IV

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Orphée s’ébroue bruyamment lorsque Gorneval s’empare de sa bride. D’un geste emportant derrière lui sa longue cape sombre, le prince Ogrin, grimpe sur son destrier. Son armure d’entraînement devenu son signe distinctif au pays de l’opulence, ne brille pas à la lueur blafarde d’une Lune mélancolique. Le cheval comme à son habitude, se lance dans sa nouvelle aventure du soir. Le Roi redevenu prince, file au travers de la vallée avec la force et la puissance des ténèbres. Derrière lui, les fantômes infâmes de son ennuyeuse insatisfaction ; devant lui, l’espoir d’une vie meilleure, l’horizon bleu pâle d’un avenir bienfaisant.

Les sabots d’Orphée martèlent la terre meuble et humide avec une force extraordinaire. Sa course résonne sur les parois invisibles de la nuit naissante. Mais Gorneval n’entend rien d’autre que les paroles qu’il veut prononcer devant la princesse. Mené par son unique courage et la force de sa détermination, l’enfant d’Ygrène et de Dinas, entraîne toute La Vallée des Larmes avec lui, dans un souffle unique et merveilleux qui ressemble au chant puissant des anges.

La citadelle de Lidan offre la vue de ses tourelles bien avant que la nuit ait refermé sur elle, ses tentacules obscures. Les gardes peuvent ainsi reconnaître rapidement Ogrin. Son bouclier noir aux reflets ternes en avant, il franchit les douves et pénètre prestement dans la forteresse dont il commence à reconnaître les quelques secrets les plus apparents. La silhouette massive du domaine de Cassandre se profile le long de l’aile droite. Après avoir franchit la lourde porte qui le sépare de l’enceinte fortifiée, il abandonne Orphée près des écuries. Les pas du Roi sont d’une légèreté exemplaire. Ils le mènent jusqu’au pied du balcon de la princesse. D’ici, il peut à nouveau contempler l’unique fenêtre qui donne sur le petit jardin de leur première rencontre. Il ramasse quelques petits cailloux et s’ingénie à les lancer contre la vitre de la chambre. Bientôt, et après une dizaine d’essai infructueux, la silhouette parfaite de Cassandre se dessine dans le cadre de la fenêtre. Ses longs cheveux bouclés qui retombent sur ses épaules, ressemblent à une gerbe de flamme dans le noir implacable de la nuit. Son visage est interdit par quelques reflets malvenus, mais Gorneval distingue ses traits ; et sans doute est-il le seul à parvenir à les distinguer dans l’obscurité presque totale. Elle sort.

“ Que faites-vous là ? ”

“ L’envie de vous revoir a été trop forte. J’entretiens depuis notre dernière rencontre, le secret espoir de pouvoir vous parler. Est-ce possible ? ”

“ Mais il est tard et personne ne doit se trouver dans cette zone dès lors que la garde du soir prend sa place ! Attendez quelques instants et si quelqu’un arrive avant moi, fuyez ! ” Fait elle en se replongeant vivement dans les bras des ténèbres.

Gorneval, stupéfait reste un instant dans l’ahurissement le plus total. Puis, se cachant des regards éventuels, il attend la venue de son égérie. Mais le silence a vite fait de s’emparer des lieux. La désagréable moiteur de la nuit emplit l’atmosphère en se mêlant aux effluves de parfums de roses et d’orchidées sauvages. Gorneval redevenu Ogrin pour la nuit, ressent l’attente que la princesse lui fait subir, comme un passage obligé avant d’atteindre le merveilleux bonheur d’une nouvelle entrevue. L’attente est longue et douloureuse. Le souffle du chevalier se raccourcit à chaque bruissement de feuille soulevée par une brise occasionnelle. Le plus insignifiant des cliquetis, prend une dimension colossale dans son oreille attentive. Le découragement lui ronge le cœur. Une sorte de malaise le gagne. Une indicible sensation emporte ses sens et élimine lentement son enthousiasme.

Soudain, naissant des entrailles de la nuit, quelqu’un apparaît. La faible lumière ambiante ne permet pas à Gorneval de discerner clairement de qui il s’agit. La silhouette de l’individu est camouflée sous une longue cape sombre relevée d’une large capuche, noyant irrémédiablement le visage de l’inconnu dans une obscurité totale. Cependant d’après sa carrure, on peut supposer avec assurance qu’il s’agit d’une femme. Ceci n’est pas encore suffisant pour le convaincre de sortir de son repère d’ombres. La silhouette stoppe sa lente progression à quelques mètres seulement de l’endroit où se trouve le chevalier. Tournant sur lui-même, l’individu donne l’impression de chercher quelqu’un. Sa voix résonne alors au travers d’un chuchotement quasiment imperceptible que Gorneval interprète plus qu’il ne comprend.

“ Prince Ogrin ! Etes vous encore ici ? Répondez ”

Le prince ne reconnaît pas la voix de Cassandre. Il stoppe son élan juste avant de sortir de son repère. Il laisse l’individu parler encore pour tenter de discerner les intonations de la princesse qu’il n’aurait pas reconnues.

“ Prince Ogrin ! Je suis Oriane, la servante de Cassandre qui vous envoie chercher. ”

La voix prend de l’assurance. Le souvenir d’Oriane lui revient en mémoire. Mais les traces de sa voix ne sont plus que de lointains souvenirs dont il ne peut de servir pour la reconnaître. Il décide de rester encore un instant caché.

“ N’ayez crainte, je sais que vous êtes ici. La princesse ne peut sortir sans attirer l’attention des gardes. Il faut me faire confiance. ”

Les accents que la jeune femme donne à ses paroles, ressemblent à ceux d’un appel désespéré. Le Roi est prêt de céder à la tentation de sortir lorsque la servante de Cassandre, après effectuer un dernier tour sur elle-même, décide de quitter les lieux. Une sorte de peur incontrôlable s’empare alors de lui. Ses yeux s’exorbitent, son cœur bondit et ses mains se serrent de rage. Le dilemme auquel il est confronté le force, malgré ses réticences à bondir hors des tentacules de la nuit pour interpeller discrètement Oriane. Son amour a vaincu les précautions d’usage.

“ Suivez-moi promptement prince Ogrin ! Il ne faut pas rester là ” lance t-elle sans être surprise par l’apparition spontanée de Gorneval dans son dos. Son pas est rapide. Mais le prince Ogrin constate qu’il n’a toujours pas vu le visage d’Oriane. Cette dernière peur s’évapore dés lors qu’il franchit le pas d’une porte secrète que la servante lui montre avant de disparaître.

“ Suivez les galeries et vous parviendrez au cœur des appartements princiers. Bonne chance. ” Dit-elle en s’en allant.

Le jeune homme se retourne, cherche dans l’obscurité une raison de faire confiance à Oriane et décide finalement de s’engager. La lourde porte de pierre se referme bruyamment derrière lui et lui fait regretter momentanément de s’être aventuré dans ce couloir trop sombre, trop exigu. Mais malgré ses appréhensions, son courage reprend le dessus. La main sur l’épée qu’Audret lui a prêtée, il avance en assurant chacun de ses pas dans le noir. Bientôt, le souffle coupé, le chevalier parvient à discerner une lueur au fond du couloir. Son empressement à quitter l’obscurité peu sécurisante du passage secret, l’invite à accélérer le pas.


Au bout du couloir sombre, un réconfort incommensurable est là. Cassandre, toute vêtue de blanc, les bras croisés sur la poitrine, les cheveux lâchés et le visage radieux, l’attend. Elle se tient debout en face de lui. Sa peau diaphane semble fragile comme de la porcelaine et les flammes de la cheminée dessinent sur elle, les ombres d’une joie immense. Au creux du ventre de Gorneval, les chatouillements reprennent de plus belle. Sans dire un mot, il se trouve dors et déjà récompensé des incertitudes et des peurs qui ont jalonné son parcours jusqu’ici.

“ J’attends ce moment depuis si longtemps, princesse ! ”

“ Vous voilà donc récompensé ! ” Fait-elle avec une distance peu réjouissante.

“ Comme l’attente de vous voir a été longue ! ”

“ Vous ne pouvez pas venir ici de la sorte. Les rues de la citadelle sont gardées jours et nuits. S’il arrivait que vous vous fassiez surprendre, vos beaux espoirs de devenir preux seraient compromis. ”

Ogrin ne sachant pas véritablement de quelle manière il doit prendre cette dernière réflexion, préfère ne rien dire. A la princesse alors de continuer.

“ Mais ceci dit, je suis heureuse que vous soyez venu. Vous avez bravé des dangers et surmonté des problèmes dont je suis fière de vous avoir inspiré. Vos attentions me touchent énormément, croyez-le. ”

“ Vos paroles soulagent mes peines. Je n’ai cessé de penser à vous et mon désir de vous revoir s’est fait sentir chaque jour un peu plus douloureusement. ”

“ Qu’essayez-vous donc de me dire ? ”

“ Qu’il n’est pas d’instant durant lesquels je ne pense à vous ! ”

La princesse sourit. Elle invite le chevalier à la suivre jusque dans le petit boudoir qui se trouve en léger recul par rapport à l’immense chambre dans laquelle ils se tiennent.


A l’intérieur, point de tentures extravagantes, ni de foisonnantes peintures. La pièce est chaleureuse et sans artifice. Un petit canapé se trouve près d’une cheminée dans l’âtre de laquelle se consume une large bûche.

“ Je me reposais à la chaleur réconfortante de cette cheminée lorsque vous êtes arrivé. ”

Gorneval regarde sa bien aimée sans oser s’approcher. L’instant est si beau, si incroyablement irréel qu’il ne peut se résoudre à aller vers elle de crainte de rompre le charme. Il reste alors à distance respectable jusqu’au moment où elle l’invite à s’asseoir près d’elle sur le petit divan de velours grenat. Dés lors, les effluves de son parfum délicat, flottent jusqu’à lui, l’enivrant d’une sérénité qu’il n’est capable de trouver qu’ici. Il ne répond rien à sa dernière intervention. Il se contente de dévorer subrepticement son visage, d’un regard subjugué. Au creux de ses entrailles, s’agitent à nouveau les démons d’un désir inconnu. Investis d’un pouvoir immense, ils réclament des choses que leur hôte ne connaît toujours pas. Inconsciemment, il sait pourtant que la chaleur que procure le contact de sa peau sur la sienne, soulage ce sentiment terrible d’insuffisance.

“ Votre rêve est-il en passe de se réaliser ? ” demande t-elle d’un ton si insouciant que Le prince ne réalise pas immédiatement de quoi il retourne. Encore bercé par la langueur magnifique et reposante de son bonheur présent, son rêve est tout autre que celui de devenir preux. Mais sortant de son délire passionné, à la faveur de cette question, Ogrin répond avec un peu de retard.

“ Il est en bonne voie de réussir ! Ceci me réjouit pour notre relation à venir. ”

“ Qu’attendez-vous de notre relation ? ” fait-elle avec un sourire énigmatique planant sur ses lèvres.

“ A vrai dire, je ne le sais pas très clairement. J’avoue ne pas comprendre très bien les sentiments qui me hantent. ”

La princesse adopte un sourire entendu. Ses yeux mutins transpercent la pénombre pour venir bousculer la faible confiance de Gorneval. Son cœur tressaille et le creux de son estomac le brûle d’une irrépressible tentation, somme toute naturelle, mais qui lui fait peur. Une sorte de panique s’empare de lui. L’Inconnu se dresse face à lui tel un immense linceul opaque derrière lequel se trouve la solution pour stopper ses fourmillements devenus torture. Son corps est traversé de tensions insoutenables. L’envie s’oppose à la raison ; les flammes de sa passion consument ses faibles résistances. Ses mains s’avancent presque inconsciemment vers celles de la princesse. A leur contact, une vague de soulagement déferle sur ses brûlures les plus vives et apaise ses tiraillements intérieurs. Il caresse inconsciemment sa peau lisse et douce. Ses yeux sont plongés dans ceux de Cassandre et il croit qu’il ne saura s’en détourner. L’instant se fige et s’étire comme suspendu au fil d’un temps nouveau et incertain dans lequel ils sont seuls, isolés et heureux. Les deux êtres se rapprochent dans un silence presque total, perturbé occasionnellement par les crépitements du foyer de la cheminée. Les flammes font briller les longs cheveux bouclés de la princesse et dansent tout autour d’elle comme pour attiser un peu plus les flammes du désir incontrôlable du Roi. Ce dernier succombe à la tentation de s’approcher d’elle comme elle l’avait fait à leur première rencontre. Ses lèvres traversent la distance qui les sépare avec une lenteur extrême et rencontrent celles de la princesse. Une douce chaleur s’empare de son corps tétanisé.

L’instant magique se prolonge en une joie extraordinaire. Les chatouillements douloureux évoluent en de véritables caresses intérieures qui pansent ses plus vilaines blessures et assouvissent ses désirs les plus reculés. Les funestes cris des démons qui le rongeaient se taisent enfin. Ils se joignent à la paix immense qui a investi le corps de Gorneval. Une quiétude bienfaisante et imperturbable qui rempli le Roi de sa présence, lui fait découvrir de nouvelles sensations, de nouveaux horizons et de nouvelles ambitions.


Au sortir de cette soirée passée, le seul désir du Roi qui se retrouve seul avec son destrier, est de pouvoir s’asseoir en face du soleil levant pour en admirer sa beauté. Le repos que lui inspirent ses couleurs chaudes et le silence qui l’accompagne, ressemble au bien-être paisible qui règne au plus profond de lui. Il jouit du moment présent avec une délectation entière et magistrale ; une sorte de satisfaction réjouissante dont il ne pouvait se douter ni de l’existence ni la sensation de plénitude qu’elle procure.

Il s’assoit au pied d’Orphée, fixant l’horizon rougeoyant qui résonne en lui comme les couleurs de sa nouvelle vie et de son bel et glorieux amour. Il ne pense à rien d’autre qu’à Cassandre, à son visage, à son sourire, aux boucles de ses cheveux et à la caresse de sa peau sur la sienne. Le retentissement de cette nuit passée avec elle, traverse les barrières de son être pour modifier quelque chose dans son regard ; quelque chose à la surface de sa peau qui le rend encore plus beau ou plus jeune. La désagréable (ou énigmatique) sensation qu’il a éprouvée en quittant la princesse, n’entame en rien son ineffable optimisme. Il continue de croire obstinément en son avenir.

Le soleil ayant atteint une hauteur respectable, Gorneval juge qu’il est temps de repartir pour la Vallée des Larmes. Il enfourche Orphée avec légèreté. Il enfonce ses talons dans les flans de l’animal qui s’arrache de sol en bondissant comme un diable avant de partir au galop. Les deux compagnons de route, traversent alors les collines, les rus et les champs avec toujours devant eux, l’espoir de revivre une nuit comme celle qui vient de s’envoler.

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