EN COURSE !

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L'amphithéâtre était plein. En fait d'amphithéâtre, c'était une longue étendue herbeuse s'étirant sur une centaine de mètres, terminée en son extrémité par un mur de brique et ceint de terre qui montait en pente douce et où le public se pressait, assis à même le sol. Çà et là, on avait installé de lourds sièges en pierre qui servaient à réceptionner quelques augustes fessiers, en l'occurrence, ceux des notables locaux. A dire vrai, ça ne ressemblait en rien à un amphithéâtre, si bien qu'on aurait aussi bien pu l'appeler stade ou latrines à ciel ouvert, c'eut été la même chose.

Un héraut fit une annonce. Une acclamation monta. Une trompette grinça.

Giboin poussa Antranik, « c'est à nous ! » et ils firent leur entrée. Antranik en tête décrivait de larges arabesques avec ses bras, Léopoldus suivait timidement avec autour du cou un panneau sur lequel était inscrit le chiffre 7 et Giboin fermait la marche, un large sourire aux lèvres, levant le bras pour saluer les acclamations et, discrètement, de son bâton à la pointe ferrée, il donnait des coups à l'autruche pour qu'elle ne s’arrête pas. Antranik de son côté, tout en sourire, avec force ronds de jambes, tirait sur la laisse pour que le volatile daigne avancer. Mais Léopoldus n'avait qu'une idée en tête, se cacher en enfouissant sa tête dans l'herbe. Il y parvint bien une fois ou deux mais la pointe ferrée du bâton dans le fessier ou un coup de pied bien senti d’Antranik la lui firent vite relever. Ce dernier n'y allait pas de main morte, s'en donnant à cœur joie, se vengeant de tout le mal que Léopoldus lui avait fait auparavant. « Ma foi, se dit-il, j'ai peut-être l'air d'un triple couillon avec ce fichu pagne mauve, mais c'est là une tâche qui n'est pas désagréable. » Le petit équipage parcourut ainsi une dizaine de mètres puis fit demi-tour et quitta l'amphithéâtre sous les vivats de la foule. Maître Giboin, aux anges, portait sa main à sa bouche et lançait mille baisers dans les airs.

— Bien, fit-il dès qu'il fut hors de vue du public, maintenant les choses sérieuses peuvent commencer.

Et les choses sérieuses commencèrent. L'après-midi même, tous les concurrents furent convoqués en même temps. Giboin piaffait d'impatience. Léopoldus, toujours apeuré, était désormais plus nerveux, plus agressif.

Les dix-sept autruches en lice furent alignées à l'entrée de l'amphithéâtre qui avait décidément de plus en plus des allures de stade. La foule était en délire. Léopoldus piaffait avec son panonceau autour du cou. Derrière lui, comme derrière chaque autruche, se trouvait un petit homme torse nu, avec une cravache noire, qui le tenait en laisse. C'était un des arbitres assistants, il semblait tout aussi excité que la foule. On fit avancer les autruchiers et Antranik se trouva derrière la numéro huit. Chacun des autruchiers étaient à côté d'une autruche qu'il ne connaissait pas. Antranik trouva ça fort louche.

Le Grand arbitre leva le bras, prononça une formule que le héraut répercuta et « pouêt ! », un coup de trompette !

Les autruchiers montèrent sur les autruches. Antranik, que l'on venait de mettre au courant de la suite des événements, tarda à grimper sur la sienne.

— Alors, qu'attends-tu, lui dit l'arbitre assistant numéro huit, sais-tu que j'ai le droit d'utiliser cette cravache contre les autruchiers ?

Antranik grimpa à contre-cœur. L'autruche numéro 8 ne le connaissant pas et s'en méfiant, commença à gigoter. Il s'agrippa au cou famélique du volatile qui piétinait et s'excitait. Le Grand arbitre leva bien haut la main, l'y suspendit, interrogea du regard le musicien et baissa d'un coup son bras. La trompette émit deux notes courtes suivies d'un long râle trainant.

Pouêt ! Pouêt ! POUÊÊÊÊT…

Les laisses furent lâchées, les cravaches abaissées, les fessiers emplumés frappés. Les autruches s'élancèrent à toute berzingue. Bougeant le cou, remuant la croupe, s'agitant et sautant, comme prise de soubresauts, elles sprintèrent droit sur le mur de brique. Les autruchiers qui n'avaient que le cou et quelques plumes comme prises tombaient les uns après les autres, qui sur les fesses, qui sur le flanc, qui sur la tête, mais tous lourdement. Certains se faisaient piétiner au passage par les volatiles suivants. Les spectateurs jubilaient. Des clameurs enthousiastes s’élevaient des tribunes à chaque chute spectaculaire.

Antranik tint bon, agrippé au cou de son autruche, vautré sur son gros corps. Mais il serrait si fort le cou, jusqu'à l'étrangler, que ce fut l'autruche qui céda et trébucha. Le crâne de Antranik cogna contre l'herbe sèche et il sentit l'autruche qui roulait sur lui, avant de se relever et de repartir, effrayée, se fracasser contre le mur de brique. Antranik, titubant, parvint à se remettre sur pied, encore sonné, quand il sentit un violent coup sur le crâne. Il retomba d'un bloc. C'était Léopoldus qui venait de passer, un concurrent terrifié sur le dos, et qui en avait profité pour donner au passage un dernier coup de bec à son autruchier exécré. L'autruche poussa un caquètement triomphal et alla s'écraser triomphamement contre le mur de brique.

La trompette résonna. Pouêêêt ! Les assistants arbitres partirent chercher les autruches. Antranik revint au pied à l'arc de triomphe en boitillant.

Maître Giboin se porta à sa rencontre. Il était enthousiaste.

— Bravo, tu es deuxième ! C'est un excellent résultat, très encourageant ! Si seulement Léopoldus avait fait mieux, nous aurions gagné.

L'esprit embrumé de Antranik ne comprit pas cette phrase. Gagner, quoi ? Gagner, comment ? Cela se traduisit par une série de borborygmes rauques provenant du fond de la gorge et contenant une profusion de keu, de gueu ou de theu mais une absence totale de voyelles qui auraient rendu compréhensibles ses pensées.

— Mais voyons, je te l'ai dit, se fâcha Giboin. Le gagnant est celui qui reste le plus longtemps sur son autruche. Bien entendu, chaque concurrent monte une autruche qui n'est pas de son autrucherie, afin qu'il ne connaisse pas la bête. Elles doivent être méfiantes pour qu'il y ait de l'enjeu. Au surplus, cela rend le concours plus attrayant. Enfin, quand je dis « monte », tu m'auras compris... En tout cas, là, tu as fini deuxième, quel dommage que Léopoldus n'ait pu se débarrasser de son fâcheux, sinon nous aurions gagné. Tiens justement, voilà qu'on me le ramène, je vais te le sermonner celui-là. Viens par ici, vil fripon emplumé !

Et, saisissant la laisse de Léopoldus, le houspillant, maître Giboin le ramena sous l'arc de triomphe sur la ligne de départ. Antranik n'avait toujours pas bougé, trop occupé qu'il était à reprendre ses esprits. Giboin se retourna et lui lança.

— Allez, presse mon bon autruchier, il reste encore quinze manches !

— Khin ! fit Antranik l'autruchier.

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