Episode 1 - Partie 3 : D'Ombres et de morts

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 Les flammes mâchonnaient lentement le bois. Le stock était suffisant pour tenir les prochaines heures – pour peu que j’en eusse l’occasion. Le silence qui pesait à l’extérieur, d’une densité telle que je la subissais jusqu’ici, me martelait le crâne et me clouait dans la terre. Aussi paradoxal que cela pût paraître, je n’entendais que lui. Et cela m’angoissait depuis plusieurs heures. Pourtant, je me tenais pour béni d’avoir survécu aussi longtemps. Encore une fois, mes pires cauchemars m’avaient dépeint un avenir autre : je me serais plutôt attendu à céder au siège des Impies dès le Soleil tombé, mais jusque là je n’avais remarqué aucun signe de leur présence. Notre survie résidait dans cette cave, aux limites floues, à la porte métallique rouillée aux entournures, dont le maître, une ombre se refusant à livrer son visage, commandait au feu d’un simple regard, et ce malgré l’humidité environnante. En un soupir que je répugnais à considérer surnaturel, le feu avait pris corps, et sa danse me réchauffait dorénavant les membres engourdis par les morsures d’une nuit froide. Au jugé, il campait ici depuis quelques jours, et ce en dépit des créatures.

 — Je suis désolé, je n’ai aucun repas, pas même frugal à te proposer. Je n’ai pas eu le temps, j’ai dû sauver quelqu’un aujourd’hui, finit-il par dire. Il te faudra donc grailler des souvenirs en attendant de retourner chez toi.

 — Ne vous inquiétez pas, dis-je, étonné par ce relent de civilité dans les mots de mon hôte. Il doit me rester quelques rations dans mon sac. D’ailleurs, je serais ravi de parta…

 — Pas faim. Ni trop envie de causer pour l’instant.

 Selon toute vraisemblance, il avait creusé dans ses fonds de poche pour découvrir d’ultimes restes d’amabilité parmi ses supposées règles de savoir-vivre.

 Pendant quelques minutes, ma mâchoire mastiquant un bout de pain rassis et de la viande séchée résonna dans la cave, atrocement à ce qu’il me sembla. En comparaison, le brasier à côté, comme sous le joug de son maître, crépitait discrètement. Même la moindre de mes déglutitions devenait un appel pour les Impies. Mais rien ne se produisit. La fin avait jeté son dévolu sur moi et continuerait à me tourmenter tant qu’elle y trouverait du plaisir. Mon cœur battait à tout rompre. Imprégnée du sang maudit, ma peau réclamait un bain. De terribles démangeaisons m’assaillaient à intervalles réguliers sans que je parvinsse à m’y habituer ; j’avais l’impression que cette trace puante tentait toujours plus de creuser. Oui, elle cherchait à s’accaparer ma chair, ma vie. Épuisé, courbaturé, j’aspirais par-dessus tout au repos. Plusieurs fois, mes yeux manquèrent de céder. La berceuse du silence conjuguée aux mouvements souples et lancinants des flammes corrompaient ma conscience. Mais, armé d’une volonté indéfectible, je repoussai le sommeil. Il m’était impossible d’offrir davantage de confiance à l’ombre non loin, logée près d’un mur porteur. La gravité suggérait à mon dos de m’allonger. Pas besoin de dormir, juste se relâcher un peu. Un bon compromis en somme, pour retrouver un peu de force, un peu de courage… Juste quelques minutes. Sans fermer…

 … les…

Il fait chaud

Ça fait du bien

 … paupières…

 Du plafond, je ne vois plus rien. Les quelques racines ou toiles d’araignées devinées plus tôt se sont volatilisés. C’est sombre. Quelques gouttes se font entendre aux alentours. De plus en plus nombreuses. Et bientôt, le flux s’écoule sans discontinuer. Au-dessus de moi, une mer invisible s’avance. Je ne parviens pas à bouger, je suis enfermé, prisonnier de la partie haute d’une clepsydre. Le temps remonte le courant ; ma tête baigne déjà jusqu’au cou dans le bouillon. Pourtant, je ne me noie pas. L’oppression est telle que je tente de briser les parois de verre de mes poings inutiles. Le décor au-delà de la clepsydre se brouille ; petit à petit la cave disparaît. Des volutes de fumée. Des bruits de plus en plus distincts, des voix, des sons métalliques inconnus. Je sens que je perds le contrôle de mes pensées… de mon langage.

Où es-tu ?

 Je veux rester moi-même ! Fidèle à mes principes… à Elle… Je veux…

Putain de merde, ne me laissez pas ! J’en bave rien que d’y songer…

 Ce n’est pas moi !

Par toutes les divinités défroquées, ce n’est pas moi… Ce n’est plus moi !


 Et la lumière fut !

 Gare de Tubullar Bay. Ça respire un dies Saturni ou un Lunae peut-être. Une belle affluence en tout cas.

 Un homme, boudin créolardé dans sa chemise à fleurs, à la moustache aussi rigide que sa posture de constipé, soulève ses binocles et révèle au monde – qui n’en avait franchement pas besoin – deux billes évoluant sur une révolution totalement opposée. Dans un balancement brusque de son énorme goitre, il cherche l’élan nécessaire à l’ouverture de sa gueule étrangement étroite en comparaison, petite fissure qui régurgite une grosse voix criarde et des mots mal orthographiés même à l’oral :

 — Viendez ! Viendez le Madame et la Monsieur ! Viendez à Tubullar Bay ! Là où le Solœil ne brille pas qu’en été ! Viendez ! Viendez à Tubullar Bay ! Et vous n’en partez pas, jamais…

 Et comme si le mal n’était pas suffisant, il se met à danser sur le quai. Ses cuissots volumineux applaudissent à chaque pas qu’il abat sur le tapis de mégots collés au sol par des molards et des chewing-gums.

 Un souffle chaud.

 Le Train Grande Vadrouille vient de pénétrer en trombe dans la gare dans le but de grappiller quelques minutes de retard. Un freinage in extremis aidé par un airbag géant, et l’appareil s’immobilise dans un râle strident.

 Puis, un long silence. À peine perturbé par l’autre type. Il continue pourtant de grimacer une rumeur de sourire, un spectacle seulement visible pour celui qui osera affronter les vagues de son cou. De sa besace contrefaçon il a sorti tout son attirail :

 1. des prospectus mal repassés par une presse typographique aux probables élancements arthritiques

 2. Quelques badges musicaux d’une laideur qui confine à l’art

 3. des beignets rassis incrustés de cawètes huileuses

 4. des sachets de crousti-gums pour ceux qui souhaitent perdre et mâcher leurs chicots en même temps

 5. des tubes phosphorescents toujours achetés, mais dont l’utilité demeure un mystère

 6. Et n’oublions pas des stylos à la vulgarité éprouvée mais à l’attrait touristique jamais démenti – mode d’emploi : afin de faire monter l’encre à la mine, rien de plus simple qu’un frottement des mamelles gonflées aux hormones des naïades en train de se dandiner.

 Il s’approche, prêt à se goinfrer des sous que cracheront ces pigeons de vacanciers. Un soupir difficile. Le TGV est proche de l’étouffement. Des vitres fumées masquent l’encombrement qui congestionne le long cou mécanique. Nouvel hoquet. Comme une tentative de toux libératrice. En vain. Les tubes en acier ont le grain rose. Pas bon signe pour le chef de gare, il tournicote sur place sans parvenir à trouver une solution adaptée.

 Il y a la chaleur moite de l’éternel été de Tubullar Bay, et une note iodée mêlée aux harmonies éventrées de poubelles que des éboueurs grévistes ont laissées à putréfier. Le silence prend de l’ampleur et s’impose sur le quai. À l’horizon, Le Soleil cède à la noyade. En réponse, de la fumée semble envahir l’embarcadère. Dans le brouillard résonne quelques pas, lourds, lents mais affirmés. Le temps s’est découvert inutile et a suspendu sa marche. L’attente pèse sur les tempes de chacun. Les gouttes de transpiration freinent leur course de peur de révéler leur présence. Et, par instinct de survie, les yeux se détournent lorsqu’une ombre déchire le brouillard. Trois lueurs dansent dans le trouble. Trois feux effrayants, deux rougeoyants, un bleuté qui inspirent une frayeur inédite et sans nom aux témoins involontaires se maudissant d’être venus ce jour-même. Des murmures rauques. L’ombre vient de parler.

 — Enfin de retour !

 Un déclic. Une déflagration. La silhouette esquive. S’en suit une chorégraphie invisible que chacun peut suivre – quoiqu’avec difficulté en raison de la vélocité des protagonistes – aux mouvements de l’air. Puis, plus rien. La silhouette imposante est couchée au sol, tandis qu’une autre, aussi grande mais plus fine et plus claire se tient au-dessus, un tromblon braqué sur le front du démon né de la brume.

 — Salut, le Péruvien ! Alors, les rumeurs disaient vrai. T’as décidé de ramener ta foutue carcasse à Tubullar Bay.

 Aucune réponse. L’autre continue.

 — T’aurais pas dû. Personne n’échappe au Busard, le plus grand chasseur. Tiens-le toi pour dit !

 Il presse la gâchette. Et la brume se disloque aussitôt. C’est comme si rien ne s’était passé. Le temps se ressaisit, rattrape les minutes égarées, les efface pour passer à la suite. La foule décide d’en faire de même. D’ailleurs, il n’y a plus rien à dire. Sur quoi, teste une petite pensée sournoise. « Bah, sur rien » répondent cœur, cervelles et sphincters à l’unisson. Le TGV n’a toujours pas vidé son boyau.

 Soudain, alors que le vendeur désespérait de faire une mauvaise journée, le train expectore la gêne. Une boule de chair bouillante et marinée par la transpiration lui explose à la figure, avant de se fragmenter sur le quai. Le boudin créolardé suit le mouvement et se disperse aux quatre coins de la gare. Mélangé aux beignets, aux mégots, aux molards, aux chewing-gums et aux prospectus dont les puces musicales continuent de chanter :

 « … Venez, venez à Tubullar Bay.

 Et vous n’en partirez pas,

 Vous n’en partirez jamais… »

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