34. Le bal des soldats (partie 2/2)

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Deuxième whisky, je tiens les mains de Jésus. Bien qu’immobile sur son tabouret, il me fait danser. Je tourne lorsqu’il me fait passer sous son bras, et mes hanches jonglent avec les notes. Le regard du barman et des hommes à proximité ne parviennent pas à se décrocher de ma robe. Les sourcils de mon cavalier forment des vagues au rythme de la musique pour me faire rire. Jésus se fiche bien des ragots, seule notre amitié compte. Malgré son infirmité, il me fait danser, il m’amuse, se fichant des qu’en dira-t-on.

Des jeunes soldats qui ont tout juste vingt ans se sont approchés pour s’hydrater. Deux frères jumeaux dans mon dos m’observent et se parlent entre eux. Le shérif qui les aperçoit leur dit d’une voix autoritaire :

— Invitez-là à danser !

Le premier s’avance et me présente la main. Ivre, je fais une petite révérence avant d’accepter et le laisse m’entraîner au milieu de la place. Je note bien quelques regards critiques de mégères, et cela me fait rire de victoire. Enfin ! L’un d’eux a bravé les commérages.

Mon corps tourne, léger, heureux, amoureux de la danse. Les yeux bleus de mon cavalier brun ne me quittent pas d’admiration. Il a une cicatrice au sourcil droit, et un éclat de malice insolente, comme s’il cherchait à savoir qui je suis tout en frimant de me faire danser. Je ne peux que le récompenser, je lui offre le meilleur de moi. Et lorsque le violon s’arrête, je termine en grand écart sur les pavés. Les applaudissements pleuvent et le frère jumeau prend sa place. Les musiciens repartent de plus belle. Je n’ai pas la sensation d’avoir le même cavalier. Il lui manque un morceau d’oreille droite, et il semble plus mesuré dans ses gestes. Ce sont mes hanches qui viennent se coller contre lui, et faire danser ma robe au rythme de ses pas.

Cette danse m’étourdit un peu, me met en nage. Heureusement, les musiciens annoncent qu’ils vont faire une petite pause. Mon galant cavalier me raccompagne à la buvette.

— Merci beaucoup, gentlemen.

Je me suspends aux deux frères puis dépose un baiser sur la joue de l’un, puis de l’autre.

— Je vous laisse, une envie pressante.

Ma main flatte le crâne lisse de Jésus, puis je m’éclipse au travers de la foule. Ma silhouette se faufile par la grille ouverte de l’orangeraie puis s’éloigne des voix entre les petits arbres, pour trouver un coin tranquille à l’abri des regards. Jetant un œil par-dessus mon épaule, j’aperçois trois hommes patibulaires qui me suivent d’un pas hâtif. Mes pas changent de direction et accélèrent le rythme en direction de l’autre sortie.

Les hommes me rattrapent. Une main me bâillonne. Je me débats de terreur, mes cris étouffés par la paume rude. Ils me plaquent dos au sol. La main reste fermement appuyée sur mon visage et un quatrième homme les rejoint. C’est le grassouillet exorciste aux dents noires. Mon cœur bat pour fuir de ma poitrine. Alors que les deux autres me maintiennent les bras, l’ecclésiastique s’assoit sur mes jambes et défouraille une dague argentée. Il ne m’est plus possible de bouger du tout. Sa lame lacère la robe, tranche les lacets de mon corset puis libère mon ventre. La pointe acérée appuie sur mon nombril.

— Tenez-la bien ! Il faut que je tue le démon au premier coup !

Il brandit la dague. Un coup de feu retentit. Une gerbe de sang jaillit de sa bouche et m’asperge le visage. L’exorciste retombe lourdement sur moi, tandis que les autres se lèvent, les mains au-dessus de la tête.

— À genou ! tonne la voix du shérif.

Ils obéissent comme un seul homme. Soulagée, je laisse ma tête reposer au sol. L’un des jumeaux pousse du pied le corps lourd qui m’écrase, et l’autre m’essuie le visage avec son mouchoir.

— Ça va aller, c’est fini.

L’adjoint du shérif accourt depuis la grille du parc.

— J’ai entendu tirer !

— C’est bon, César. Quatre guignols pas très discrets. Retourne à la fête, je m’en occupe avec mes fils.

— Bien.

— Vous, vous portez le gros. Direction mon bureau.

Les trois hommes se relèvent, et soulèvent le cadavre de l’exorciste. Ils se mettent en marche. Les deux frères m’aident à me relever.

— Qu’est-ce qu’ils te voulaient ces tarés ?

— Elle vous expliquera après, tranche le shérif.

Nous sortons de l’orangeraie en silence. J’ai toujours la vessie pleine et le whisky me fait tourner la tête. Ma seule satisfaction : ne pas m’être urinée dessus sous le coup de la frayeur

Nous arrivons après quelques minutes à l’office du shérif. Les trois bandits sont essoufflés. Le shérif leur ordonne de laisser le corps sur le trottoir, puis dit à ses fils :

— Je vais enfermer ces trois-là. Raccompagnez Fanny au Païen. — ses yeux s’adressent à moi. — Tu peux leur montrer.

Nous poursuivons notre chemin jusqu’au Païen. J’allume les néons, puis l’un des deux dit :

— Nous les avons vus te suivre, mais on pensait qu’ils voulaient autre chose.

— Mais très beau tir, Urbain. Je pense que Papa l’a noté.

— Merci.

— Je reviens, indiqué-je.

Après une brève éclipse par la cabane au fond du jardin, le temps de me remettre de mes émotions, je retrouve les deux jumeaux qui patientent à la taverne. Je passe derrière le comptoir et leur propose :

— Un remontant ?

— Pourquoi pas.

Je pose trois shooters sur le bar et demande à celui à l’arcade marquée :

— C’est toi qui a tiré ?

— Oui.

— Merci.

— De rien. C’est quoi l’histoire ?

Bien obligée de leur faire confiance, je leur dis :

— Je suis allée dans les mines des Marais Rouges il y a un peu plus d’une semaine. Et, avec Jésus, nous avons découvert un autre monde. Un monde plein d’yeux… Des yeux qui rampent. Bref. — Je repasse de leur côté. — Il y a deux jours, un œil qui s’est échappé de ce monde est venu me trouver et il a décidé de faire son nid dans mon ventre, pendant mon sommeil.

Les jumeaux ont l’air sceptique, mais ils ne commentent pas. J’écarte les bords lacérés de ma robe, inspire profondément, puis pousse l’œil avec mes muscles profonds. Leurs yeux s’écarquillent, et ils s’accroupissent pour mieux observer le squatteur. L’un d’eux interroge :

— Ça fait mal ?

— Non. Je le sens à peine.

— Je peux le toucher ?

Le garçon pointe son index vers l‘œil et mon nombril se referme avec le réflexe d’une paupière. Il se rouvre quand le doigt s’éloigne. Le second garçon présente son index et le passe à distance de mon ventre.

— Il le suit ? demandé-je.

— Oui.

La porte s’ouvre brutalement. Je contracte mes muscles, l’œil rentre, Jacques entre en jurant :

— Cornegidouille ! Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Des types ont essayé de s’en prendre à elle, répond un des garçons. Un gros fanatique avec une dague.

— L’exorciste que vous avez fait venir, dis-je.

— Et ?

— Il a dû embaucher ou convaincre trois mecs. Mais il n’a pas eu le temps, ils sont arrivés à temps. Par contre, ma plus belle robe…

— J’aurais dû écouter Jésus, soupire Jacques. Il m’avait dit de ne pas appeler d’homme d’église. Dieu merci, tu n’as rien… enfin façon de parler. Tu… tu veux que je reste à la taverne avec toi ?

Je secoue la tête.

— Je vais revenir à la fête.

— Non, mais je comprends que tu sois secouée.

— Non, ça va. Je vais rester près de mes chevaliers servants. Je vais changer de robe.

Je gagne les escaliers, puis rejoins ma chambre. J’éponge mon visage du sang. Par la trappe ouverte, j’entends Jacques leur dire :

— C’est pour elle que je voulais trouver la guérisseuse. Mais si l’exorciste a prévenu d’autres pantins de l’Église, il faudra qu’elle parte vite. Est-ce que ça vous intéresserait de l’escorter ? Je n’ai pas confiance en d’autres personne que votre père, mais j’ose espérer que vous avez hérité de ses valeurs.

Je change de toilette, revenant à ma première robe brune. Lorsque je les retrouve, Jacques annonce :

— Bon ! Les jumeaux t’accompagneront dès demain chez la guérisseuse. Nous allons essayer de trouver mon frère dans la fête pour qu’il t’apprête un cheval.

— Si je peux avoir Marmiton.

— L’âne ? C’est moins endurant qu’un cheval.

— Oui, mais le feeling passe.

— Le quoi ?

— L’entente.

— Ah ! Du moment que tu me reviens entière. Il y aura une nouvelle salle à rentabiliser. Allez ! Profitez de la soirée pour faire connaissance.

Il ouvre la porte, alors nous sortons et ouvrons la marche. Essayant de ne plus penser à mon troisième œil, je demande :

— Comment vous vous appelez ?

— Urbain

— Daniel.

— Comme Urbain, Daniel et Tristan.

Ne comprenant pas la référence, j’éclate de rire. Tout en marchant, nous faisons connaissance. Urbain a hérité de la cicatrice au visage à cause d’un coup de couteau au cours d’une bagarre de bar. Daniel doit le cartilage arraché à son oreille à une balle de révolver, lors d’une fusillade au tout début de leur service militaire. La guérisseuse en question est la femme qui l’a soigné. Ils ignorent si elle pourra faire quelque chose pour mon troisième œil, mais les habitants de Sainte-Martine-du-Désert ont nommé leur village en son hommage.

La soirée s’étire de bonne humeur, arrosée d’alcool. Je me sens plutôt à l’aise avec les deux jumeaux. Bien qu’ils soient d’un an mes cadets, ils ont une maturité qui les distingue de beaucoup de jeunes de mon monde. Ils ont des yeux d’un même bleu que les miens et un éclat d’intelligence. Je pense sincèrement qu’avec Jésus comme compagnon, notre voyage sera inoubliable.

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