Chapitre I - Le cercle écarlate (2/2)

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Au milieu de la foule, il chercha une armure noire et massive, en vain.

« La cavalerie par les ailes ! »

Les chevaux s'éloignèrent pour un temps, puis s'élancèrent de nouveau, cette fois par l'extérieur. Ses fantassins - lances levées - malmenaient le centre. Il sectionna des bras, des têtes, sortit sans ménagement sa lame de poitrines crachant des gerbes d'humeur grisâtre, écrasa une dizaine d'âmes – pour le peu qu’ils en eussent, alla le premier à la rencontre de leurs mages, postés à l'arrière. La pression autour de lui se dissipa. Néanmoins, il rit de voir leurs sorts s'étouffer sur le bouclier des Détenteurs, plus encore de leur course sans issue.

L'un d'eux empoigna à la hâte une lame courte, qu’il semblait peu habitué à manier. Du haut de sa selle, Saïn saisit le capuchon délavé de cet être filiforme. Il se raidit, émit un grognement en agitant ses pieds. Sa petite lame s'acharnait à l'atteindre. Le Général le dévisagea quelque peu. Aucune peur ne se lisait sur ses traits abîmés. Ses yeux n’étaient que deux billes grises et ternes, sa bouche une ligne reliée à des joues creuses. Seuls ses cheveux desséchés rappelaient un tant soit peu la vie. L’épée bâtarde trancha la gorge fine. La créature se gargarisa de son propre sang. Saïn la lâcha, avec toute la négligence du monde. En repartant anéantir les mages restants, des os craquèrent sous le sabot de sa jument.

Une fois le dernier transpercé, le bouclier magique s'évanouit, subitement absorbé par les Détenteurs. Saïn leva la tête vers la colline de laquelle ils influençaient le cours des combats. Des arcs électriques jaillissaient des mains d'un jeune homme, s'écrasaient avec une précision déconcertante sur un ennemi prit de spasmes. Un autre en propulsa une poignée sous l'effet d'une onde choc qui déstabilisa même les soldats alentours. Puis, il insuffla à un cavalier la même poussée qui avait permis à Saïn de percer les lignes. À l'avant, assis en tailleur, un enfant faisait émaner de ses doigts des lueurs verdâtres ; un blessé se releva en tâtant ce qui fut quelques secondes plus tôt une plaie béante.

L’unique rayon de soleil peignait la bataille de contrastes nobles. Le noir de l'ennemi et le bleu de sa propre armée baignaient tantôt dans un rouge vermeil, tantôt dans un gris flasque ; le tout nuancé d'or.

Un cheval s’échappait. Son cavalier dérapait dans la boue, encerclé d’ennemis. Le Général les faucha un à un, permit au jeune homme de retrouver une position. Il le reconnut, celui qui avait prié. Saïn cria à qui pouvait encore l'entendre, parmi les râles, les plaintes et les chocs :

« L'Espoir, mes Frères ! Lui, ne meurt jamais ! »

Alors qu'il s'apprêtait à charger de nouveau, un vrombissement lui perça les tympans. Une bulle se forma autour de lui ; de l'autre côté, le monde luisait légèrement. Sur la colline, une jeune femme, droite comme un I, tendait les mains dans sa direction. Il pouvait sentir ses yeux blancs rivés sur lui, son visage crispé sous la puissance de son talent.

Par son Sang, qu'il détestait la magie.

Un éclair le heurta et se dissipa aussitôt, sans effet.

Bien, admit-il. Cette femme aura vu juste.

Sa jument se cabra et dévia de sa trajectoire. Malgré ses tentatives, elle le plaça en face d'une armure noire, lourde et sculptée de motifs ésotériques sur les spalières. Son adversaire pointait une main dans sa direction. Des étincelles sombres s'en échappaient encore. Cette scène lui apparut d’une fatalité brutale.

Son rival se tenait là, sans monture, entouré de cadavres des deux camps. Le bouclier imposait à ses oreilles un bourdonnement continu et atténuait l'autour. Il sentit sa main se resserrer d’elle-même autour du fuseau. L'espadon planté dans le sol, son ennemi l'attendait. Un éclair heurta l'armure sombre, créant un panache de fumée que le vent peina à chasser. L'autre était resté immobile. Saïn crut l'entendre pouffer dans la brume. Un autre éclair retentit, toujours en vain. Le Damné tendit ses doigts vers lui, comme s’il s’apprêtait à l’étrangler. Derrière lui, des ondes de chocs projetaient les squelettes sur plusieurs mètres.

D'un coup d’œil, le Général scruta la colline. La femme avait un genou à terre. Son regard laissait paraître tous les regrets du monde, puis l'angoisse. Sa main s'affola. Faisant fi du reste, le Général partit au galop. D'une main, il lâcha les rênes, se pencha sur sa selle ; de l'autre, il pointa son épée vers le ciel pour l'abattre sur le crâne de son adversaire. Le bouclier cessa.

Réalité insoutenable : les cris, les lamentations, le choc des aciers. Un souffle le propulsa en arrière. Au loin, la femme hurla. Prise par l'élan, son épée cogna l’armure noire, qui recula à peine. Dans sa chute, le bouclier réapparut brièvement, par à-coups. Un hennissement le fit trembler d'effroi. Aidé par la course de la bête, l'espadon pénétra la chair tendre. Sa jument se cabra. L’ennemi retira sa lame sans effort. Un rouge sombre se déversait déjà sur le poil blanc.

Le sol lui coupa le souffle. Peu après lui, sa jument s'effondra dans un bruit sourd. Une ultime brume s'échappa de ses naseaux. Le sang se répandait directement du cœur sur sa robe immaculée. La main crispée, stoïque, aussi glacial et répugnant que la fange qui pénétrait son étoffe, son agresseur approchait. Il le toisa de toute sa hauteur, sans que Saïn ne puisse s'extraire de son emprise. La nausée le cerna.

« Nous sommes le reflet d'un même miroir, n'est-ce pas ?, prétendit le chef Damné. Nous cherchons la même et unique chose. La Victoire contre celui qui nous fait horreur. Seulement, nous savons à présent qui de nous deux la mérite. »

Il s'agenouilla près du Général et murmura à travers son heaume, tandis qu'autour, le silence se faisait : « Tu parlais d’espoir. Quel espoir y a-t-il, à présent, pour tous tes hommes ; les morts, comme le peu de vivants qu'il reste ? » Il marqua une pause, avant d'ajouter : « Les faibles de tes villes, qu’espéreront-ils demain ? Et toi, qu’espères-tu, maintenant ? »

Sans force, immobile, écœuré, honteux, Saïn se détacha de ces paroles pour plonger son regard dans celui de sa jument. Il lui rendit hommage en silence. Son regard dériva péniblement vers Kiasönvar cachée dans la brume, sa femme et sa fille. Puis, il leva les yeux vers le ciel. Le faisceau de lumière qui les avait accompagnés tout au long du combat avait disparu. Une fièvre de haine l'envahit.

Le chef Damné lui ôta son heaume, sans doute pour se délecter de son impuissance. Il plaça une main gantée sur sa poitrine de laquelle s'échappèrent des filaments écarlates. Une vive douleur fit trembler tous ses membres et il ne put se retenir de hurler. Sa femme, ses cheveux, le rire de sa fille, et leur regard à toutes deux, mille souvenirs alternaient dans sa mémoire sans qu'il ne puisse jamais prendre le temps de contempler une image. La brûlure laissa place à l'engourdissement. Et il se tut.

L'autre soupira d'extase : « Tu ignores ce que tu caches. » Au-dessus de son bourreau, il crut percevoir un cercle écarlate se dessiner dans le ciel sombre. Sa vision devint trouble. Il ferma les yeux et, à mesure qu'il se vidait de ses forces, il n'eut qu'une pensée : Que ceux qui devront vivre sous leur joug me rejoignent aux aurores. Voilà ce qu’il espérait. Les images s'effacèrent.

Quelque part dans ses pensées, au loin, ailleurs, un crissement effroyable. Un hurlement bestial retentit, persista, s'envola en échos dans un silence de mort, dans son silence et celui tout autour. L'emprise disparut.

Saïn s'empressa d’inspirer. L'air et un goût amer le firent tousser. Il cracha un liquide visqueux qui dégoulina dans son col. Puis, une seconde fois, on hurla – il l'entendit nettement. De rage, de souffrance et pourtant d'une bravoure titanesque. Lorsque la vue lui revint, Saïn reconnut à peine son intendant à ses côtés - le visage couvert de boue et de sang, accroupi au-dessus de l'armure noire, inerte, dont la position rappelait celle d'un pantin que l'on avait jeté là.

Stern laissa jaillir sa fièvre de plus belle, les yeux ahuris. Son arme se fichait à chaque seconde dans le cœur du Damné.

« Pour le Roi ! », hurla-t-il à pleine gorge, la mâchoire crispée à l'en tordre, avant de tomber à genoux.

Saïn s'assit, jaugea l'armure d'onyx. Il remarqua enfin que la tête avait roulé à quelques centimètres des épaules. Son poing comprimait son espadon, comme pour signifier que la lutte n’était guère finie.

Une poignée d'hommes vinrent d'un pas lent à leur rencontre, méconnaissables, l'arc dans le dos, l'épée bâtarde à la main.

« Seigneur ! Qu'est-ce que c'est ? », demanda l'un d'eux en pointant le cercle.

Des lignes écarlates et éthérées en émanaient, chacune allant toucher un Détenteur sur la colline. Hommes, femmes et enfants, à genoux, poussaient des cris, se roulaient dans la boue, tentaient de s'arracher la peau, comme s'ils étouffaient dans leur propre enveloppe. Une femme - celle qui l'avait protégé, celle qui avait hurlé devant sa défaite, qui avait épuisé ses forces pour le secourir - se leva péniblement et tendit les mains. Elle semblait lutter contre elle-même, contre un instinct qui la submergerait bientôt. Saïn planta son regard dans le sien. Et il sentit qu'ils se renvoyèrent de la défiance, de la compassion, puis du chagrin.

Il fit demi-tour, croisa son intendant qui se relevait tant bien que mal.

« Ramassez sa tête. », ordonna-t-il en désignant le chef Damné.

Puis, il s'éloigna, la mine basse.

« Achevez-les. Tous. »

Derrière lui, les cordes claquèrent.

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