55. La traversée (partie 2/2)

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L’aube n’a pas encore éclairci l’horizon que la voix du guide gronde :

— Debout la jeunesse. — Les bras des deux frères me libèrent lentement. — Si la dame veut satisfaire un besoin pressant avant que nous reprenions la route, c’est le moment.

Il s’éloigne pour aller uriner sur l’eau, alors je m’éclipse de mon côté. Comme prévu, j’enfile une robe pour ne pas attirer la méfiance à notre arrivée. Pourvu que le guide tienne sa langue, il a les yeux trop fuyants pour m’inspirer la confiance.

Quelques fruits secs avalés à la hâte et nous sellons nos chevaux. L’aube finit par faire briller le sable humide, magnifiant le paysage infini. Moins d’une heure plus tard, le soleil a déjà asséché chaque grain, donnant l’impression d’être perdus au milieu d’un Sahara aplati. Le ciel a pris ses teintes bleues et aucun nuage ne se profile pour tempérer la torpeur montante.

— Il ne pleuvra pas aujourd’hui, commenté-je.

— Non, lâche le guide. Horizon rouge au soir, gosier au désespoir.

Les chevaux avancent avec résignation, malgré la faim et la soif. Rapidement, on a l’impression d’être au milieu de nulle part. La silhouette de la citadelle devient l’unique repère.

La chaleur grimpe au fil des heures, plus dure que le premier jour, sans un coin d’ombre pour les bêtes, sans plus d’eau à rationner. Rapidement, la sueur qui détrempe la robe finit par sécher et il n’en reste que le sel. Les lèvres gercées par la déshydratation, nous désespérons de la lenteur avec laquelle les murailles se rapprochent.

Le soleil n’est pas encore couché lorsque nous parvenons à la Cité Pieuse, bâtie sur un immense rocher. Les murailles s’articulent autour de cinq tours aux toitures pointues. Au sommet de chacune d’elles, une statue mi-humaine mi-animale de quatre mètres de haut, couverte de feuillure d’or, observe l’horizon. Le rocher en lui-même est une excroissance au bord d’une falaise marine. La mer ne découvre le sable que sur une moitié côté terre. L’autre moitié baigne dans l’eau, et le bleu sombre de la fosse tranche sous la surface. Cette profondeur permet à un voilier d’être amarré à des pontons longs de plusieurs centaines de mètres. Les goélands que nous n’avions plus aperçus depuis plusieurs heures sont à nouveau présents. Nos chevaux se hâtent en apercevant l’herbe rase à l’entrée de la forteresse. Impossible de commander à Marmiton de ne pas se jeter dessus. Comment lui en vouloir ? Il a le ventre vide depuis presque deux jours.

— Enfin arrivés ! soupire Daniel.

— Ne laissez pas trop vos chevaux brouter cette herbe, elle est salée, indique le vieux guide. À l’intérieur se trouvent des petites pâtures et des abreuvoirs d’eau de source. Pour moi, la route s’arrête ici. Je vais prendre une collation et attendre la prochaine marée.

— Merci pour tout, répond Urbain.

— Vous m’avez payé.

Il sourit, puis son étalon noir l’emmène à l’intérieur. Les jumeaux conduisent leurs chevaux vers la herse béante. Seul Marmiton reste à brouter et ignore la traction de ma main sur ses rênes.

— Suis-les, s’il te plait. Il y a à manger à l’intérieur.

Ni le claquement de langue, ni le coup de talon ne le font broncher. Jésus plaisante :

— Marmiton, il y a une jolie ânesse à l’intérieur.

Marmiton fait celui qui n’entend pas. Je désespère.

— Pitié ! Les autres chevaux, ils vont boire et pas toi !

Il dresse la tête. Je le talonne aussitôt et nous les rejoignons. Les sabots claquent sur les pavés. Des gardes armés de carabines nous observent. Le cercle et la croix êvaniques sont brodés de blanc sur leur tunique. De larges sombreros noirs couvrent leur visage buriné par la mer. Perdue entre les murailles, la Cité montre combien elle est imprenable. Les premières rues qui nous apparaissent sont étonnamment animées. Marmiton rejoint les autres chevaux aux abreuvoirs, donc j’en profite pour descendre de selle. Je masse mes fesses engourdies et Daniel me fait remarquer :

— Ça ne se fait pas.

— De quoi ?

— De faire ce geste. Surtout pour une femme.

— De se masser le cul ?

Il n’ose pas répondre. Jésus arbore un sourire amusé. Nous observons la ruelle qui monte en sinuant.

— Il ne reste plus qu’à accéder au monastère.

— Demain matin, indique Urbain.

— N’attirons pas l’attention, ajoute Daniel. Cherchons des chambres.

Nous n’avons pas à chercher. À peine les chevaux ont-ils fini de boire qu’un gamin d’une dizaine d’années, en toge noire ; et au crâne rasé vient nous voir.

— Bonjour nobles pèlerins. Cherchez-vous une chambre ? Cent francs par lit et vos chevaux ont une écurie avec foin, orge et son.

— Cent francs par personne ? m’étonné-je.

— Et trente francs supplémentaires pour l’âne.

— Qu’est-ce qu’il a mon âne ?

— Cela fait cinq bêtes, hors vous êtes quatre.

— C’est du vol !

— La femme parle toujours à votre place ?

— Excusez ma fille, jeune homme, glisse Jésus. Je suis très diminué, et elle a pris l’habitude de parler pour moi.

— Vos fils devraient…

— Ce sont des employés. Ils n’ont pas à parler à ma place. Nous allons prendre les chambres que vous proposez si elles ne sont pas trop éloignées du monastère. Comme vous le devinez, je peine à me déplacer.

— Oui, Monsieur. Ce sont les deuxièmes plus proches de l’enceinte monastique.

— Parfait. À quelle heure a lieu la première cérémonie ?

— Demain, à cinq heures.

Jésus prend ma main.

— Loué soit le Seigneur. Nous sommes arrivés, et il nous envoie ce jeune moine. Tu lui donneras un pourboire.

— Oui, père.

Le garçon ouvre le chemin, sitôt Jésus remis en selle. Nous marchons devant nos chevaux et je murmure :

— Les moines n’ont-ils pas fait vœu de pauvreté ?

— L’argent va à l’Eglise, indique Daniel.

— Peut-être pas les trente derniers francs, sourit Urbain incrédule.

Nous grimpons les rues, longeons un cimetière où les stèles sont toutes ornées d’un cercle, et d’une Êve en souffrance. Une femme chauve en toge noire est agenouillée devant l’une d’elle. Elle ne porte pas de cornette. Son crâne est tatoué, comme une tonsure d’une fresque représentant la martyre.

Nous parvenons aux habitations, à vingt mètres des robustes portes de l’abbaye. Le jeune moine nous conduit à travers une venelle très étroite jusqu’aux écuries, à l’arrière d’une boutique d’icônes religieuses.

— Voilà les écuries. Je vais chercher les clés de vos chambres.

Il s’éclipse à l’intérieur de la bâtisse. Je desselle Marmiton qui a plongé la tête dans la mangeoire. Je brosse son pelage assombri par la transpiration. Le moine revenant, je prépare le paiement ainsi que vingt francs de pourboire. Lorsque je lui tends les billets, il ne s’adresse qu’à Jésus :

— Merci, Monsieur.

Je me retiens de lui dire que c’est l’argent que j’ai gagné. Il me remet quatre clés au bout desquelles pendent un rondin de bois sur lesquels est sculpté le numéro des chambres. Sitôt qu’il est hors de portée, je serre les dents :

— Petit con.

— Ne lui en veut pas. Il grandit isolé de la civilisation, se moque Daniel.

Nous finissons de nous occuper de nos chevaux, puis gagnons l’intérieur. Les chambres se situent à l’étage au-dessus de la boutique. Ce sont des cellules étroites avec une lucarne côté mer si petite qu’elle ne permet pas de profiter du paysage. La couchette prend la moitié de la place, et il n’y a aucun mobilier pour y ranger ses affaires ni pour y poser une bassine pour la toilette.

Je laisse mon sac puis referme la porte.

— J’ai soif, pas vous ?

— Allons à la fontaine, propose Urbain.

Nous quittons notre obscur couloir, et regagnons la rue. Sur une petite esplanade près du cimetière, la gueule d’un monstre de granit vomit de l’eau limpide. Je trempe la tête entière.

— Ah fuck ! Ça fait du bien !

Les jumeaux penchent la tête pour boire avec plus de retenue. Jésus lui, se fiche autant que moi de la décence.

— J’ai la sensation d’avoir la tête qui gonfle et dégonfle sans cesse, confie-t-il.

— Il a fait particulièrement chaud, je trouve, reconnait Urbain.

Un groupe de nonne passe devant nous, la moitié voilée et coiffée d’un tricorne, l’autre moitié au crâne glabre et tatoué. Les plus jeunes ont une petite fresque. Les plus âgé, le tatouage couvre presque tout le crâne et descend le long de la nuque. Le point commun de chacune est la martyre au centre. Sitôt qu’elles ont franchi les portes du monastère, Daniel murmure :

— Il va falloir attendre la faveur de la nuit prochaine. Demain, contentons-nous de vivre en pèlerins et de repérer les lieux.

— Il nous faudra des bougies, ajoute Urbain. Il fera sombre dans la bibliothèque.

— Procédons avant tout au repérage, insiste Daniel. Nous discuterons demain soir d’un plan.

— Mais si on peut prévoir…

— Mieux vaut y passer cinq jours et réussir que tenter en deux jours et échouer.

— Il a raison, dis-je. Je ne suis pas à cinq jours près, et la femme miroir encore moins. — Je rebois une gorgée. — Il y a un restaurant dans le coin ?

— Nous sommes passés à côté d’une auberge qui grillait un cochon, indique Jésus.

— J’ai vu une auberge, mais je n’ai pas vu de cochon, répond Daniel.

— Je ne l’ai pas vu, je l’ai senti. Il avait même une petite odeur de gibier qui me laisse supposer que c’était un cochon sauvage.

— Cela m’étonnerait. Si c’est le cas, le gibier doit être excessivement cher. Papa nous a dit qu’ils vivaient beaucoup de l’élevage de volaille et de pèche.

— Normal, dis-je. Bon, on tient les paris sur ce qu’on peut y manger ? Je mise sur le flair de Jésus.

— Il paraît que les nonnes font de super omelettes, ajoute Urbain.

— L’omelette de la Mère Suprême, c’est bien connu, sourit Jésus. À parler, vous me donnez faim.

Jésus se mettant en marche, nous lui emboîtons le pas. Descendre la rue est facile. Je me demande à quelle vitesse il remontera les pavés après le repas.

L’auberge est à mi-chemin entre la herse et notre hôtel. Lorsque nous passons la porte, un fumet de bacon me fait l’effet d’un coup de poing à l’estomac. L’aubergiste n’est pas un moine, puisque barbu et vêtu d’un tablier blanc. Alors que nous avons pris place à table, il s’amène avec une ardoise immense et la tient devant nous. Il utilise une voix monocorde pour nous présenter ses recettes :

— Aujourd’hui nous vous proposons la saucisse à l’oignon sur son lit de lentilles vertes, les oreilles grillées au miel accompagnées de leurs pommes de terre, le jarret et sa farandole de champignons…

Au fur et à mesure qu’il présente, je lis le prix des plats. Quatre-vingt franc, quatre-vingt dix francs, Cent-vingt francs. Les jumeaux avaient raison, la viande porcine coûte cher sur l’île. La hure, la joue, les pieds, tout passe sur le gril. J’opte pour la saucisse, moins cher que le reste. Sitôt notre commande passée, il retourne son ardoise et affiche sa carte des vins :

— En accompagnement ?

— Pas de grillade sans vin rouge, déclare Daniel. Nous allons prendre ce que vous nous conseillez qui puisse accompagner nos plats.

— Je vous propose une Sainte-Emilie du domaine d’Aquelon. C’est une cuvée jeune et fruitée.

C’est bien la première fois que j’entends un vin porter un nom féminin. L’aubergiste est soit honnête, soit réaliste puisqu’il nous propose sa bouteille la moins chère, à deux cent dix francs. Je ne suis pas tentée, mais les jumeaux décident que nous boirons du vin.

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