La Baleine tombale

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De ces abysses gorgés de vide.

De ce néant criant de silence.

Un chaos quiet naquit, avec en son sein, une douceur séant à l'esprit.

Une étreinte.

Celle d'un ami.

D'un compagnon avant le dernier Au revoir.

Mais déjà, les lumières éteintes étoilaient l'âme de l'Être chéri.

Déjà, sa Prairie devint de noires jachères ; son Âtre, foyer flétri ; et son Saint Tambour, berceuse étiolée tonnant le prélude d'une nouvelle ère.

L'ultime Amour engrenait l'horloge du Temps.

Alors l'instant appelait la saveur de ce cerceau de chaleur, jusqu'à s'infliger d'éternelles empreintes.

Alors... Il succomba à cette tendresse suintant le révolu.

BOUM

BAM

BOUM

BAM


Le givre de l'autre ère triompha de l'Âtre.

Boum


Bam


Boum

Les dernières fleurs de la Prairie fanèrent au crépuscule de l'âme.

Bam...



Boum...

Le Saint Tambour se tut.

Et l'Adieu brisa le cercle de sa faux.

Égarée, livrée au vide intangible.

L'Être cher disparu, seule sa silhouette importunait le royaume du liquide tel un émissaire exotique.

Il ne restait plus que lui.

Lui, proie de la nuit pélagique.

Lui, roi de ce tableau, non pas de peinture, mais d'écume tout droit distillée des abîmes ; des profondeurs noires de suie pourtant chatouillées d'aurores opalines. Le clair de lune venait auréoler les errances de ce pauvre corps, l'extirpant in extremis du schéol marin.

Des abysses de ses paupières.

De la mer enformolant sa carcasse.

Naquit un étau de glace.

Celui d'une chimère.

Celui, de la Solitude l'emportant pour une grande valse sous les atolls orphelins.

Il goûta au calice. Et ce fut sous une toute autre cadence que le Béni Tambourin s'éveilla en sa poitrine.

Boum



Tchac



Boum


Tchac


Boum

Tchac

Boum
Tchac
Boum
Tchac
Boum
Tchac

L'eau embrassa ses yeux. Un baiser de peur... Où diable était-il ? Où... Où était son navire ? SON NAVIRE !!!

L'empire des ombres marchait sans pitié contre sa vision. Il éradiquait le moindre grain de réalité égaré hors des lumières. Occultait l'espace dans sa forteresse insondable. Invoquait l'ineffable par le fourvoiement de l'esprit !

Fruit de ces sournoiseries, une bien sordide vue s'offrit ainsi au rescapé :

BOUM

TCHAC

Juste sous ses deux petits pieds.

Une queue de baleine blême s'effaçait dans le domaine opaque. L'arrière d'une gueule, origine de ses malheurs et bourreau de ses heures futures...

Il voulut crier, chasser, expulser ses tourments. Mais de sa bouche, seules jaillirent nuées de bulles, d'abord danseuses, puis à l'éclosion, chanteuses d'une aria dépravée d'effroi :

     SON NAVIRE !     VITE !

                            peur

          Le navire bon sang !      Au secours.

  La noyade guette.    PEUR

    La mort arrive.       y'a un monstre en dessous

              Peur.       LE NAVIRE

     L'eau menace la gorge

   un titan des profondeurs         PANIQUE

la noyade

     ils est où le navire ?       PANIQUE

          UN MONSTRE S'EST EMBUSQUÉ !

Pas aujourd'hui. Pas après toutes ces aventures...

Ce n'est pas comme ça qu'Artimon l'explorateur rencontrera la mort !

La hargne du survivant anima ses petits bras, fouetta le Béni Tambourin, brisa le robinet d'adrénaline, et ordonna à la peur de déguerpir avant l'éveil de sa fureur.

Les aurores lunaires appelèrent alors en leur clairière une nouvelle légion de bulles :

Plus vite que ça ! Une escorte pour ce petit point d'or, je vous prie.

Du nerf, voyons ! Une cohorte pour cet empereur imperator des survivants.

Qu'il remonte les colonnes spectrales !

S'initia une nage au cœur d'un cosmos. Calme. Hostile. Où seuls espoirs, ces piliers nitescents perçaient le sinistre en berçant cet espace désastré.

          Encore un peu d'effort

Remonte la lumière       Courage, empereur

          EN HAUT !

        Encore    LA LUMIÈRE     Une dizaine de mètres

       TON NAVIRE T'ATTEND EN HAUT

              Quelques brasses

Ne pense pas à la baleine     Nous t'accompagnons.

               Tu vois les étoiles.

     Ton navire.          Le monde est en haut.

   Courage,     petit point d'or !    ENCORE UN PETIT EFFORT

Enfin, après les mille et une brasses, le ciré jaune surgit à la surface.

— Arrg... Ah ! Arrfgbl...


Crachats, râles et gargarismes harassés...


— Grablflr...


... semblables aux préludes d'une existence déjà menacée.

Ses pattes battaient la mélasse, à la merci des profondeurs dont le Fond n'était plus que conception exotique. Sous ses pieds, il n'y avait qu'eaux infinies hantées d'ineffables. Sous ses pieds, la baleine rôdait... Et peut-être qu'en ce moment même, un trou noir cerné de dents s'engraissait de vitesse pour l'avaler.

Son regard effaré scruta alors ce qu'il put, mais seules la Lune et la Mer daignaient se dévoiler.

— Arrfgl. Glaarbrl...


L'une l'enlaçait encore dans ses bras de spectre ; l'autre l'étouffait dans ses draps houleux.


— Argrbl...


Ainsi le voilà vaincu, assassiné par Celle qu'il avait toujours domptée ?

Un sort aussi stupide que le cavalier tombé de sa selle, puis piétiné par sa monture !

L'océan deviendra sa sépulture...

Non, la baleine sera sa tombe. Proie et cadavre... Ces bêtes-là ne faisaient pas de différence.

Je ne mérite pas ça...


— Arrfgbl...


Mais Mer était impatiente de lui servir de linceul.


— Arrgl...


Par son museau, son corps rembourré s'imbiba d'eau.


Quelle misérable fin... Pitié !


— Brarggl...


Puis ses dents cédèrent à l'océan.


— ...


Ses poumons devinrent plombs.

Et rideau de théâtre, ses paupières tombèrent sur ses yeux :


La vie est terminée.
Circulez.



Il n'y a plus rien à regarder.

Boum...






Tchac...



Sur le chemin de l'Être cher,

Le Béni Tambourin était sur le point d'éternellement se taire.

Quand quelque chose troubla son déclin.

Un résidu de peur et de chagrin,

Invoqué par une caresse sur sa peau.

Alors dans un ultime soubresaut,

Sa bouche livra aux eaux ses derniers mots :

Bouffe-moi donc.

Saloperie.

Saloperie ?

Je vois que vous vous voilez de tromperie.

Votre esprit malade confond mille et une idées.

Votre navire est navré, capitaine naufragé.

Cumulonimbus dans ce qui allait être son éternel ciel, une forme à la surface vint occulter les rares lueurs lunaires perçant ses paupières.

La mort m'a attrapé.

Mais je peux encore faire quelque chose vous, mon si glorieux matelot.

Saisissez votre salut.

Prenez cette main de tissu !

Que serait le monde sans vous, mon héros ?

Quelque chose agrippa son bras par une poigne, synonyme de tous ces mots implorant au robinet d'adrénaline de se briser, une nouvelle fois. Et ce fut chose faite ! Le Béni Tambourin reprit sa partition, les rideaux se relevèrent, et la vie put enfin poursuivre sa pièce par un Artimon se hissant sur le miracle flottant.

Toux.


Crachat.


Vomi.

La mort qui avait coulé en lui devait être expulsée, la douleur proscrite, la crainte oubliée !

Ciré suintant.


Velours ruisselant.


Et peluche imbibée.

Il laissa ses lourdes pattes explorer cette bouée improvisée.

Elles virent des fragments de peinture blanche, ultimes royaumes survivants dans une désolation carbonisée.

Plus loin vers le nord, une vitre brisée perçait son monde par de dangereux récifs acérés.

À tribord maintenant, un anneau dominait mille tracés zébrant la surface ulcérée.

Côté jardin, le même désastre étendait ses cendres délétères.

Le miracle était épais, environ une dizaine de centimètres. Forme incurvée, telle une écorce arrachée d'un bois de fer.

Une porte de son navire.


Plus grande que dans ses souvenirs...

Mais...

Où était passé le reste ?

Une partie de moi sombre encore sous vos pieds.

Une chute qui ne se terminera peut-être jamais.

Mais une autre gît toujours dans son brasier.

Là-bas, par-delà les vagues ; il existe un horizon balafré de rouges plaies.

Maudite soit cette baleine ! Elle t'a condamné au Fond pour me dévorer...

Cette baleine ?

Ô capitaine, par pitié.

Vous êtes désormais en sécurité.

Chassez donc cette haine infondée.

— J'ai cru que tu étais mort, marron marin vêtu d'or. Heureuse de te voir tousser la plus profonde des entrailles !

Cette voix... Perle de douceur perdue dans les percussions de l'orage.

Cette voix... Cette voix... Féminine. Inconnue... Mère d'une question qui pétrifia Artimon.

Qui diable l'avait agrippé ?

Votre navire n'a jamais eu de main de tissu.

Il se retourna...

Et heurta son regard sur une femme le toisant de ses gros yeux ronds.

Par tous les maux ! Mais... Qui était-elle ?

Cette vaste robe tatouée de broderies, cette peau de soie blanche, et ces longs cheveux en laine bouclée... C'était quoi ça ? Une courtisane ? Mais que faisait un membre de classe royale dans l’enfer du large sur un vestige de SON navire ?


— Accroche-toi aux poignées ! Mer est décidément bien en colère en cette lune, hurla-t-elle pour percer le vent. Comment te sens-tu ? Pas trop d'eau dans ton corps ?

En toute réponse, le marin laissa chanter la tempête.

Pourquoi était-elle sur SON navire ?

— Je m’appelle Princesse ! La… princesse des Hauts Espaces ! Le domaine de la Couette, et la montagne de Chevet ! De bien lointaines contrées… Je ne sais pas si cela t’évoque quelque chose !

SON navire. Le SIEN.

— Et toi donc, fier animal dompteur de vagues, qui es-tu ?

Capitaine !

C'est notre moment, chassez votre gêne !

Tonnerre. Lames et heurts de pluie.

Comme à son habitude, la nature comblait les trous à cœur joie.

Nous ne pouvons pas laisser filer une telle mise en scène !

Vous êtes capitaine.

Mon capitaine.

L'Être cher l'a dit en montant à mon bord.

Il vous a nommé.

Alors pour l'amour du ciel, Ô capitaine, rappelez-le.

Rappelez-le, mille sabords !

— Je suis…

« JE SUIS ARTIMON LE NAVIGATEUR !                         JE SUIS SON INCROYABLE NAVIRE !

Des vagues je fais mon empire !                                  Des vagues je suis leur empereur !

Par le chant de l'écume, je m'enivre.                        Par le chant des voiles, je m'anime.

Si fort qu'il en devient mon unique vivre.               Si fort que rien n'arrête mon plein régime.

Alors au diable la peur !                                            Il n'y a qu'odyssées et désir !

Car avec mon glorieux navire.                                  Car avec mon fier navigateur.

Nous perçons les horizons de mystères.             Nous perçons les horizons de mystères.

  Et nous faisons de l'aventure notre avenir.    Et nous faisons de l'aventure notre avenir.

   Notre hymne. Notre augure. Notre chœur.  Notre hymne. Notre augure. Notre chœur.

Le monde pourra bien prendre fin, nous continuerons à voguer même sur les flots d'éther !


« Woaaa, regarde, c’est parfait pour un nouveau navire !

Invoquée par cette présentation théâtrale, une voix vint perforer l’esprit d’Artimon telle une lame extirpée de l’oubli.

« Il est beau, tu trouves pas ? »


Et éclair dans une tempête de remembrances, il se vit, lui, sur un fond de neige froissée, affrontant la grossièreté des vagues en feutre bleu.

« On raconte qu’il peut percer les nuages, comme ça ! »

Puis...
Plus rien.
Le chaos de la tempête reprit le trône de sa réalité. Il réajusta son ciré trempé, la mine agitée.


Par tous les diables ! C’était quoi ça, Navire ?

L’Avant.

— De bien belles paroles, cher capitaine ! vociféra Princesse, cramponnée au mât de fortune. Je vois que tu ne faisais qu’un avec ton bateau ! Tu as dû vivre de belles aventures avant… Avant ce désastre ! Mais dis-moi, où es-tu déjà allé ?

— Des aventures ! Des odyssées et encore des aventures dignes des plus grandes odyssées ! Nous avons affronté les terribles flots de… Heu… L’océan des…

Artimon fronça les sourcils.

— On est allé dans… La mer… Heu… Je…


— Mais je ne me souviens plus, termina la dame, le regard perçant de vérité. Aucun son, image, ni même nom. Le noir total en somme ! C’est bien ce que je me disais… Toi aussi tu as cette gangrène de l’esprit ! Rien. Aucun souvenir. Le néant de mémoire ! Je suis Princesse des Hauts Espaces. La Couette, le Chevet… Il n’y a que ces noms qui façonnent mon passé… Le reste n’est que vacuité d’oublis ou…


Elle enlaça plus fort le mât, le visage peu à peu atteint par une peur entre chaque éclair :

— La question n’est pas comment est-ce que nous avons perdu la mémoire ; mais plutôt, avons-nous vraiment vécu ?


— N-non, c’est impossible ! Je suis Artimon le Navigateur, et je l’ai toujours été !

Navire, le naufrage a été si terrible que ça ?


Vous n’êtes plus que deux.

Il y en a vraiment eu un, pas vrai ?


Oui. Mais cela ne répond pas à la Question de Princesse.

Artimon sentit ses genoux s’effondrer. Les larmes fusionnant aux torrents de pluie de son pelage, il colla sa joue à la surface glaciale du radeau, et susurra :

— Peu importe, je te reconstruirai. Cette porte, ce vestige de ton ancienne existence sera ta proue. Tel un phénix, tu renaîtras de tes cendres, et tu voleras... à ta manière, camarade. Je suis désolé de t’avoir gâché de la sorte. MAUDITE SOIT CETTE INFÂME BALEINE !

Vous êtes bien brave, cher capitaine.

Mais je préfère ne plus voler à ma manière.

Vous n’étiez pas au gouvernail lors de l’Instant.

Votre esprit est enclin à la cécité.

Il est temps pour vous de connaître la vérité.

Car Mer vient de vous amener vers mon avant.

Qui sombrera comme mon arrière.

Relevez donc la tête, et regardez cette géhenne.


Tout est de ma faute…

Couronne pourpre à l'horizon.

Langues du diable, vile floraison.

Profondes plaies à déraison.

Immonde nappe en flottaison.

Mortes étaient ces eaux.

Rouge était cette peau.

Criblée, creusée, crevée de flammes criant leur oraison.

Mer vaincue, déesse perdue... par cette prière née des enfers.

Prison de noir, glas de l'espoir.

Prion poisseux, poison aqueux.

Rien...

Lames, vents, orages.

Rien...

Foudres, pluies, nuages.

… ne parvenait à tuer ce feu pourtant intrus du paysage.

Flottant noyant dans cette poix.

Noirs nénuphars, fleurs de soie.

Vêtements géants, funestes fruits.

De ses mains blanches Princesse les prit.

De sa main franche Artimon montra :

— ELLE EST LÀ ! ALERTE !

Blême...

Rouge, noire, crevée.

Blême...

Brûlée, souillée, noyée.

… était la Baleine échouée sur les lames en colère, balayée par le déluge, grondée, trempée, châtiée par l'orage pour son inexpiable blasphème.

Car devant eux pourrissait le cœur de la désolation.

Devant eux gisait l'œdème de Mer vomissant à foison son sang poison.

Devant eux, se dressait un démon aux deux bouches foyers d'une hurlante déflagration.

Vision même du Tartare.

Huile du mal originel.


Berceau damné des étincelles.

Carcasse boudée des charognards.


De mon essence du chaos...


De l'anathème de feu Mer...


Une chose se démarqua aux yeux de mon héros

Quatre caractères.

Peints à même la peau de métal.

Quatre caractères.

Chutant avec moi dans les ténèbres abyssales.

L'ourson et la poupée frissonnèrent de malaise.


V-votre navire est... est nav-navré, mon cher capitaine...

J-j'ai failli...

J'ai chu.

Mais ce n'est pas possible...
Comment ? Je l'ai vu.
JE L'AI VU !
C'est une baleine qui nous a coulé !

Rien d'en bas ne nous a coulé.

Mais ne vous voilez pas de culpabilité.

Car vous ne m’avez jamais piloté.
M-mon si bon capitaine…

Il n’y aura pas de phénix.

Il n’y aura plus d’aventure.


Plus jamais d’Être cher.


Mon histoire est terminée.

De navire des cieux je passe à mausolée.

Désormais, il n'y a plus que vous.

Et Mer.

A321

https://www.youtube.com/watch?v=_Z7TXYvfsI0&ab_channel=ArpeggioFortissimo




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