Partie VIII

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— Tu te souviens du soir de notre rencontre ? demanda Azore, assise sur le canapé.

  Shälia sortit de ses pensées et regarda sa compagne. Comment Azore avait-elle pu deviner qu’elle venait tout juste de se remémorer cette fabuleuse journée ? De toute manière, elles se connaissaient l’une et l’autre trop bien pour se cacher quoi que ce soit.

— Bien sûr, comment pourrais-je l’oublier ? sourit Shälia.

  Bien des années s’étaient écoulées depuis ce soir-là, mais elle se souvenait des moindres détails. Elle émit un petit rire en repensant à la si belle couleur violette qui habillait ses cheveux en ce temps-là ; désormais, ses boucles avaient viré au gris clair et avaient indéniablement perdu de leur splendeur.

— Je ne t’ai pas tout dit, ce soir-là, avoua Azore.

  Shälia décela ce voile de culpabilité dans le regard gris de l’humaine – ce voile qui était déjà là le soir de leur rencontre et qui ne s’était jamais vraiment envolé depuis. La fée se leva de son fauteuil, traversa le salon de leur appartement et rejoignit sa compagne sur le canapé. Elle la rassura d’une caresse dans le dos.

— Tu peux tout me dire, Azore. Tu le sais bien.

— Je…

  Sa phrase fut interrompue par un sanglot irrépressible et une larme s’échappa de son œil. Rares avaient été les situations où Shälia l’avait vu pleurer, et elle sentit immédiatement une boule se former dans sa gorge.

— Ce soir-là, parvint à reprendre Azore, quand je suis arrivée à ta fenêtre, je… Deux jours auparavant, j’avais tué trois hommes. Trois hommes de ma guilde. Ils m’avaient attaquée pour des histoires de concurrence et de hiérarchie, et je n’avais pas eu d’autre choix que de les tuer. Ils auraient eu ma peau, sinon.

— Tout ce que tu as fait, les actes que tu as commis, ça ne change en rien la personne que tu es, Azore, la personne que j’aime.

  Un sourire désolé flottait sur les lèvres de l’humaine. Elle caressa la joue de Shälia d’un geste tendre, puis soupira avant de continuer :

— Le problème, quand on tue un autre membre de l’Ordre, c’est que la sentence est irrévocable.

— Ils t’avaient condamnée à mort ? s’étonna Shälia, qui n’était plus certaine de comprendre.

  Elle eut droit à un hochement de tête en guise de réponse.

— Mais tu n’as jamais été poursuivie, continua Shälia, essayant d’assembler les pièces du puzzle. La guilde a fini par changer d’avis au sujet de ta condamnation ?

  Les larmes coulaient désormais abondamment sur les joues d’Azore, et celle-ci ne faisait rien pour les arrêter. Impuissante face à une telle tristesse et submergée par l’incompréhension, Shälia ne savait que faire.

— J’étais condamnée, Shälia, sanglota Azore. J’aurais pu m’enfuir, mais je ne voulais pas d’une vie de fugitive, avec constamment la peur au ventre. Et malgré ça, je ne voulais pas mourir, parce que je voulais tellement te rencontrer, partager des histoires avec toi, vivre à tes côtés… Mais je ne pouvais pas t’offrir tout ça, du moins pas réellement.

  Complètement perdue, la fée secoua la tête et répliqua d’un ton presque suppliant :

— Mais tu m’as offert tout ça, et bien plus. Ma vie a été parfaite à tes côtés, et elle l’est toujours. L’amour, le cabaret, les voyages… de quoi aurai-je besoin de plus ?

  Les pleurs de l’humaine s’étaient transformés en une plainte de désespoir. Elle dut attendre que ses sanglots se calme pour reprendre :

— Je suis une fée, Shälia, une psychëlia, exactement comme toi.

  Ces mots eurent l’effet d’un coup de poing dans le ventre de Shälia. Le souffle coupé, elle ne réalisa pas tout de suite ce que cette révélation engendrait. Elle balbutia :

— Tu… quoi ?

— Je ne pouvais pas t’offrir la vie que tu méritais, Shälia. Que tu mérites toujours. Alors je t’en ai offert un rêve. Je nous ai offert un rêve. Un rêve qui, je l’espère, t’a rendu l’espoir et la force dont tu as besoin pour être heureuse dans ce monde.

  Le cœur de Shälia battait irrégulièrement, en proie à une panique irrépressible. Elle intégrait peu à peu les mots d’Azore, et l’obscurité semblait tout engloutir autour d’elle. Elle ne parvenait presque plus à respirer tant l’angoisse qui l’étreignait était violente.

— On aurait eu une belle vraie vie ensemble, sourit calmement Azore.

  Les larmes qui habitaient auparavant le visage d’Azore dégoulinaient désormais sur les joues rougies de Shälia. Elle gémit quelques mots entre deux sanglots :

— Tu ne peux pas me faire ça…

  La culpabilité envahissait l’entièreté des prunelle grises d’Azore. Elle ne pleurait plus et semblait tristement résignée.

— Venir à toi ce soir était un acte égoïste, je le sais, soupira Azore. Je voulais avoir la chance de vivre à tes côtés, au moins pour une nuit. J’espère juste que ce rêve aura finalement su te rendre un peu plus heureuse.

  Les meubles autour de Shälia commençaient déjà à se déliter, les traits du visage d’Azore se brouillaient.

— Non, non, non…, supplia-t-elle, terrifiée.

— Je suis condamnée à l’aube, à six heures tapantes. Mais je n’ai plus peur, Shälia, parce que tu m’as offert en une nuit la puissance d’un amour que je n’oublierai pas et qui me fera vivre pour toujours. Et pour cela, je ne pourrai jamais assez te remercier.

  La pièce dans laquelle se trouvait Shälia n’était plus que ténèbres, et la fée s’accrochait désespérément aux mains d’Azore, qui s’évaporaient peu à peu. Les contours du visage d’Azore vacillaient, telle une flamme luttant pour ne pas s’éteindre.

— Je t’aime, Shälia…

  La fée se redressa brusquement, éblouie par la soudaine lumière qui contrastait avec l’obscurité qui l’entourait précédemment. Que s’était-il passé ? Incapable d’aligner ses pensées de manière cohérente, Shälia baissa le regard et aperçut, posés non loin d’elle sur le lit, une petite feuille de papier accompagnée d’un bijou. Elle tendit le bras et s’en saisit.

  Le bijou était un collier, constitué d’une fine chaîne en or ornée d’un pendentif. Une améthyste. Les battements du cœur de Shälia s’accélérèrent alors que certains souvenirs lui revenaient en mémoire. Elle déplia précipitamment le petit mot, où seulement trois mots étaient écrits. Je t’aime.

  D’un coup, la fée se souvint de tout. La panique l’attrapa à la gorge et elle se précipita sur son balcon dans l’espoir d’apercevoir une silhouette qui la fixait depuis la rue. Quelques commerçants se trouvaient déjà sur les pavés, mais il n’y avait aucune trace d’Azore.

  Shälia baissa les yeux sur le papier qu’elle tenait toujours dans ses mains. Elle le lut à nouveau, frénétiquement. Les larmes brouillaient sa vision. Sorti de nulle part, un papillon se posa sur la main de la fée. La cloche du clocher le plus proche sonna six fois, et le papillon s’envola.

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