Le Noël avait déjà été oublié (sa magie en train de gésir dans une attente sans fin) ; la bûche à force de suinter des heures et des heures avait fondu sur la table ; et mon père n’avait plus eu l’agressivité mi riante mi-injurieuse de me hurler comme jadis les « aux chiottes Descartes ». Tout passait sans vie. Comme ça. Comme un dimanche.

Le Noël, la bûche, mon père, toutes choses, y compris les mouches, asticots, araignées de la maison, furent condamnées à flotter dans une sale moiteur comme venteuse : tourbillonnant dans la maison, telles des feuilles mortes tergiversant dans les courants d’air, jusqu’au moment où elles eurent à chuter plus bas que terre. Sa barbe poussait, ses ongles s’allongeaient, et le temps aussi. La force nécessaire sinon pour me provoquer, du moins pour me taquiner, lui manquait à présent. Car mon père avait arrêté de boire. Là avait été sa résolution depuis la mort de Francky.

Submergé par le chagrin, d’un poing sur la table avec rage, mon père, au petit matin qui suivit l'enterrement : « Fini l’alcool, fini, plus une goutte ! Toutes ces conneries c’est fini ! cette merde m’a trop fait perdre ... ». Seulement, la boisson n’avait pas dit son dernier mot. Le plus dur était à venir.

Le manque

Il perdit son sommeil, ses rêves ; perdit ses ongles à forcer de les ronger la nuit et bientôt aussi sa résolution, perdue.

L’insomnie

Voilà un an, jour pour jour, que le petit Francky et sa chair étaient mangés par les vers ; voilà trois-cent-soixante-cinq jours exactement que mon père n’avait plus touché un verre. Et pour le moment, il tenait bon.

Tandis que son corps se débattait aussi bien nuitamment qu’à la lumière du jour contre les draps mouillés du canapé et les démons qui s’y enroulaient, moi le fils, pendant tout ce temps – un an – je n’avais fait que lire, lire, surtout la nuit, seul (en tout cas physiquement, s’entend). Car je n’avais eu ni ami ni famille à aller voir. Car je n'avais en réalité que ça à faire.

Georges Bataille et l’unique Vérité, le monde antique de l’Égypte et de ses belles histoires ; Balzac, Hugo, Zola et leur cri face à l’injustice ; Mélanie Klein et le voile, les larmes, le deuil ; les mythes anciens et l’enthousiasme d’un fin érudit comme Vernant ; Erich Fromm ou Carl Jung et l’art d’interpréter les rêves ; ou encore Huysmans, Süskind et le parfum subtil d’une littérature à la saveur unique ; le haut Moyen âge murmuré avec la passion d’un conteur comme Michelet, Bainville, Boucheron ; les périodes obscures avec Homère et ses Guerres ou avec Hawking et ses trous noirs ! Tout ça, ça aura été vraiment quelque chose ! Une aventure et des rencontres incroyables ! Que dire encore d’Aristote et de son génie multiple ?! de Kierkegaard, Schopenhauer, Cioran et de leur interminable mais génial soupir ?! Hein que dire de Marguerite Duras et d’Anne Dufourmentelle et de leur risque d’écrire la sauvagerie maternelle ?! de Sartre et Camus et de leurs mémorables disputes ?! Que dire surtout de ce formidable uppercut de Malinowski envoyé dans la tronche de – l’admirable – Freud ?! Ou encore de ces religions et de ces scientifiques, toujours en vis-à-vis, toujours à se regarder en chien de faïence, à se grogner à la gueule, toujours prêts à se sauter au cou ?! De Zweig, Barthes, Kundera, Wilde, Foucault et de la beauté du... Hein que dire ?!

Je n’avais vu personne, certes ; je végétais le jour, c'est vrai, et pourtant on ne s’était pas une seule seconde ennuyé ! Pendant quatre saisons en effet, j’avais été très sollicité par ces hommes supérieurs – qui exigèrent de ma part que je tranche, délibère, comme le fit Pâris pour arbitrer une querelle entre les dieux ! En vérité, je le dis, j’eus à jouir d’un pur bonheur avec eux, les livres.