27. La Mine de Rien

23 minutes de lecture

Le soleil traverse les fenêtres, les ronflements de Jésus vibrent dans l’appartement. Mes épaules se redressent, mes cheveux ébouriffés, le t-shirt collé. Malgré mon nez douloureux, j’ai trop bien dormi !

Christophe a disparu. J’enjambe Jésus et sors de l’appartement ouvert, malheureusement pas dans un couloir de vieil immeuble. Mes pieds nus descendent les marches jusque dans le hall de station. Le vieux chaudron, seul occupe la pièce. Par la fenêtre, j’aperçois les trois montures qui me disent que Christophe n’est pas parti loin.

À l’extérieur, le vent souffle plus fort que d’ordinaire, chaud et humide. L’éolienne tourne à toute vitesse.

— Christophe ?

— Je suis en haut !

Je gravis les marches menant sur le toit-terrasse. Christophe s’est installé sur le rocking-chair.

— T’es déjà réveillé ? Il n’y a pas de coq qui chante, ici.

— Non, il y a un Jésus qui ronfle.

Je souris et il se lève, une longue vue à la main, puis il perd son sourire :

— Tu as le dessous des yeux tout violet.

— Je sens que ça tire un peu. J’ai l’impression d’avoir un nez d’éléphant, mais je n’ose pas aller voir dans un miroir.

— Ton nez va bien, c’est enflé juste là, mais ce n’est pas grave.

Ses doigts passent sous ses propres yeux pour indiquer où porte l’hématome. Je pince les lèvres et opine du menton. Ses yeux glissent sur mon t-shirt, et il me confie :

— Je n’ai pas très bien dormi. Je n’arrête pas de penser à toi. — Je me sens gênée jusqu’à ce qu’il précise. — Au fait que tu ne puisses pas rentrer chez toi. Ça me déplaît que tu sois triste.

— Ne t’inquiète pas. Je prends exemple sur Jésus, j’accepte mon sort. Il est mille fois plus enviable au sien.

— J’ai repensé à l’histoire des clés, et je me suis dit que normalement, lorsqu’on fabrique une clé, le double est identique. Donc, ça ne vient pas de là.

— En effet, c’est vérifié.

— Alors c’est qu’il y a quelque chose de spécial dans ce lieu. Je me suis demandé pourquoi les Marais Rouges et pas ailleurs ? Et je me suis demandé comment Augustin Lebellier avait découvert cette magie et comment il avait compris son utilisation. Si c’était un simple gardien d’aiguillage, pourquoi, ne trouvons-nous pas nous non-plus ?

— Un gardien d’aiguillage ne peut pas être plus futé que la moyenne ?

— Ce n’est pas un poste très épanouissant.

— L’intelligence revêt bien des formes, tu sais.

— Bref, poursuit-il en posant un pied sur la corniche et en pointant la longue vue vers la mine. Je me suis rappelé que cette station n’était là que pour orienter les trains emmenant les mineurs de Monfossé vers la mine. Que s’est-il passé pour que l’exploitation de la mine cesse ?

— Elle s’est tarie ? — Christophe secoue la tête. — Le niveau d’eau a monté et noyé le train ?

— C’est ça qui m’a choqué. Je pense que non. La voie empruntait un pont qui a été effondré pour ne pas qu’on passe.

— Il s’est peut-être effondré tout seul. Qu’est-ce qui te fait penser qu’il a été détruit ?

— Les croix êvaniques.

Il me tend la longue vue avant que je ne pose la question. Je la pointe en direction de la voie ferrée. Cette dernière reprend hors de l’eau à quelques centaines de mètres. Deux grandes croix de Saint-André bâtie dans des cercles émergent de plus de moitié de l’eau. Des squelettes y sont accrochés.

— Ce sont des squelettes ?

— L’Eglise ne plante pas des croix êvaniques pour faire joli. Elle les place à l’entrée de ses territoires pour repousser les barbares. Donc elles sont là pour repousser.

— Pourquoi l’Eglise voudrait-elle interdire l’accès de la mine, c’est ça ta question ?

— Exactement. C’est presque certain qu’il y a un lien entre cette station et la mine. Et Augustin Lebellier a été emprisonné au sanatorium toute sa vie. Et si les mineurs avaient découvert quelque chose que l’Eglise ne voulait pas révéler ? Une sorte de magie ancienne, un signe d’un autre dieu ou que sais-je ? Nous n’avons jamais posé la question à Célestin de pourquoi les mines avaient fermé.

— En effet. Mais ma curiosité n’est piquée qu’à l’instant.

— Nous pourrions chevaucher jusqu’à Monfossé pour savoir s’il y a des descendants des mineurs qui ont connu des histoires similaires à celles d’Augustin. Ou nous pourrions aller voir par nous-même s’il y a des vestiges.

À son regard flamboyant d’adolescent, je devine que l’aventure lui brûle les muscles.

— C’est une bonne idée. Mais il va falloir nager.

— Je vais construire un radeau.

— D’acc. Moi, je vais mettre un pantalon.

Ses yeux suivent mes jambes tandis que je quitte le toit.

Jésus est toujours couché lorsque je le retrouve. Il va falloir être économes sur les rations, si nous voulons visiter la mine et tenir le retour. Malgré la faim, je ne propose pas de déjeuner.

— Christophe et moi allons visiter la mine. Veux-tu rester à l’abri ?

— Non, je vais venir.

Je passe par la salle de bain pour voir mon visage. Deux poches noires et enflées soulignent mes yeux. Mes yeux se détournent du miroir, dégoûtés par ce visage hideux. De retour à la penderie, je troque mon t-shirt pour un haut de Bikini orange vif. Autant profiter de l’aventure pour bronzer un peu. J’indique à Jésus :

— Il construit un radeau, puis nous partons.

— Je vais aller l’aider.

Il se dresse sur ses bras, tandis que mes jambes enfilent leur short brun. De retour devant le miroir, je tresse mes cheveux. Ne dirait-on pas la petite sœur de Lara Croft ?

La table de nuit recèle une lampe frontale que j’utilisais pour courir en hiver. Les piles une fois vérifiées, c’est avec satisfaction que je la passe autour du cou. Dans mon tiroir à maillots de bain, je trouve également mes lunettes de piscine. Vu le niveau d’eau, ça peut être utile. Le téléphone, lui, ne pourra pas appeler les secours, autant lui éviter le bain accidentel en le laissant ici.

Mes baskets chaussées, ma casquette coiffée, je retrouve les deux compères côté Nord, au bord de l’eau, affairés à ficeler une porte sur deux vieux troncs. Les yeux de Christophe font une pause sur mon tatouage à demi-émergeant au-dessus de ma ceinture, et ses lèvres murmurent à Jésus :

— Elle va me rendre fou.

Faisant celle qui n’a pas entendu, je leur demande :

— Vous avez trouvé ça où ?

— Là, et puis j’ai abattu l’arbre ici, répond Christophe.

— La porte n’est pas pourrie ?

— Un peu, mais j’ai marché dessus pour voir. Elle va tenir.

— Et on tient à trois ?

— On va essayer, sourit Jésus optimiste.

Christophe termine ses amarres, pose la carabine et sa hache sur la planche, puis enfonce ses bottes dans l’humus pour pousser le radeau sur l’eau. Ça a l’air de flotter. Il me dit :

— Aide Jésus.

Je m’avance dans la mousse et les feuilles mortes en décomposition jusqu’aux chevilles, avant de tendre la main à l’aveugle. Sitôt qu’il sent mes doigts effleurer les siens, il saisit fermement mon bras et se pousse avec l’autre main, jusqu’à l’embarcation. Il se hisse avant de me lâcher. Christophe me demande :

— Passe-moi le bâton.

Je lui tends la grande branche fraîchement effeuillée, le radeau s’éloigne un peu. Alors que je m’avance, le sol se dérobe sous mes pieds, m’immergeant jusqu’à la poitrine.

— Fuck !

Christophe rit :

— Allez, monte.

L’embarcation chaloupe, mais ne sombre pas. Aussitôt mes fesses assises derrière Jésus, Christophe, en équilibre, plante son bâton dans l’eau, et nous pousse vers le Nord. Les moustiques dansent autour de nous, le soleil continue de monter. En silence, avec le seul bruit de l’eau sous le bois, nous avançons doucement.

Christophe prend soin de nous maintenir au-dessus de la voie de chemin de fer effondrée, s’assurant des appuis par la faible profondeur. Progressivement, notre radeau se rapproche du pont effondré, et passe à côté du squelette d’un sacrifié.

— C’était quelqu’un de vivant lorsqu’il a été accroché ? demandé-je.

— Pourquoi l’auraient-ils accroché s’il était mort ? répond Christophe.

— Et ça se pratique encore ?

— On le dit.

Ma peau frémit malgré la chaleur. Le soleil qui perce les feuillages n’efface pas l’austérité de ce lieu, trop marqué par les atrocités de son récent passé. Christophe colle la barque aux rails qui émergent, puis saute de l’embarcation. Il la maintient vers la terre ferme.

— L’Estropié, tu peux descendre.

Les mains de Jésus avancent de quelques pas peu assurés et palpent les traverses avant d’y aller. Je saute à mon tour, et aide Christophe à ramener le radeau sur le sol.

Une fois Jésus sur le dos du plus jeune, nous nous mettons en chemin. Les herbes hautes émergent de l’eau en bordure de pont, les arbres aux feuilles rouges trempent tout autour. Je peine à croire que cet endroit était autant inondé auparavant. Les rails se séparent en trois voies, terminées par des butoirs contre la colline de roche. Deux croix êvaniques cernent l’entrée condamnée. Le squelette de l’une d’elles est tombé. La curiosité attisée, je m’approche de la seconde qui n’a plus de main. Les os sont cloués au bois et liés entre eux du fil de fer. Il ne s’agit pas de sacrifiés abandonnés, il s’agit bien de corps placés ici pour effrayer. J’indique à Christophe :

— C’est une mise en scène. Ils ont cloué les os.

— Oui, ils font ça quand les charognards ont commencé, sinon, les animaux emmènent les ossements.

— En tout cas, ça prouve bien que c’est l’Eglise qui a fermé la mine. C’est curieux… Je veux dire, ça me rend curieuse de savoir ce que ça cache.

Les religions n’ont jamais aimé ce qui allait dans le sens contraire de leurs textes. Très peu réinterprètent des découvertes déstabilisantes. Il ne fait aucun doute que la magie qui enveloppe mon appartement est du genre à inquiéter les serviteurs de Dieu, ça aurait été le cas dans mon monde. Par déduction, la solution à mon retour se cache dans cette montagne.

Christophe descend le long des rails qui servaient sans doute aux wagonnets et tente de tirer sur les planches mises en travers de l’entrée.

— Elles sont un peu vermoulues. Je pense qu’elles peuvent casser.

Il donne un coup de talon sans effet. Je constate :

— T’as laissé la hache au radeau ?

Il plante la carabine entre deux espaces et fait levier. La planche du bas craque, puis casse sur sa droite au niveau des clous. Christophe la soulève, assurant un espace suffisant pour passer. Je tourne la casquette, visière sur ma tresse et coiffe ma lampe frontale. Me glissant dessous, je les invite :

— Qui sont curieux me suivent.

Jésus est le second à passer. Lorsque Christophe nous rejoint, ce dernier me dit, sa voix résonnant dans le tunnel :

— C’est génial, ta petite lampe.

— Ça serait bien que vous inventiez les piles, dans votre monde.

— C’est quoi ?

— Des accumulateurs d’énergie. Des stocks d’électricité.

— L’électricité ne peut être accumulée, répond Jésus. C’est un des principes mêmes de l’électricité.

— Tu aurais des yeux qui fonctionnent, tu le verrais, dis-je.

Je me mets en marche, non sans ressentir l’adrénaline déferlant dans mes veines. Explorer les lieux inconnus comme les squats ou les lieux abandonnés m’a toujours excitée. Fin collège, début lycée, je me baladais la nuit avec les copains et les copines. Je rêvais de m’évader un jour avec les cataphiles. Je n’aurais jamais pu rêver d’une mine abandonnée.

Les rails s’enfoncent sans fin, entre les étais de bois. La roche grise est parcourue de strates à l’aspect quartzeux. L’apparence solide de la colline me rassure beaucoup.

Première intersection, la hauteur sous voûte se réduit.

— Bon, on va par où ? demandé-je.

— Dans tous les cas, il n’y a que Jésus qui tiendra debout.

Christophe ne répondant pas à ma question, je suis mon instinct en me baissant vers la droite. Puis, nous empruntons un couloir de traverse à gauche qui nous ramène sur le trajet des rails de la galerie jumelle. Nous approfondissons au rythme lent de Jésus, découvrant des galeries minuscules qui relient les deux lignes de wagonnage. De part et d’autre de ces deux galeries principales, des chambres ont été creusées, parfois-même des bancs ont été taillés dans les parois.

— Ils cherchaient quoi, ici ? demandé-je.

— De la cristalline, répond Christophe.

— C’est quoi ?

— Son vrai nom, c’est poussière cristalline électroluminescente. C’est ce qu’il y a dans les tubes d'éclairage. Quand de l’électricité passe dans de la cristalline, elle devient lumineuse.

La température baisse au fur et à mesure. Nous trouvons pour seule trace humaine, un collier d’attelage pour cheval.

— Ils ont creusé loin, commente Jésus.

— C’est à se demander si nous trouverons quelque chose, ajoute Christophe. L’Eglise a peut-être enseveli les traces de ce que nous cherchons.

— Ne sois pas défaitiste si vite, dis-je. Tu fatigues, Jésus ?

— Non. Ça va.

Le tunnel que nous empruntons est inondé. J’avance mes jambes dans l’eau fraîche, les pieds le long des rails. Jésus nage derrière-moi. Les parois ont été éboulées, et l’inondation semble indiquer que l’endroit a été condamné volontairement. C’est forcément le bon chemin. Il nous faut sortir de l’eau et franchir un goulet en rampant. La pierre anguleuse me fait regretter d’avoir le ventre nu. Mes épaules touchent presque la voûte lorsque je franchis le sommet.

— Attention les gars, c’est le passage le plus étroit. Mais de l’autre côté, ça descend.

— De plus en plus intriguant, rit Jésus.

— Nous allons nous retrouver coincés, s’angoisse Christophe.

Je redescends de l’autre côté. Lorsque l’espace est à nouveau suffisant pour se mettre à quatre pattes, mes mains trempent dans l’eau. Le plafond plonge également, condamnant définitivement la galerie.

— Fuck ! Attendez, c’est bloqué. Je vais voir si ça débouche.

Je mets mes lunettes sur les yeux en espérant qu’Amazon ne m’a pas trompée quant à l’étanchéité de ma lampe frontale. Je plonge toute entière et pousse sur la voûte avec mes mains pour tenter d’observer. L’eau est limpide, mais mes jambes soulèvent des nuages de poussière claire, empêchant très vite ma lumière de porter loin. À tâtons, en apnée, j’explore sur les premiers mètres puis trouve une galerie transversale dont la voûte n’est pas noyée. Mon visage émerge dans les vingt centimètres d’espace d’air libre. Après une bonne bouffée d’air, je plonge le menton pour soulever mes lunettes et observer au loin. La galerie transversale semble monter hors d’eau.

Je plonge pour retrouver mes camarades, excitée par cette aventure mystérieuse. M’entendant émerger, Jésus demande :

— Il y a une sortie ?

— La galerie va très loin, mais sur le chemin, il a une transversale qu’on peut explorer. Il faut nager dix mètres, pas plus.

— Je ne vais pas pouvoir, indique Christophe. Je ne sais pas nager.

— Vous voulez m’attendre ici ?

— Non, moi je viens ! proteste Jésus.

— Vous allez me laisser dans le noir ? Tout seul ?

— Ne rien voir, on s’y habitue, sourit Jésus. Siffle une chanson pour passer le temps. Allez la Punaise, tu me guides.

Christophe n’ose rien dire. Je plonge, puis me place sous la sortie. Lorsque Jésus parvient à moi, je le tire par la chemise et l’oriente vers la galerie. Ses mains touchent brièvement mes flancs. Lorsque nos visages émergent, il s’exclame :

— Mais t’es toute nue ? !

— Mais non. Allez, viens.

J’évolue à genoux dans l’étroit corridor de roche et de terre. Petit à petit, le niveau d’eau disparaît. Nous parvenons dans une galerie parallèle sèche. Mes mains plongent dans la boue pour descendre les deux marches taillées, puis je peux me redresser.

— Attention, ça descend. Il y a deux marches. Et il y a à nouveau des rails.

Jésus rampe face vers le sol. À notre gauche c’est éboulé, à notre droite ma lumière se perd. J’avance doucement jusqu’à la butée où le wagonnet a été abandonné. Le faisceau de la lampe révèle une immense salle rectangulaire. Dans un renfoncement, des bancs en bois sont disposé en cercle devant une petite croix êvanique sur laquelle est sculptée la fille martyre de Dieu. Des bougies éteintes sont disposées sur un autel au centre. Une zone de prière, sans aucun doute.

La pièce est d’une géométrie parfaite, enfoncée de vingt centimètres dans l’eau. Tout au centre se trouve une stèle cylindrique, couverte de symboles géométriques. Je m’approche et demande à Jésus :

— Il y a une stèle sculptée très droite. J’ai envie de te demander si tu as déjà vu ce genre de symboles, mais… tu peux peut-être les toucher avec tes doigts.

— J’arrive.

— Il y a deux marches, jusqu’à ce que tu arrives dans l’eau. Après, c’est plat.

Jésus glisse dans l’eau en suivant le son de ma voix. Il palpe la colonne et commente :

— C’est super bien taillé. Et la pierre est froide.

— Et ce sont des symboles religieux ?

— Non. La religion n’a qu’un seul symbole.

J’observe la frise sculptée qui ceint la pièce entre les moellons. Elle ne raconte rien car elle ne représente rien. En revanche, les motifs rectilignes ne sont pas des répétitions décoratives. Il n’y a aucune symétrie d’un mètre à l’autre. Peut-être s’agit-il d’un ancien dialecte.

Un claquement sec me fait sursauter. Jésus s’exclame :

— Qu’ai-je déclenché ?

— Je n’en sais rien. Qu’est-ce que tu as fait ?

— Je touchais, et il y a un motif qui s’est enfoncé.

Une luminosité provient de la galerie. J’avance prudemment vers l’issue. Il ne s’agit plus d’un tunnel mal taillé de mine. Il s’agit de murs avec la frise de motifs géométriques sculptés dans la pierre. Jésus insiste :

— Qu’ai-je déclenché ?

— Tu m’as peut-être ramenée dans mon monde. Viens.

Des brouettes et des pioches gisent sur le sol, preuve que le couloir a été visité par les mineurs.

— Ça sent le soufre, indique Jésus.

— Un peu, tu as raison, ça pue.

— Et ça se réchauffe.

Nous approchons de l’issue du couloir, tandis qu’une peur irrationnelle monte en moi. Mon instinct hurle de m’enfuir alors que je parviens à pas prudents à l’extérieur. Mes chaussures écrasent un tapis moelleux et gris. Au-dessus de nos têtes, un ciel nuageux néanmoins lumineux fait neiger la cendre qui saupoudre mes cheveux et colle à la peau. Dans l’enclave majestueuse, neuf ponts disposés en étoile conduisent à une plateforme suspendue par des chaînes au milieu du vide. Elles la relient à différentes terrasses, menant chacune à un ou deux corridors comme le nôtre. Le dixième pont, celui qui aurait pu nous permettre d’accéder au nœud, a été brisé. Son amorce au-dessus du vide est gardée par un crâne humain, posé sur un pieu. Une pancarte en métal est gravée avec une écriture rectiligne. Sans doute un avertissement, agité par une brise chargée d’une odeur d’œuf dur.

— Mais nous sommes à l’extérieur ?

La voix de Jésus est nouée par la même anxiété inexpliquée que moi.

— Oui. Nous avons changé de monde. Mais ce n’est pas le mien.

— C’est comment ?

— Il neige de la cendre, le ciel est gris, et nous sommes à l’entrée d’un temple. Il y en a neuf autres, disposés en cercles qui sont réunis par un pont au milieu. Mais notre pont, est démoli et un crâne posé sur un pied est planté entre les pavés, juste à ta droite.

Il lève la main et ses doigts immobilisent la pancarte métallique qui danse. Comme quand la voix de ma mère m’apaisait après un cauchemar, ma peur s’envole progressivement. Un frisson me ramenant à l’enfance me donne la chair de poule. Mon seul désir à cet instant, est que ma mère ou mon père soit près de moi pour me protéger des cauchemars, le temps que je me rendorme. La main de Jésus libère la plaque et à nouveau mes sens se mettent en alerte. Animé par le même ressenti, Jésus immobilise à nouveau l’objet. Jésus fronce les sourcils en concluant :

— C’est comme un épouvantail avec des morceaux de métal que tu mets pour faire fuir les oiseaux. Sauf que celui-ci est fait pour les Hommes.

Je m’approche du vide, l’estomac noué. Vingt mètres sous nos pieds des escaliers et des passerelles s’entrecroisent entre les dix murs infinis. Des ouvertures laissent entrapercevoir des couloirs labyrinthiques hauts de plafond. Le long du vide, des escaliers sans aucune rambarde permettent de monter vers notre hauteur. Les marches qui courent le long du nôtre sont effondrées. L’escalier qui descend, comme celui qui monte vers le sommet sont impraticables. Pour nous, cet endroit est un cul de sac, à moins de prévoir de longues cordes et de trouver un point d’accroche. Trouver cet endroit effrayant sans en ramener la solution pour rentrer chez moi me fend le cœur. Je crie :

— Il y a quelqu’un ? !

Jésus sursaute avant de me rétorquer :

— S’il y a quelqu’un, il va rester caché.

— Pourquoi ?

— Il n’y aurait pas un épouvantail pour repousser les Hommes.

Il marque un point. La cendre sur les passerelles en dessous se met à sinuer comme si des serpents rampaient à toute vitesse en-dessous.

— Fuck ! Ça c’est méga flippant !

Depuis la plateforme à notre hauteur, porté par trois tentacules, un œil se lève de la cendre. Mes muscles se tétanisent de terreur. Je crie de toutes mes forces. Les mains de Jésus lâchent la pancarte pour se plaquer sur ses oreilles. Ma propre urine coule le long de mes jambes tremblantes. Le globe sur tentacules cesse de me fixer pour observer Jésus. Dans un sursaut de survie, je m’enfuis à toute vitesse vers le couloir.

— Sauve-toi !

— Quoi ?

— Sauve-toi !

La panique s'empare du cœur de Jésus qui rampe alors à plat ventre à toute vitesse pour me rattraper. La peur nous talonne, comme si les yeux se rapprochaient en rampant. Je supplie le cul-de-jatte :

— Grouille-toi !

Le souffle court, je tâtonne la stèle à la recherche d’un interrupteur.

— Fuck ! T’as appuyé sur quoi ? !

Jésus s’effondre des marches et rampe dans l’eau comme un fou. Il enveloppe la stèle de ses bras et tâtonne. Paniquée, je hurle ce que je ressens sans le voir :

— Il arrive !

Il enfonce un symbole carré. La lueur de l’extérieur disparaît, et l’angoisse retombe, comme si je me réveillais d’un cauchemar. Trop impatiente de quitter la mine, je m’avance vers le tunnel qui ressemble à celui d’où nous sommes venus.

— Viens !

— J’arrive ! J’arrive !

Nous remontons la galerie jusqu’à la mine, puis empruntons le passage de traverse inondé. Nous avançons dans l’eau à toute vitesse. Jésus prend une dernière inspiration avant de plonger entièrement. Je coule avec lui et le guide dans la bonne direction. Mon cœur battant à toute vitesse, mes poumons essoufflés, je peine à tenir en apnée jusqu’au bout. Lorsque nous émergeons, Christophe s’exclame :

— Vous en avez mis du temps !

— J’ai eu la frousse de ma vie, confie Jésus.

Heureuse d’être trempée de la tête au pied, je préfère ne pas lui confier que je me suis pissé dessus. En revanche, hors de question de traîner ici. J’ordonne :

— On sort !

La sortie est facile à trouver, sitôt le monticule franchi, nous suivons les rails jusqu’aux épars qui obstruent la lumière du soleil. C’est avec un soulagement infini que je retrouve la chaleur moite des marais. Je m’appuie dos au mur, inspire profondément, puis tombe assise.

— Oh ! Fuck !

Christophe s’empresse de demander :

— Vous avez vu quoi ?

— Moi, rien, répond Jésus.

— C’était effrayant, dis-je. Un serpent avec un œil à la place de la tête et trois queues.

— On était dans un autre monde, précise Jésus.

Je passe les mains sur mon visage, essayant de chasser cette vision d’horreur. Christophe attendant impatiemment les détails du récit, j’explique :

— C’est comme mon appartement. Il y a un mécanisme qui fait passer la pièce de ce monde à un autre. Et nous étions dans une sorte de forteresse. Le pont pour accéder aux autres parties de la forteresse était démoli, les escaliers aussi. Il y avait un pic avec un crâne humain pour nous dire de ne pas passer.

— Et une plaque qui bouge et qui créait de la peur, et un sifflement permanent dans les oreilles.

— Tu entendais siffler ? m’étonné-je.

— Oui, très aigu, très petit.

— Des ultrasons.

— Des quoi ?

— Des ultrasons. Vous ne savez pas ce que c’est ?

Ils secouent tous les deux la tête.

— Ce sont des sons très aigus que les animaux peuvent entendre. Nous, les humains, nous entendons une gamme sonore, des graves aux aigus. Mais on ne peut pas entendre les sons très graves, ni les sons très aigus. Les chiens, par exemple, entendent des sons plus aigus que nous.

— Et pourquoi Jésus peut les entendre ?

— Les aveugles développent plus leurs autres sens, je pense que ça joue. Mais ça ne change rien.

— Vous n’avez rien trouvé ?

— Non. C’est un cul de sac. Et même si on revenait avec des cordes, jamais je ne descendrais au milieu de ces trucs.

— Donc, tu ne peux pas repartir chez toi.

Mon front se pose au creux de mes paumes. Un miracle, une idée, quelque chose qui m’a échappé. Il me faut trouver.

— On rentre ? propose Jésus.

La main en visière, tourné vers le soleil, Christophe répond.

— Il va être un peu tard pour rejoindre Saint-Vaast, il va être midi.

— Restez chez moi encore une nuit, proposé-je. Si on ne trouve pas de solution d’ici demain, je repars avec vous.

— Ça marche, répond Jésus. Il faudra nous rationner un peu.

— Allez, monte, l’Estropié.

Jésus se hisse sur l’épaule de l’adolescent accroupi. Nous retrouvons le radeau vermoulu, et nous nous mettons à l’eau. Je pousse depuis les rails, puis m’assois derrière Jésus.

Nous retrouver sur l’eau calme est apaisant. Les moustiques sont des créatures plutôt sympathiques par rapport à celles de ce temple. Quel est cet endroit que nous venons de découvrir ? Que s’est-il passé dans cette mine et dans ce temple ? Est-ce que des indigènes bâtisseurs se sont sentis envahis et ont créé quelque chose pour repousser les prochains visiteurs ? Les yeux sont-ils des créatures natives ou des créations faites pour répugner ? Les bâtisseurs du temple sont-ils humains ? Manipulent-ils une technologie très avancée ? Est-ce eux qui ont détruit l’escalier et le pont ? Ou bien est-ce l’Eglise qui a tout condamné et créé cet épouvantail ? L’Eglise n’a-t-elle pas vu dans cet endroit les portes de l’enfer ?

Notre embarcation s’échoue près de la station, alors qu’aucun de nous n’a parlé. Mille-et-une questions se sont tissées les unes aux autres. Aucune n’apporte de réponse. Au contraire, elles se reproduisent entre elles.

— Je vais aller voir les chevaux, indique Christophe.

— Je vais préparer mes bagages.

Je quitte mes amis pour retrouver l’appartement. Dans tous les cas, il me faut faire mes bagages, que ce soit pour retourner à Saint-Vaast, ou que ce soit pour rentrer chez mes parents. Mon employeur a déjà dû considérer mon absence comme un abandon de poste. Et aller expliquer à un tribunal que j’ai été dans un autre monde, ce serait difficile. À moins d’amener le juge dans ce monde… Pourquoi penser à ça, de toute manière ?

Après une bonne douche, une lessive à la main, j’ai revêtu seulement mon t-shirt de nuit. Dans mes valises, j’y mets tous mes sous-vêtements, des tenues légères, ma brosse à dents, des serviettes de bain et des préservatifs. Si je dois vivre ici et que je trouve un type pas trop rustre, peut-être tomberai-je amoureuse. Et même si l’élixir de lune me prémunit de toute grossesse accidentelle, il ne tue pas les maladies.

Au rez-de-chaussée, assis à l’ombre pour nous protéger du soleil, Jésus, Christophe et moi, balayons toutes les hypothèses du voyage entre les mondes parallèles. Une hypothèse veut que des créatures mystiques aient créé des temples avec des passages, mais cela n’explique pas le cas de l’appartement. Une autre hypothèse veut qu’il n’y ait qu’un seul monde réel et que les autres soient imaginaires et que ces chambres à cheval entre différents mondes permettent de les visiter. En admettant cette possibilité, lequel est le monde réel, lesquels sont fictifs ? Je voudrais le mien réel, Christophe veut pour preuve son existence que c’est le sien. Jésus suggère que nous avons été dans un temple créé par Dieu avec des portes donnant sur différents mondes. Dans ce cas, l’un des neuf autres couloirs donnerait sur le mien. Nouvelle question, pourquoi existe-t-il un raccourci entre nos deux mondes par le biais de cette station de train ?

Le débat nous fait tenir une bonne partie de l’après-midi, oublier un peu la déprime, mais n’apporte aucune réponse concrète de comment ces fichus transports spatiotemporels fonctionnent. Ayant besoin d’être un peu seule, je choisis une excuse :

— Je vais sur le toit pour bronzer toute nue. À tout à l’heure.

Mes pas longent la clôture qui me séparent de la voie, et je grimpe l’escalier jusque sur la terrasse. Il n’y a pas un pet de vent, l’eau qui s’étend vers la mine est plate. Mon regard se porte au loin vers la mine, dissimulée par un horizon de végétation. Elle ne m’aura rien apporté d’autre que de l’effroi. Qu’à cela ne tienne, je reconstruis mon moral. Mon père ne m’a pas brûlé les yeux avec un tison, je n’ai pas vu mon premier amour se faire fouetter avant de perdre la vue, j’ai mes deux jambes. Je pourrais aussi dire, que même si ma famille doit se faire un sang d’encre, je n’ai pas de sœur qui a été battu à mort et ma mère ne s’est jamais pendue. Je suis perdue dans ce monde et j’ai des amis en or. C’est toujours mieux que si j’avais été emprisonnée dans le monde avec les yeux rampants.

C’est décidé, je serai Saint-Vaastaise, et je vais m’habituer à ces températures. Je pose mon t-shirt sur le dossier du rocking-chair avant de m’y asseoir. J’ai besoin de douceur, d’être bercée, rassurée. Les rais du soleil m’enveloppent toute entière, chaleureux et bienfaiteurs. Est-ce le même soleil que dans mon monde ? Sans doute pas. Celui-ci me caresse de ses rais brûlants et me rappelle que je suis la bienvenue dans cet univers. Il va falloir devenir une femme de ce monde.

Les heures passent. Mon bronzage s’uniformise, mon cerveau pédale dans ses souvenirs et ses regrets. Je pense à ma famille que je ne reverrai pas, et entre deux pensées, je revois cet œil tripode immonde.

La lune est apparue dans le ciel bleu. Les ombres commencent à s’étirer, et les moustiques se rapprochent un peu. Les marches craquent, et la tête de Jésus apparaît :

— Toujours en haut ?

— Oui.

— Tu ne devrais pas laisser ta peau se hâler, ce n’est pas très séduisant chez une femme.

— Pourquoi ?

— Ben… Je ne sais pas. Peut-être parce que ça fait un peu paysanne.

— Et bien ça séduira peut-être un paysan. — Il termine de monter les marches. — Pourquoi tu t’embêtes à monter ici ?

— Pour admirer la vue.

— Ça doit ressembler beaucoup à ce que tu vois d’en bas.

— Beaucoup. Mais je peux parler avec toi.

— J’aurais pu descendre, si tu m’avais appelée.

— C’est pour que nous discutions en tête à tête. Je sens bien que de ne pas repartir chez toi, ça t’est pénible. Et peut-être que de dire tout ce que tu as sur le cœur, ça te fera du bien.

Je me lève, longe en équilibre la corniche en cherchant mes mots.

— Je n’ai rien à dire. Je suis coincée, c’est tout. Je ne vais pas me plaindre, surtout pas devant toi. La vie est belle, non ?

— L’amertume de ta voix ne sonne pas avec la phrase.

— Oui, je suis dégoûtée, mais la vie est belle. Il fait beau tout le temps, je suis nourrie et logée pour trente francs, alors qu’en dansant un soir, je récupère cinq mille francs. Nous allons rentrer à Saint-Vaast, je me ferai bien des amies, comme partout ailleurs, et cette vie deviendra ma vie, avec ses routines, ses habitudes… et peut-être un beau jeune homme voudra m’épouser. C’est bien comme programme, non ?

— Classique.

— C’est quoi qui sent bon ?

— Christophe a cuisiné un ragout dans le vieux chaudron en bas, en récupérant quelques plantes autour. Ce sera frugal, mais ça permet d’économiser des vivres pour demain midi.

— J’arrive.

J’enfile mon t-shirt tandis que Jésus entame la descente périlleuse des marches. Faudra que je leur chante une chanson paillarde pour dérider l’atmosphère.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire petitglouton ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0