette dernière, un miroir gigantesque accroché au mur fait face au tabouret qui bloque l’entrée de la cabine de douche. Combien de fois je m’y suis mirée par peur de m’enlaidir ?

Je laisse l’eau couler une minute, abandonne à la hâte mes vêtements et me glisse dans la cabine. L’eau est chaude à souhait, et les jets me massent les épaules. Première douche chaude depuis deux mois !

— Oh ! Fuck ! Oh que c’est bon !



Une demi-heure passe. Je me suis décrassée au gant de toilette, légère sur mes blessures, mais ferme sur le reste de ma peau pour enlever l’odeur de sueur de l’autre monde. J’ai mis du shampooing trois fois. Puis j’ai savouré la température de l’eau en me demandant si en dehors de moi, d’autres Occidentaux se rendent compte du confort dont ils ont le privilège.

Lorsque j’ouvre la porte embuée de la cabine, le miroir pâle me renvoit mon reflet lacéré par les coups de fouet. Mon troisième œil émerge, comme si sa curiosité venait d’être attisée.

— T’es encore là, toi ?

Ses scrutations suivent les mouvements de mes propres yeux. Mes pieds s’avancent sur mes vêtements, puis ma main essuie le miroir mural d’un coup de serviette. Je jette un regard vers le lavabo, un autre vers le rideau de perle. Le symbiote ne semble plus indépendant de ma volonté, mon esprit le contrôle. Je ferme une paupière, puis l’autre, puis les plis de mon nombril. Lorsque mes paupières s’ouvrent, mes trois vues se mêlent naturellement. Est-ce l’éloignement de Léonie qui me permet cela ? Ou bien est-ce la fusion psychique qui se poursuit ?

La voix de ma mère demande :

— Ma chérie, tu as fini, je peux entrer ?

Je ferme mon nombril, m’enveloppe de ma serviette, puis passe les perles. Elle pose un regard inquiet sur moi.

— Ça va bien, ma chérie ?

— C’est ma première véritable douche. C’est génial !

Je me penche sur mon sac pour enfiler un tanga fluo et chercher ma brosse à cheveux. Ma mère tend la main.

— Je vais te coiffer.

Je m’assois sur mon lit à côté d’elle, et elle passe ses doigts dans mes cheveux. Lorsqu’elle commence à me brosser les cheveux, un reniflement parvient jusqu’à mes oreilles. Je tente de la rassurer :

— Ne pleure pas. Je vais bien.

— J’ai l’impression que c’était le mois dernier que je te brossais les cheveux pendant que tu déchiffrais tes premiers livres.

Elle pose la brosse à côté d’elle et m’étreint tendrement. Son souffle glisse sur mon cou.

— J’ai tellement eu peur de t’avoir perdue pour toujours, de ne retrouver ton squelette que dans des années.

Ma main se pose sur ses doigts qui tremblent.

— Je suis en vie.

— Je suis si soulagée que tu sois en vie, mais en même temps je suis terrifiée de ce qu’on t’a fait subir.

— Rien de bien méchant, par rapport à d’autres.

Je me lève en laissant la serviette sur le lit. Maman scrute les marques sur ma poitrine et mon ventre.

— Mon Dieu !

— Dans un mois, il n’y aura plus rien.

— Pourquoi tu ne veux pas porter plainte ?

— Celle qui m’a fait ça n’existe pas dans ce monde. La police ne peut rien contre elle, et même si elle parvenait jusqu’à elle, elle devrait faire face à une armée.

— Dans ce monde ?

— J’étais dans un autre monde. J’ai fait quelques photos. Je vous montrerai à table.

Le fait que je sois en mesure d’apporter une preuve coupe toute réponse à ma mère. J’enfile un t-shirt de nuit sur lequel il est écrit de ne pas me parler avant mon café. Maman élude le sujet qui la dérange et commente :

— Tu es toujours aussi belle.

— Je tiens ça de ma mère.

Elle se lève du lit en prenant ma main, puis nous descendons le vieil escalier de bois. Aux côtés de Jésus et Martine, mes deux frères assis dans le salon se lèvent. Maxime, de trois ans mon aîné, longue queue de cheval assumée malgré ses tempes déjà dégarnies, remet ses larges lunettes sur son nez.

— Sœurette !

J’approche des bras qu’il me tend en lui disant :

— Pas trop fort, j’ai mal aux côtes.

Il me fait la bise chaleureusement, puis Hugo, de deux ans mon cadet, m’étreint brièvement à son tour.

— Papa nous a dit qu’on t’avait torturée ?

Je soulève mon t-shirt quelques secondes, et Jésus s’exclame :

— Cornegidouille !

— Regarde ailleurs, lui conseille Martine. Je vais voir si votre mère n’a besoin de rien.

Mon amie de mésaventure se lève, me fait la bise. Elle porte un jeans et un petit pull léger qui appartiennent à ma mère. Jésus aussi a pris une douche. Un t-shirt propre repose sur ses épaules. Je m’assois à côté de lui et croise les jambes, dévoilant les hématomes sur le devant des cuisses. Son unique œil surfe sur ma peau, du genou jusqu’à la lisière de coton. Puis, sa bouche entrouverte se fige en devinant ma poitrine tendre le tissu. Il détourne la tête et observe la vieille cheminée qui flambe. Je souris en grattant son crâne lisse :

— Tu comprends mieux la foule au Païen ?

— Fichtre, oui ! J’en ai les jambes sciées ! — Je ris. — Et génial ce concept d’eau chaude. Peu d’intérêt dans mon pays, mais beaucoup dans le tien.

Je laisse mon bras tomber sur son épaule. Mon père dépose des chips et me demande :

— Que veux-tu boire, ma chérie ? Jus d’ananas ? Abricot ?

— Un whisky. Un double.

Il écarquille les yeux. Jésus dit :

— Je prendrai la même chose.

Ma mère revient de la cuisine avec Martine et déclare :

— Ce sera prêt dans une demi-heure. Un apéro pendant que tu nous montres tes photos ?

— J’étais en train de proposer. Ta fille prendra un whisky.

Ma mère s’assoit en me dévisageant avec des grands yeux. Elle ne dit rien, passe ses doigts derrière ses oreilles, réflexe d’un temps où elle avait les cheveux longs. Lorsque mon père a servi tout le monde, je me redresse, puis commence à raconter mon histoire. Je me doute que Maxime, comme mon père, très cartésiens, ne m’écoutent que par politesse. En revanche, Hugo, plus rêveur se laisse transporter par l’histoire. Je narre le silence, la chaleur de l’appartement, puis, plutôt que de décrire l’extérieur, je fais défiler les seules images capturées durant ma mésaventure. Je parle des moustiques, illustre la fierté d’avoir débloqué l’éolienne à l’huile d’olive. Ma dernière photo est celle d’un train qui passe. Cela me permet de rebondir sur la façon avec laquelle j’ai gagné Saint-Vaast. Je raconte l’arrestation, le vagabondage, et comment j’ai obtenu mon premier morceau de pain. Puis lorsque nous arrivons à ma rencontre avec Jacques, ma mère me dit :

— Stop ! Je ne veux pas perdre une miette de cette histoire. Passez à table pendant que je vais chercher les lasagnes.

— Il vous faut quelque chose ? demande Martine.

— Non, aidez Jésus à s’installer. Fanny, interdit de reprendre ton histoire avant que je sois revenue. Je suis complètement absorbée

Nous passons à table. Ma mère nous sert des portions généreuses. L’odeur du basilic chatouille mes narines. Et sitôt que nous entamons les premières bouchées, Jésus s’exclame :

— Hmmm ! Délicieux !

— Merci, sourit Maman. Bon ! Alors ! Ce fameux Jacques a bien voulu t’héberger.

— Pour la faire courte, il pouvait m’héberger en échange de trente francs par jours. Donc j’aidais au service à l’auberge et comme il a payé mon amende, je lui devais de l’argent. J’étais en négatif. Et comme, dans ce monde, les gens s’enflamment au moindre morceau de chair dénudée, l’idée m’est venue, avec Jésus comme complice, de me faire de l’argent facile. Un midi, j’ai fait payer pour un striptease. À chaque paiement, j’enlevais un vêtement. Sauf les sous-vêtements, mais il n’y a pas besoin de grand chose pour exciter les hommes là-bas. Depuis ce jour, les clients n’ont pas arrêté d’affluer et donc nous avons monté un spectacle de pole-dance.

Maman me confie :

— J’aurais adoré te voir danser. J’ai vu le spectacle de ton groupe.

— La richesse s’est installée, mais aussi l’envie de repartir, et j’ai commencé à enquêter sur la station des Marais Rouges.

Ma narration reprend l’enquête, et révèle comment nous en sommes arrivés à la mine. Mon histoire les ayant captivés, je n’hésite pas à raconter avec précision la rencontre avec le monde des yeux, puis le réveil avec l’œil en train de percer mon nombril. Personne ne demande à le voir, peut-être pensent-ils qu’il va disparaître dans la suite de l’histoire. Mon père semble le plus incrédule. Il me laisse poursuivre ma mésaventure : la rencontre avec Martine, la découverte de la station de métro, jusqu’à l’affrontement avec l’inquisiteur. Progressivement, alors que le plat de lasagne vide gît entre les assiettes léchées, je narre la rencontre avec Léonie, puis comment je me suis échappée des griffes de la Mère Suprême.

— C’est une histoire de ouf ! s’exclame Hugo.

— De quoi ? demande Jésus.

— Mais quelle est la partie véritable de la partie imaginée ? demande Maxime.

— Bonne question, réponds-je.

Je me lève puis relève mon t-shirt avant que mon nombril ne s’ouvre. Guidé par ma propre pensée, mon symbiote quitte mon ventre pour se poser sur ma main. Hugo se lève comme un diable de sa chaise. Maman grimace et s’exclame de dégoût :

— C’est horrible ! Oh c’est horrible !

Papa est tétanisé. Mon symbiote reprend sa place. J’éponge le filet de sang avec la serviette en papier, puis me rassois, contente d’avoir effacé le doute quant à la véracité de ma narration. Plus personne n’ose dire un mot. Jésus tente de briser la stupeur :

— Il reste du vin rouge ?

Je sers mon ami tout en expliquant :

— C’est pour ça que je ne veux pas que ça se sache. Pour ne pas servir de cobaye, et pour pas que l’appartement soit réquisitionné avant le retour de Jésus et Martine.

— Motus et bouche cousue, répond Maxime.

— Qui nous croirait, de toute façon ? ajoute Hugo.

— Peut-être des gens qui savent dans l’ombre, comme c’est le cas de l’Eglise Êvanique de l’autre côté.

Ma mère opine véhément de la tête.

— Nous devons tous faire le serment. Demain, il y a Mamie les cousins et les oncles. Je les ai appelés pour annoncer ton retour. Il ne faudra pas parler de l’histoire. Il faudra dire que tu ne veux pas en parler, d’accord ? Je pense que c’est tout à fait crédible que tu ne veuilles pas en parler. Ils imagineront le pire et tes cicatrices témoignent d’un traumatisme.

— Moi je suis d’accord.

— Nous sommes tous d’accord, tranche mon père.

Mes deux frères opinent du menton. Ce sont des garçons intelligents, je leur fais largement confiance.



La soirée se poursuit, je somnole après avoir répondu aux questions de mes frères, tandis que mon père et Martine surfent sur Internet à la recherche de son ex-mari. Elle commente :

— C’est incroyablement rapide. J’ai connu les tout débuts…

— Bon, ni votre mari ni vos fils n’ont l’air d’être sur Facebook. Peut-être devrions-nous chercher sur les pages blanches.

— Evidemment ! Je pense que ses parents sont en maison de retraite, mais il a peut-être hérité de la maison familiale.

Jésus observe l’écran avec émerveillement.

— Je ne comprends rien. C’est de la pure magie pour moi. Toutes ces informations dans ce truc tout plat.

— En fait, vulgarise mon père, ça va chercher par les câbles jusque sur des serveurs. Des grosses mémoires que tout le monde peut consulter depuis un ordinateur.

Même si je voulais assister aux retrouvailles, mes paupières se ferment toutes seules. Ça ne prendra pas longtemps avant que le sommeil écrase mon esprit. Je lève la main :

— Bonne nuit tout le monde.

Martine se retourne, me dit bonne nuit d’un air affable. Mes frangins me saluent comme si nous étions un soir parmi d’autres. Mes pieds me traînent dans l’escalier. Je me glisse sous les couvertures et m’effondre dans les bras de Morphée en cinq secondes.

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