Sans réponse

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D'Ophélie à Étienne

Lundi 14 décembre 2020, 11:55

Coucou ! Quoi de neuf ? On va se boire un verre un de ces quatre ?

Mon message est un peu ringard mais je n’ai jamais excellé dans l’art de la conversation téléphonée. Je ne comprends toujours pas comment je suis censée tourner mes phrases. Est-ce que ce sont vraiment des phrases d’ailleurs ? Souvent, je n’y mets pas de point : il me donne un ton trop sec. Faut-il écrire comme on parle ou utiliser des tournures plus littéraires ?

Bientôt deux heures que mon SMS est parti et aucune réponse. Je n’ai pas vu Étienne depuis six mois. J’aurais pensé qu’il serait un peu plus enthousiaste à l’idée de se retrouver. Après tout, cela fait presque dix ans qu’on est ami·e·s. Il doit mieux avoir à faire que d’écumer les bistrots avec une vieille copine de lycée ; la dernière fois que je l’ai vu, il était sous pression au boulot, débordé.

Ou bien il n’a tout simplement pas encore eu le temps de me répondre. Il a lu mon message au beau milieu d’une réunion et attend de finir sa journée de travail pour m’écrire à son tour.

18 h. Il finit parfois tard, pas d’inquiétudes. 19h. Il ne veut plus me voir. Il a forcément vu mon invitation et l’ignore donc intentionnellement. Quel lâche ! Il n’ose pas me dire en face (enfin, par écrans interposés) qu’il ne trouve plus d’intérêt à passer du temps avec moi, qu’il n’en a même jamais trouvé. Il se forçait, par charité.

Mais comment est-ce que je peux en arriver à penser des absurdités pareilles ? Dès qu’on s’est rencontré·e·s, dans la file du self au lycée, on a su qu’on ne se séparerait plus. Et même si la vie adulte nous a quelque peu éloigné·e·s, personne ne me comprendra jamais mieux que lui et inversement. Non, s’il ne répond pas, c’est qu’il ne peut pas le faire : il lui est arrivé quelque chose. Il était au bord du burn-out il y a six mois ; depuis, ça n’a pu qu’empirer. Son attention obnubilée par le travail, les échéances et les objectifs, il n’aura pas regardé des deux côtés avant de traverser le boulevard où se trouve son bureau. Percuté par une voiture, il se sera cassé les deux bras, désormais incapable de saisir son portable pour y dénicher mon SMS.

D'Ophélie au 06 52 89 17 69

Mercredi 16 décembre 2020, 08:37

Bonjour ! C’est Ophélie. On s’est rencontré·e·s l’autre jour au Bidule’s. Le film dont on a parlé passe samedi au ciné. Ça te tente ?

J’espère que ça ne sonne pas trop je-pense-à-toi-depuis-des-semaines-et-j’ai-enfin-une-excuse-pour-te-contacter. J’ai longtemps hésité, mais l’envie de le revoir est trop forte. L’envie de caresser ses boucles et d’effleurer sa peau cuivrée, si douce. Du moins, je l’imagine douce. Ses yeux noirs brillaient comme une carapace quand il me regardait, m’invitant à me rapprocher. Mais je n’ai pas osé. Avec un peu de chance, il n’est pas trop tard.

Pas de nouvelles. J’ai peut-être un peu enjolivé mon souvenir de cette soirée, imaginé le désir dans ses yeux et la gourmandise retroussant ses lèvres. Il m’a sans doute adressé la parole par politesse ce soir-là ou pour tromper l’ennui.

Après tout, je ne sais pas comment il occupe ses journées. Ce n’est pas nécessairement possible pour lui d’être extrêmement réactif. Et puis, tout le monde ne garde pas son téléphone en permanence sur soi. Il doit faire partie de ces gens qui le laissent sur la table basse toute la journée, sourds à ces plaintes.

Bon, ça fait trois jours : je pense que c’est mort. Il a très bien vu mon message, mais il ne veut pas y répondre, tout simplement. À l’heure qu’il est, il doit s’amuser à le montrer à ses potes, riant que j’ai cru à l’éventuelle possibilité d’une ouverture potentielle avec lui. Enfin, je me monte surement le bourrichon : il a plus probablement effacé mes mots et m’a instantanément oubliée.

Plus j’y pense et plus je me dis que je ne peux pas avoir imaginé la tension sexuelle entre nous. Il s’est passé quelque chose ce soir-là, lui aussi l’a senti. Son silence a donc obligatoirement une explication. Il m’avait paru un peu pâle à la lueur des néons : il devait être malade. Certainement une affection grave qu’il n’a pas osé évoquer mais qui le condamnait. Il aura succombé depuis, la maladie étant trop forte pour lui.

D'Ophélie à Sœurette

Vendredi 18 décembre 2020, 09:17

Salut Maïwenn ! Est-ce qu’on peut s’appeler pour discuter ? J’ai pas trop le moral.

Je n’ai jamais su comment exprimer mes émotions, dire que ça ne  pas, que j’ai besoin d’aide et de réconfort. Mais c’est ma sœur, elle va comprendre.

Elle ne m’a pas encore répondu. Je ne suis pas sûre qu’elle le fasse. Mes SMS restent souvent des bouteilles à la mer : soit ils ne méritent visiblement pas qu’on y apporte une réponse. Pourquoi Maïwenn ferait-elle exception ? Ma prose ne l’intéresse pas. Et m’écouter non plus.

Je suis ridicule. Bien sûr, elle ne répond pas tout de suite, mais c'est son habitude. Elle aime digérer les mots pour y trouver une réponse appropriée. C’est ce qu’elle est en train de faire. Elle veut éviter le faux pas car elle sait que je suis fragile en ce moment.

Les liens du sang, ça ne veut vraiment rien dire ! Si même ma sœur me snobe, qui acceptera de m’écouter ? Je veux juste savoir que je compte, ne serait-ce qu’un peu, aux yeux de quelqu’un. On a grandi ensemble toutes les deux alors le fait qu’elle ne veuille pas me parler prouve que je suis intrinsèquement inintéressante.

Qu’est-ce qu’il m’a pris ? Douter de ma propre sœur ! Elle m’aime ; évidemment que si elle avait reçu mon message, elle m’aurait répondu dans la minute. Il n’est tout simplement jamais arrivé jusqu’à elle. Il s’est perdu dans les limbes du réseau téléphonique, intercepté par un pirate ou détruit par un bug informatique. Après tout, c’est très fragile les ondes ; une bourrasque et hop ! Les lettres s’envolent dans la mauvaise direction.

Toutes ces déconvenues m’ont épuisée : j’attends le week-end avec impatience. Heureusement qu’on est vendredi ! J’aperçois Sabine près de la machine à café. Je ne suis pas en pause donc je sors mon téléphone pour lui proposer d’aller boire un verre après le boulot. J’attends qu’elle se retourne vers moi, validant le rendez-vous d’un signe de tête voire d’un sourire.

Elle sort son portable, y jette un rapide coup d’œil et le range dans sa poche.

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