31. Journée folle

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L’œil est resté introuvable. Peu avant l’aube, les hommes sont partis prendre du repos. J’ai passé la nuit assise dans la taverne, à la lueur de deux bougies, recroquevillée sur une table. Jacques me rejoint avec un mug de café chaud.

— Tiens.

— Merci.

— Il faudrait que tu dormes.

— Je ne peux pas dormir par terre dans cette chambre.

— Tu peux dormir sur la commode dans la chambre de Jésus.

— Ce soir.

Jacques s’assoit à une chaise puis me confie :

— Je l’imaginais plus gros.

— C’est exactement ce qu’on a vu dans la mine.

— Il devait venir de là-bas.

— Sans doute.

— Il vous a suivi. Et il était dans ta chambre. Il n’y a pas de coïncidence. Peut-être qu’il y est depuis que vous êtes revenus.

— Pourquoi il n’a attaqué que maintenant ?

— Il t’a attaquée ?

Je secoue la tête, lèvre pincée.

— Non. Il me regardait.

— Il te regarde peut-être depuis plusieurs jours et tu ne l’as vu qu’hier soir. Un œil, c’est fait pour regarder.

— Alors quelqu’un m’espionne ?

— Tu étais avec Jésus. Donc il a peut-être observé Jésus pendant plusieurs jours.

La théorie se tient. Quelqu’un depuis l’autre monde nous observerait. Le colosse barbu frappe à la porte, alors Jacques se lève en concluant :

— Je ne pense pas qu’il faudra en avoir peur s’il revient.

Il ouvre la porte.

— Bonjour Monsieur Tardif.

— Bonjour Sébastien.

Le colosse m’aperçoit assise sur la table, mon café entre les mains et s’étonne :

— Tout va bien ?

— Un orvet dans sa chambre. Rien de méchant. Fanny, va mettre une robe, et faire les courses, ça va te changer les idées.

Je repose mes pieds au sol, m’attendant à une attaque de l’œil. Rien ne fonce sur moi. Le beau brun aux yeux bleus ne me lâche pas du regard jusqu’à ce que je disparaisse dans le couloir. Il dit à Jacques :

— Elle a de beaux yeux.

— Tout le monde le dit.

— Bon. Nous avons dit les deux piliers et le comptoir…

Une heure plus tard, Jacques observe les appâts pour vermine derrière la vitrine d’un spécialiste.

— Evidemment, appâter un œil, on ne sait pas comment faire. C’est peut-être un œil d’homme. Tu étais parfaitement nue, hier, c’est peut-être ça qui l’a attiré.

— Tous les soirs, je suis parfaitement nue, soupiré-je.

— Peut-être qu’il ne reviendra pas.

— Je ne vais pas dormir ce soir.

— En tous cas, c’est une histoire de fou qui nous arrive, là. On ne peut pas dire que tu nous aies apporté que du bonheur

— Je n’aurais pas dû aller à la mine.

— Tu ne pouvais pas savoir. Je continue à penser que ce n’est pas dangereux. Ça n’a pas de bouche ni de griffe.

Me référant à tous les films que j’ai pu voir au cours de ma modeste vie dans l’autre réalité, je ne peux être aussi catégorique. Inutile d’entrer dans le débat, ce serait trop long de lui expliquer.

Nous poursuivons nos emplettes. Malgré le pessimisme de la veille, Jacques est plutôt de bonne humeur car il prend soin du choix de ses condiments, trahissant l’envie de préparer un bon déjeuner. Lorsque nous rentrons, le colosse sexy est occupé à sculpter un des deux piliers du bar. Il dégage un charisme viril, une aura sauvage qui renvoie mon imagination sur des chemins libidineux. Sa présence ne me laisse qu’une envie : me blottir contre lui, me laisser bercer par ses gros bras rassurants, m’abandonner, ne plus réfléchir à ma situation, et profiter de l’instant présent. Sur une feuille, j’aperçois les croquis au fusain d’une fille nue, la tête en bas sur une barre de pole-dance. Ce pourrait être moi, mais sa poitrine est plus généreuse. Me voyant zyeuter, il m’octroie un sourire charmeur :

— J’ai fait selon mon imagination.

— Pas trop mal. Il vous faut le modèle ? — Ses yeux me dévisagent avec appétit. — Après le service, si vous avez le temps.

Il opine pour faire signe qu’il a entendu, sans se décider pour autant, puis poursuit ses coups de ciseaux à bois. Il est temps pour moi d’enfiler ma tenue de serveuse et d’aider Jacques en cuisine.

Le service me paraît long, tant je suis impatiente que les yeux du Sébastien caressent ma peau. L’ébéniste a masqué son travail avec deux torchons, et il déjeune avec les habitués, me suivant en permanence avec un regard ténébreux qui me fait fondre. J’use de mes yeux bleus pour l’accrocher. Je ne ferai pas la même erreur qu’avec Alexandre. Si je lui plais, je ne laisserai filer aucune occasion.

Les gens finissent par partir. Alors que je suis en train de nettoyer les assiettes en cuisine avec Christophe, le colosse entre. Le fils de Jacques s’étonne :

— Vous cherchez quelque chose ?

— Je venais pour le modèle.

— Ah oui ! m’exclamé-je. C’est par là, suivez-moi. — Abandonnant les écuelles sales, je grimpe les escaliers, puis ouvre la chambre de Jésus. — Entrez. Sébastien, c’est ça ?

— Oui.

J’entre et m’adosse au mur. Tout en le dévorant du regard mes doigts défont les laçages de mon corset. Il sourit, dansant d’impatience d’une jambe sur l’autre. Ma jupe tombe, la sous-robe s’envole. Je croise les jambes en avançant vers lui et chantonne :

— Vous voulez le modèle qui danse ou le modèle nu ?

Ma main caresse sa chemise, puis mes talons tournent vers mon ancien lit. Dos à lui, face à la fenêtre ensoleillée, je dégrafe mon soutien-gorge. Il ne bouge pas, savourant le spectacle en bon gentleman. Je cache ma poitrine d’un bras en me retournant. Sa langue passe sur ses lèvres, alors je dévoile mes mamelons. Il inspire profondément :

— Je vais sculpter plus fidèlement.

Je baisse lentement ma culotte, puis avance jusqu’à lui. Ses grandes mains glissent sur mes hanches et mes cuisses. Ma joue se pose sur sa chemise, mon nez hume son odeur sauvage, tandis que ma cuisse appuie contre l’excroissance de son bassin. Ses paumes calleuses s’emparent fermement de mes fesses.

— Ton petit cul me laisse sans voix.

Nos mentons se trouvent, ma langue vient investir sa bouche, mes lèvres se saisissent de sa langue. Mes doigts nerveux ouvrent un à un le boutons de son col et viennent plonger dans la fourrure de son buste. J’aime qu’un homme soit uniforme. Soit glabre de la tête au pied, soit velu de la tête au pied. Il défait ses bretelles et son pantalon tombe, le dévoilant entier, dur de désir. Mes doigts étreignent délicatement son pénis brun et puissant. Il essaie de me pousser alors je l’arrête :

— Attend, attends.

Je recule, m’accroupis, ramasse ma robe et sors dans mon dos le préservatif de la poche. Je reviens à lui en détachant mon chignon et l’embrasse langoureusement, pour ne pas qu’il porte son attention sur mes gestes. Ses grands doigts sillonnent d’une main ma chevelure, de l’autre mon dos et ma raie culière, provoquant des frissons incontrôlables. Impatiente, je passe le préservatif en faisant un pont de mes cheveux entre son regard et mes mains.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Un truc pour que ne pas que tu me mettes en cloque.

Ma protection installée, je remonte mes doigts dans le creux de son dos. Impatient, il m’ordonne :

— Montre-moi ton cul.

M’agrippant les hanches, il me tourne dos à lui et me plaque contre mon ancien lit. Je tombe à plat ventre sur le meuble. Il n’enlève pas le préservatif, mais il me pénètre aussi sec. Ma gorge étouffe un cri lorsque mes doigts se cramponnent au mobilier. Son sexe repart presque aussitôt, dans des grands élans bestiaux. Mon ventre savoure des grands coups de boutoir. Le plaisir croît vertigineusement, pendant qu’il ramone, puissant, endurant. Ma voix ivre de délices, échappe des gémissements à chaque percussion de ses hanches contre mes cuisses. Mes muscles s’échappent déjà dans des tremblements incontrôlés. La sueur fait glisser mon buste sur le bois, ma tête se cale contre la vitre. Chaque seconde est intense. Je m’abandonne à lui.

La respiration étouffée par la chaleur, je guette l’ultime coup de rein qui fera déferler le nirvana. Sébastien lâche un grognement d’ours, ses doigts s’enfoncent dans mes cuisses, ses jambes se plaquent contre les miennes… Quelques secondes avant l’orgasme.

Après de longues secondes immobiles, il retire son sexe, puis me donne une claque sur les fesses.

— T’es une bonne pute !

Groggy de cet échange torride, je reste affalée sur le meuble sans me montrer vexée. Il ramasse ses affaires, et pose deux billets de cinquante francs sur le secrétaire.

— C’était gratuit, dis-je.

— Tu l’as mérité.

— Je… — il boutonne sa chemise en m’interrogeant du regard. — Je pensais plutôt à une relation réciproque qui aurait pu évoluer…

Son sourire amusé m’interrompt, et il me répond :

— Je suis déjà marié.

— J’aurais dû demander, soupiré-je en me retournant.

Je m’adosse au meuble et croise les jambes, en me demande si ça l’empêchera de remettre le couvert demain. Il laisse le préservatif sur le sol, puis enfile son pantalon en s’étonnant :

— Pourquoi, tu ne fais pas les hommes mariés ?

— Par respect entre femmes, non.

— Curieux.

— C’est une règle à laquelle j’ai envie de faire exception.

Il sourit, sort puis ferme la porte sans rien ajouter. Je me tourne vers la fenêtre, retrouve la position que nous avions. Ma main file entre mes cuisses. L’index et le majeur plongent au plus profond pour tâcher de rattraper les secondes qui manquent. Le brasier à peine éteint reprend de plus belle. Mes phalanges accélèrent dans mon écrin inondé. Mon autre main se plaque sur la vitre, ma respiration se coupe, mon ventre se bande. L’orgasme mérité me foudroie longuement.

La poitrine écrasée sur le bois je reprends mon souffle.

— Ah ! Fuck !

Mes doigts détrempés se retirent. Demain, il faut absolument que je remette ça. Je me redresse en cherchant mes vêtements des yeux.

L’œil-serpent est juste à côté de mes pieds.

Je hurle en sautant sur le meuble. La créature ne bouge pas, en appui sur ses trois tentacules. Sitôt que quelques gouttes échappent à ma vessie, je parviens à me contrôler. La maîtrise de ma respiration revenant, et l’étrange œil ne faisant que me fixer, je le questionne :

— OK ! Qu’est-ce que tu veux ?

L’œil n’a pas d’ouïe, car il reste fixe. Il n’a pas de paupière, il ne cligne pas, et son immobilité est particulièrement dérangeante. Le silence nous oppose l’un à l’autre sans un mouvement.

La porte s’ouvre brutalement. L’œil fuit ma sous-robe avant que Christophe ne demande :

— T’as crié ?

— Le serpent-œil ! Il est sous ma robe !

— Sors, nous allons l’enfermer.

— Jamais, je ne pose un pied par terre !

— Alors… Attends-moi, j’ai une idée.

— Ne me laisse pas !

— Je reviens.

Christophe ferme la porte. L’œil glisse de sous ma robe et me fixe à nouveau. Les serpents me répugnent, m’effraient. Quoi de plus angoissant qu’un œil rampant… surtout aussi petit. Qui me regarde depuis l’autre côté ? Un sorcier pervers ? Une créature démoniaque ? C’est la deuxième fois qu’il apparaît alors que je suis nue. Peut-être Jacques a-t-il raison, je l’attire.

L’œil se cache à nouveau sous la robe. Christophe ouvre la porte et se faufile. Il pose une souricière à l'entrée. Les genoux recroquevillés contre mes seins, ma poitrine bloque sa respiration. Christophe tend une main peu assurée vers la sous-robe. D’un geste sec, il découvre le monstre. Il rampe à toute vitesse et rampe par-dessus la souricière.

— Diantre !

— Attends, attends, ne pars pas tout de suite ! Surveille l’entrée.

Effrayée à l’idée de rester seule, je me rhabille à la hâte, chausse mes running, collecte les cent francs laissés par l’ébéniste, puis ramasse le préservatif du bout des doigts. Christophe pousse la porte en déclarant :

— Il a dû retourner se cacher en bas, sinon dans ta chambre.

Je pose ma main gauche sur son épaule.

— Je descends avec toi.

Sans rompre le contact l’un avec l’autre, Christophe et moi parcourons les escaliers. Je jette un regard par-dessus l’épaule. L’œil nous suit. Je lâche un juron aigu :

— Fuck ! Il est derrière !

Nous accélérons brutalement le pas. Je pousse la porte du jardin, et Christophe la referme derrière-nous. Le cœur battant, je m’avance entre les poules. Je décide de me débarrasser du préservatif dans la cabane à commissions. Pendant ce temps, Christophe rouvre la porte.

— Il est encore là ?

— Oui, mais il ne bouge pas. Je crois qu’il a peur des poules.

Nous restons silencieux pendant une longue minute.

— On fait quoi ? demandé-je.

— Passe-moi un bocal.

Au potager, je récupère un bocal vide et lui donne. Il s’en saisit à deux mains, puis avance soudainement sur l’œil qui se faufile entre ses jambes et me fonce dessus. Je me fige d’effroi et ferme les yeux. Il ne se passe rien mais, il n’y a pas un bruit sinon les poules qui caquètent.

— Il est où ? Il est où ?

— À tes pieds.

— Pitié, non…

— Attends, les poules l’ont vu.

Mes paupières s’ouvrent sans oser regarder mes pieds. Une femelle gallinacée avance vers moi en caquetant. L’œil s’enfuit, puis c’est une autre qui se jette vers lui. Je me précipite vers Christophe. Il ferme brutalement la porte derrière-moi.

— Il est passé, indique Christophe.

— Il est où ?

Christophe ne répond pas, mais son regard m’indique bien que l’organe se cache derrière ma robe. C’est un véritable cauchemar. Christophe ramasse le bocal puis m’invite :

— Vas-y, va vers la cuisine.

Sans oser regarder derrière-moi, j’avance. Christophe n’essaie pas de l’attraper, car il se place toujours de manière à ce que je fasse obstacle.

— Toi, attrape-le, Fanny.

Il me tend le bocal. J’observe de haut la petite bille à l’iris bleue qui me scrute, puis je descends doucement le bocal. Il ne bouge pas. Mon cœur bat à mille à l’heure. Totalement confiant, il se laisse approcher. Sitôt à hauteur de son globe, je plaque soudainement le bocal sur le sol. Christophe glisse le couvercle dessous, puis enferme l’œil. Une fois le contenant posé sur la table de la cuisine, il me dit :

— Je vais chercher Papa.

Je m’adosse au fourneau en reprenant mon calme. Tout ce qui rampe génère une phobie depuis toujours. Une fois que c’est enfermé, il n’en reste que la répugnance. Dans la salle, Jacques demande aux derniers clients de se presser, qu’un imprévu l’oblige à fermer. Durant ce temps, je reste en tête à tête avec le globe blanc qui me regarde. Aussi répugnant que soit son apparence, et aussi déroutante que soit sa nature, il n’a rien d’hostile. Je n’arrive pas à comprendre ce que cette chose me veut. Si j’étais persuadée qu’elle ne reviendrait pas, je la lâcherai volontiers dans l’église pour effrayer le prêtre.

Jacques succède à Jésus puis marmonne en plissant les yeux à hauteur du bocal :

— Cornegidouille ! — L’œil dévisage un à un chaque nouveau protagoniste. — On dirait un œil d’Homme.

— Il est trop gros, non ? suggère Christophe.

— Un iris bleu comme ça, je n’ai jamais vu ça chez un animal. — Il se tourne vers moi. — Il a tes yeux, la Punaise.

Je réplique avec sarcasme :

— Je suis super contente.

— Qu’en faisons-nous ? demande Christophe.

— Sans le sortir du bocal ? On peut le faire bouillir, suggère Jacques.

— Sinon, on l’amène au prêtre, suggéré-je. Qu’il puisse se le mettre bien profond.

— Mauvaise idée, grimace Jésus.

— Je n’apprécie pas trop l’Eglise, acquiesce Jacques, mais la Punaise a raison. Ce truc est diabolique, et les derniers qui les ont rencontrés, ce sont les ecclésiastiques.

— Et ils ont enfermé Lebellier pour étouffer l’affaire, rappelé-je.

— Lebellier n’a jamais parlé des yeux qui rampent, raisonne Christophe. Il ne les a pas rencontrés. Peut-être que l’Église ne les a jamais rencontrés non plus, qu’ils ont été placés pour surveiller l’accès à l’autre monde, après la guerre.

— Si guerre il y a eu, souligne Jésus.

Ces conversations ont déjà eu lieu et mènent aux mêmes impasses. Nerveuse, je m’éloigne.

— La meilleure des choses à faire, déclare Jacques, c’est d’en parler au shérif. Je vais aller le chercher.

Sautant sur l’occasion pour m’enfuir loin du bocal, j’annonce :

— Je vais y aller.

— Juste à lui. Ce n’est pas que je n’ai pas confiance en ses adjoints, mais la situation est trop inhabituelle pour s’en référer à eux.

— Compris.

Je me hâte hors de la cuisine, ce qui me vaut d’être suivi du regard par la créature. Sitôt dehors, je bénis le soleil qui me donne la sensation d’être en sécurité. Je longe la rue le long de laquelle les commerçants rangent leurs étals. Pourquoi faut-il que cette journée qui tournait si bien se transforme en cauchemar ? Tout ce que j’espérais, c’était m’intégrer en tant que Saint-Vaastaise. J’avais renoncé à rentrer chez moi. Pourquoi faut-il en plus supporter cette chose tout droit sortie d’un film d’horreur ?

Je tapote la porte vitrée de l’office du shérif. Le petit adjoint au front proéminent apparaît, la serviette du déjeuner portée en cravate. Il me regarde sans m’octroyer une politesse. J’hasarde une salutation :

— Bonjour.

— Bonjour.

— Le shérif n’est pas là ?

— Non. Il est au régiment. Il revient demain.

— Est-ce qu’il pourra passer au Païen ? C’est urgent.

— Si c’est plus urgent qu’un vol d’oranges entre fermiers, je peux me libérer.

Sentant bien l’appel du pied et ne voulant pas qu’il se sente offusqué, je prends deux secondes pour choisir mes mots. Je hausse les épaules :

— Jacques voudrait que ce soit le shérif lui-même qui traite cette affaire.

— Je transmettrai.

Il a l’air compréhensif. Je fais une moue désolée, car cela ne me dérangerait pas qu’il vienne lui-même me débarrasser de mon admirateur démoniaque. Attendre jusqu’au lendemain n’est guère rassurant. Il désigne son propre visage de l’index :

— Vous avez pris un coup ?

— J’ai heurté une poutre dans une mine des Marais Rouges. Je ne l’ai pas vue dans le noir. Mais je n’ai rien de cassé.

— Un si joli visage, ça aurait été dommage.

— Ça s’estompe. Il y a quelques jours, c’était tout bleu et gonflé.

— C’est bien, c’est bien.

— Bon ! À bientôt.

— À bientôt.

Je quitte l’office puis descends la rue. Une nuit avec l’œil enfermé dans la cuisine, ça me fait flipper. Pourvu que Jacques aie une autre solution. Pour la première fois, la taverne ne me fait pas l’effet d’un lieu rassurant et ombragé. Père, fils et estropié sont encore tous trois réunis dans la cuisine. Je leur annonce tandis que l’œil me fixe :

— Le shérif ne sera pas là avant demain, il serait au régiment.

— Ses fils ont fini leur service militaire, commente Jacques. Nous allons prendre notre mal en patience. En tout cas, il a l’air content de te revoir.

— Si vous le permettez, je vais répéter loin de ce truc.

— Bonne idée ! lâche Jésus.

— Attendez, interpelle Jacques. Il y a Sébastien dans la salle.

— Ça lui donnera de l’inspiration, répliqué-je.

Jacques en a la chique coupée, mes doigts délacent mon veston le temps que je monte les escaliers. Arrivée dans ma chambre libérée de l’infestation, ma sous-robe s’étale sur ma jupe, mes mains plongent dans la magnésie, puis je me glisse par l’ouverture du plancher. Les yeux de mon amant marié me suivent le long de ma descente. Je commence mes assouplissements en y ajoutant une pointe de sensualité. J’ai envie que le beau Sébastien veuille revenir me voir demain.

L’ébéniste n’a pas dû être au mieux de sa productivité. Il m’a confié qu’il était littéralement impressionné par les possibilités de mon corps. J’ose espérer que cela sous-entend une pause-déjeuner crapuleuse. J’ai mis mon matelas sur le meuble-lit de la chambre de Jésus et j’ai retourné tous les meubles pour être certaine qu’il n’y a qu’un seul œil-serpent dans le bâtiment.

Le douzième tour de belote est passé.

— Je suis crevée. Trop d’émotion. Je vais me coucher. Tu viens, Jésus ?

— T’as besoin de Jésus pour dormir ? ricane Christophe.

— Tant qu’il y a cette chose, je dors dans la chambre de Jésus, et je bloque la porte.

— Et bien c’est parti, conclut Jésus.

Il glisse de sa chaise, puis pose ses mains, une fois ses moignons en contact avec le parquet. Nous montons les marches, non sans avoir jeté un œil à la créature qui est toujours dans son bocal. L’organe ne respirant pas, il ne risque malheureusement pas de mourir étouffé.

Sitôt enfermés, je calfeutre le bas de la porte avec ma robe. J’accroche mon soutien-gorge à la poignée de la fenêtre, puis m’étends en culotte. Jésus, les doigts croisés sur son torse me demande en plaisantant :

— Ça ne te brise pas le cœur de laisser bébé-œil enfermé en bas ?

— Ça me brise le cœur qu’il ne soit pas planté sur une pique en train de griller.

— Heureusement qu’il n’entend pas, lui qui te considère comme sa maman.

— Pardon ?

— Ben il te suit partout, comme un petit poussin.

— Tu dis ça parce que tu ne vois pas de tes yeux à quel point il est horrible.

— Moi, je vois avec mon cœur. — Il pouffe de rire. — Je trouve ça mignon.

— Les Gremlins aussi, c’est mignon, répliqué-je.

— Les quoi ?

— Laisse-tomber.

— Tu ne t’es pas dit qu’on aurait pu le laisser regarder la partie de belote, pour voir son degré d’intelligence.

— Tu ne t’es pas dit que tu avais un souci psychiatrique ? Parce que t’es le seul à imaginer ça. Sérieux, il te manque vraiment tes yeux.

— Y en a un de rechange dans un bocal, mais il n’a d’yeux que pour toi.

Je ris et me tourne vers la vitre.

— Bonne nuit Jésus.

— Bonne nuit, la Punaise.

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