58. L'évasion du siècle (partie 3/3)

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Une heure passe. L’adrénaline étant descendue, les douleurs dans mes membres, mon flanc et mon dos deviennent lancinantes. Ma respiration semble me transpercer les poumons. Le tenancier est encore éveillé, et nous l’occupons en lui commandant régulièrement une tournée. Les jumeaux vont régulièrement méditer à la fenêtre. Leur va-et-vient me stresse. Mon esprit embrumé d’alcool imagine les geôliers découverts, ou les cris de la nonne entendus depuis la bibliothèque. Peut-être le monastère est-t-il déjà sans dessus-dessous. Je questionne :

— C’est compliqué pour retourner chez moi ?

— Hmm ? demande Léonie. Une fois que nous aurons lancé les chevaux, et pris de la distance, ça ira.

— Je veux dire pour retourner dans mon monde ?

— C’est un système perfectionné de verrou à trois tours. Deux tours pour verrouiller la porte, le troisième fait tourner un marteau qui vient percuter un tympan quantique.

— Je ne comprends pas. Il faut que je tourne trois fois la clé ?

— Ça dépend. Si la porte est ouverte, oui. Si la porte est fermée à un tour, il faut deux fois. Si la porte est fermée à double-tour, il faut tourner une fois.

— Il fallait juste tourner la clé trois fois ?

— Si on veut.

— Fuck ! ! — Je porte mes mains dans mes cheveux. — J’hallucine ! Et pour l’ouvrir ?

— Et bien deux tours en sens inverse. C’est une serrure normale.

— Fuck ! Fuck ! Fuck ! C’était si simple ! S’il vous plaît ! Un autre verre !

Je suis dégoûtée. J’ai dû devenir stripteaseuse, tuer Jeremiah, me perdre dans une mine jusqu’à un autre monde, accepter qu’un parasite s’installe dans mon nombril, échapper à un inquisiteur, subir l’interrogatoire d’un évêque, nous désempêtrer d’une fusillade, me faire torturer par une religieuse folle, m’évader au-dessus du vide, draguer des soldats au risque d’être violée… Tout ça pour apprendre qu’il suffit de tourner une fichue clé. Je ne sais pas comment encaisser la nouvelle.

Léonie passe sa main dans mon dos :

— Qu’y a-t-il ?

— Si j’avais su…

— Tu ne m’aurais pas libérée.

Une nouvelle heure passe, peut-être deux. Il n’y a nulle horloge pour nous l’indiquer. Plus le temps s’écoule, plus le stress de l’alerte se noue. Urbain revient de l’extérieur :

— La mer a commencé à descendre. L’eau ne devrait pas dépasser les paturons des chevaux.

— On ne risque pas de s’ensevelir ? demande Jésus.

— Il suffit de ne jamais s’arrêter et de garder la Cité Pieuse dans le dos, suggère Daniel.

Le tavernier intervient dans notre conversation :

— Faut-il encore aller dans la bonne direction. Ce ne sont pas de grandes marées, si vous n’allez pas en direction d’une chapelle, vous serez surpris par la marée montante. Pourquoi cet empressement ? J’héberge un guide qui repart avant l’aube. Attendez encore un peu, il ne devrait pas tarder à descendre.

Je simule un rire :

— Nous croyions qu’il n’y avait plus de guide sur la cité. Voilà qui nous rassure.

— Je vais lui annoncer qu’il a des clients.

Notre hôte grimpe les marches en bois qui longent le fond de la taverne, puis ses pas retentissent sur le parquet au-dessus de nos têtes. Sa voix est audible :

— Albert ? Tu as cinq clients pour la traversée.

— Ce bon vieux Albert, sourit Jésus.

— C’est lui qui vous a vendu à la Mère Suprême, marmonne Daniel.

— Pourquoi il aurait fait cela ?

— Aucune idée.

— C’était le seul à savoir qui nous étions, ajoute Urbain.

Les deux frères ont raison. Quel qu’ait été le mobile d’Albert, c’est le seul qui a pu dire qui nous étions. Les soldats n’ont pas écorché nos noms lorsqu’ils sont venus nous capturer. Daniel se place sous l’escalier de meunier lorsque les pas des deux hommes se font entendre, puis il dégaine son revolver. Le vieux passeur descend juste après le tavernier. Il se fige à la dernière marche en nous reconnaissant. Debout à côté de moi, Urbain tient son pistolet pointé vers lui.

— Comment allez-vous, Albert ?

Il fait demi-tour et se trouve face au pistolet de Daniel qui le vise par l’espace des marches.

— Vous n’allez pas vous recoucher si vite ?

— Vous êtes des despérados ? demande le barman.

— Non, le rassure Urbain, des pèlerins, de simple pèlerins. Mais allez savoir ce qu’Albert a fabulé au monastère. La Mère Suprême nous a intimé l’ordre de repartir plus vite que nous étions venus. Elle nous prend pour des païens venus semer le désordre et ne veut pas que Jésus accède au monastère. Servez donc à notre guide de quoi prendre des forces très rapidement, qu’il soit aussi bon au retour qu’à l’aller .

Le petit Albert ne dit mot, et traverse la pièce pour s’asseoir à notre table. Il dévisage Léonie. Urbain lui dit :

— Elle ne vous voit pas, mais ça reste impoli de la dévisager.

— Qu’est-ce que vous comptez faire de moi ?

— Faites nous traverser en direction de Pam’Ale, et nous règlerons nos comptes après.

— Pam’Ale est trop loin pour une si petite marée.

— C’est pour ça qu’il faut que vous vous hâtiez de déjeuner, insiste Daniel dans son dos.

Le tavernier lui sert une omelette, et une pomme pour la route.

Cinq minutes plus tard, nous sellons son cheval. Nos montures commencent à avancer dans l’eau qui reflète la lueur de la lune presque ronde. Urbain lui dit :

— Direction Saint-Vaast.

— Vous aviez dit Pam’Ale.

— C’était au cas où le tavernier rapporte nos paroles.

Les chevaux se lancent dans un galop léger, pour prendre de la distance le plus rapidement. À chaque élancée, l’écume salée éclabousse mes pieds nus dans les étriers.

Au fil des minutes, la mer se retire. Le reflet de la lune disparaît par l’absence d’onde, mais elle fait briller le visage chromé de Léonie, et donne une clarté lumineuse au sable humide.

Progressivement, les heures passent, le sommeil bombarde à travers mes veines, ramollit mes muscles, me donne envie de bâiller, et active la faim. C’est avec soulagement que le soleil se lève et provoque un éveil inattendu. Les chevaux se sont remis au pas, ralentis par l’entêtement de Marmiton à se ménager. Dans notre dos, la cité paraît encore trop peu éloignée. Aucune silhouette de cavalier à notre poursuite ne se dessine. Toutefois, il est certain qu’à cette heure-ci, notre évasion a été découverte.

Léonie s’extasie de bonheur :

— Je sens le soleil ! Je sens le soleil !

Un œil descend discrètement de sa robe sur sa cheville et admire pour elle l’horizon. Sa joie communicative me fait apprécier les risques que nous avons pris. Si je parviens à rentrer chez moi, cela aura valu le coup.

— Ouais, ce satané soleil, grommèle Albert.

— Vous ne diriez pas ça si vous aviez été enfermé dans des cachots toute votre vie, lui fais-je remarquer.

— Et pourquoi l’église l’a-t-elle condamnée au cachot ?

— Fanny n’a pas su nous dire précisément, souligne Urbain. Ce serait parce que vous n’aviez plus la foi en Dieu ?

— Si c’était si simple, répond Léonie. Je suis devenue sœur très jeune. La Mère Suprême était à l’époque une amie. Elle m’accordait toute sa confiance et me laissait étudier tous les écrits, mêmes ceux interdits par l’Église. L’existence de Dieu est devenue un doute. J’acceptais de croire en un Dieu, mais pas de la manière dont la genèse nous est narrée. Ma vision de la création s’est élargie au-delà de Dieu, et lorsque la Mère Suprême l’a découvert, elle a considéré que je ne pouvais plus accomplir ma mission, que j’étais souillée.

— Qu’a-t-elle découvert, exactement ? questionne Daniel.

— Quelque chose que je ne veux plus jamais révéler. Pas à n’importe qui.

— Ce n’est pas moi qui jugerai, dis-je.

Léonie a passé trop de temps enfermée pour retenir son secret, et elle avoue :

— L’Église Êvanique n’a que quelques siècles. Avant elle et encore aujourd’hui par ailleurs, d’autre cultures existent. D’autre cultures qui m’ont fait comprendre que la parole de Dieu n’est en réalité que la vision que s’en font les uns et les autres. Un jour, une fille de mon âge est venue au monastère pour fuir un mariage imposé par son père. Sa beauté m’a rappelé mon désir inné des femmes, celui-là même qui m’avait fait entrer dans les ordres ! Mon cœur a brisé toutes les lois religieuses dans lequel mon esprit s’était emmuré. Comment Dieu pouvait-il interdire aux femmes d’aimer autre chose que lui-même, s’il permettait à nos sens de ressentir pareils sentiments. Mon attirance faisait battre mon cœur, mais révélait comme une part animale en moi. Nombreux écrits de scientifiques condamnés par l’église suggèrent que nous ne sommes que des animaux plus intelligents. La Mère Suprême a compris ma déviance. Alors elle m’a condamnée à devenir aveugle. Par la suite, je n’ai pas eu besoin d’yeux pour voir l’ignominie des Hommes et déchoir ma foi.

— Moi, grommèle Albert, je vous aurais rappelé pourquoi la femme a été créée.

— Je ne saurais compter combien m’ont sauvagement violée pour me rappeler ma place dans ce monde. La Mère Suprême croit manipuler les rênes de l’Église, mais elle oublie qu’au-dessus d’elle il y a les évêques. Elle oublie que partout en France comme ailleurs, ce sont les hommes qui imposent leur loi.

— Je ne sais pas pour vous, intervient Jésus, mais je préférais le début de cette conversation.

— C’est vous qui avez posé la question, rappelle Léonie.

— Comment pouvez-vous haïr les hommes ? demande Albert. Oubliez-vous que c’est un homme qui vous a mis au monde ?

— Et vous, comment pouvez-vous mépriser l’existence des femmes ? N’avez-vous pas eu de mère ?

— Je ne la méprise pas.

— Si. En la dévaluant par rapport à celle des hommes. Pour information, je n’ai pas eu de père. Mon géniteur était un violeur, et ma mère trop pauvre pour me nourrir.

Personne n’ose dire un mot. Il n’y a plus un oiseau marin dans le ciel pour couvrir le bruit des sabots sur le sable. Le déballage de rancœur de Léonie amorcé, elle poursuit :

— La religion a bâti des édifices à la sueur des hommes pour tenter de briller plus que le soleil lui-même. Alors je comprends que l’Église soit jalouse quand une beauté païenne réunit plus d’adeptes qu’un de leur bâtiment.

Je note bien l’œil à sa cheville qui m’observe. Le compliment me fait sourire.

En milieu d’après-midi, nous parvenons sur la petite île à la chapelle. Reconnaître le rocher me rassure quant à la bonne direction que nous empruntons. Mon imaginaire dessine déjà les retrouvailles avec mes parents.

Nous libérons les chevaux de nos selles. Daniel pointe sa longue vue en direction de la Cité Pieuse. Urbain se poste avec sa carabine.

— Personne à notre poursuite, constate le premier des deux frères.

— Il faut quand même se préparer à une fusillade. Nous nous réfugierons dans la tour, et il faudra placer les chevaux derrière la tour. La traversée qu’il nous reste est trop dangereuse à pied.

Léonie s’assoit à l’opposé du rocher et un œil entre ses jambes observe les petites vagues qui viennent caresser le sable et annoncer la marée montante. Je la rejoins, laissant un espace d’un mètre entre sa pestilence et moi.

— Je suis navrée de tout ce que tu as vécu.

— Pourquoi ? Tu n’y es pour rien. — Ses doigts se posent sur le dos de ma main. — Ça me fait du bien de parler à quelqu’un d’autre qu’à moi-même, de voir combien ce monde est beau. Et je te suis éternellement reconnaissante. Dis-moi ce que tu souhaites.

— Rien d’autre que rentrer chez moi.

— D’accord.

Sa main passe sous sa robe et un deuxième œil apparaît. Il s’entremêle à ses doigts. Elle murmure :

— Un cadeau de rechange pour Jésus.

Elle se lève. Le vieux guide est dans la chapelle en train de prier à l’ombre, il ne peut donc rien apercevoir de la sorcellerie. Jésus est assoupi contre le mur extérieur de la petite tour. Léonie s’accroupit et tend la main vers le visage de l’Estropié.

— Jésus, j’ai un cadeau pour te remercier.

Jésus sourit, sans même sursauter lorsque le globe aux trois tentacules entre dans son orbite vide.

— Laisse-lui quelques temps pour communiquer avec toi. Le nid de son prédécesseur est déjà fait, tu ne tarderas pas à voir.

— Merci.

Elle l’embrasse sur le front. Au froncement de nez, Jésus trahit le malaise que l’haleine fétide de Léonie provoque. Je déroule mon tapis de sol près de Jésus, puis m’allonge. J’ai besoin d’une bonne sieste.

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