5.Belle soirée

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« Je suis rentré », dit-il comme pour lui-même.

Il referma la porte derrière lui, posa ses clefs et le sac de courses qu’il portait sur la table rectangulaire, puis accrocha son pardessus au portemanteau. Quelques pas lui suffirent pour traverser l’entrée-salle à manger jusqu’à la cuisine américaine. Le mur du fond, une large vitre donnant sur la ville, lui offrait toujours une vue aussi belle. Tout en regardant Berlin sous la lumière crépusculaire, il prit une tasse, un sachet de thé à la menthe et enclencha la bouilloire. Un agréable bruit accompagna sa mise en route pendant que William passait au salon. La pièce, meublée d’un canapé de toile et deux de fauteuils, était séparée des autres par une cloison sans porte. Alors que le jeune homme lançait un regard à l’ouverture coulissante menant à sa chambre, le téléphone sonna. Il se laissa tomber sur le sofa en saisissant le combiné posé sur la table-basse.

« Karl von Adlerschloss, j’écoute.

-Comment vas-tu ? C’est Nikolaï. »

Son étonnement se mua en bonne humeur.

« Très bien, répondit-il d’un ton jovial, et toi ?

-Eh bien écoute, je n’ai pas à me plaindre non plus. Enfin… j’aurais besoin de ton aide pour deux petites choses.

-C’est-à-dire ? demanda-t-il en retenant un sourire.

Tout d’abord, te connaissant, je suppose que tu as très bien compris le dernier cours de russe ?

-Ouh la, rappelle m’en le thème, j’ai le cerveau en compote.

-Le joueur, de Dostoïevski.

-Ah, oui. Effectivement, je n’ai eu aucun mal à analyser le passage étudié.

-Tu as déjà fini ?

-Je suis resté travailler à la bibliothèque, comme d’habitude.

-C’est vrai, c’est vrai. Tu pourras m’expliquer ?

-Bien sûr. Mais sinon, de quel autre point voulais-tu me parler ? »

Un silence passa, qui ne fit qu’augmenter l’air amusé de William.

« Eh bien, comment dire… oh, nan, tu vas te moquer de moi.

-Mais nan ! Dis-moi, dis-moi. »

Nikolaï fit une nouvelle pause avant de reprendre :

« Tu sais, en début d’année je ne m’étais pas montré très aimable par rapport à cette personne, mais… je la trouve plutôt jolie en fait, Eileen. »

Au lieu d’une réponse, il entendit des applaudissements lents retentir de l’autre côté de la ligne.

« Magnifique ! Je suis très content pour toi. Tu comptes faire ta déclaration quand ?

-Oh, arrête avec tes sarcasmes.

-Enfin, Koko, tu sais bien que ce n’est pas mon genre. Et puis, j’ai bien le droit de me réjouir quand mon très cher meilleur ami m’avoue quelque chose du genre.

-J’aurais pas dû me confier à toi, en fait. Oublie.

-Pas question, sourit-il. Tu veux des conseils de la part du grand spécialiste consultant en amour que je suis ?

-Pas cette fois, finalement. Je vais laisser passer un peu de temps et si je ne m’en sors pas je reviendrai vers toi.

-Je t’attends avec impatience.

-Mouais… oh j’y pense, il y a autre chose dont je voulais te parler.

-Hmm ?

-Comment savais-tu pour le Geheim Mk-III ? »

Il faillit répondre ‘’C’est mon job de tout savoir’’, mais se ravisa et dit à la place :

« Du fait de mon ascendance, j’ai plus de fioul que de sang dans les veines. Mon père a obtenu sept victoires sur Messerschmitt-109 avant d’être abattu et fait prisonnier par les Anglais. C’est d’ailleurs à la base aérienne qu’il a rencontré ma mère.

-Elle pilotait elle aussi ?

-Officiellement, non, elle travaillait dans l’administration. Mais… au beau capitaine avec un passif d’instructeur – je te laisse deviner qui – l’a formée en secret, et lorsqu’un de ses ailiers est mort, lui a attribué son avion. Tu ne trouveras pas Julia von Adlerschloss dans les registres cependant, elle volait sous le nom de son prédécesseur.

-Incroyable ! Elle avait du talent ?

-On n’en trouve pas deux comme elle. Deux Lancaster envoyés au tapis et un Spitfire descendu en flamme, et ce en deux mois d’activité avant la disparition de mon paternel.

-Tu as de qui tenir, Karl.

-Je ne te le fais pas dire. La suite est assez simple : en apprenant qui ils étaient, je me suis pris de passion pour l’aéronautique, puis de fil en aiguille j’en suis venu à m’intéresser au Geheim.

-Eh bah ! Tu parles d’un destin ! »

William sourit.

« Bon, je vais devoir te laisser, mon thé a fini de bouillir.

-Tu n’étais pas au café ?

-Si, je t’expliquerai. Et puis c’est très bon aussi, ajouta-t-il en toussant ostensiblement.

-Oui, bien sûr, rit Nikolaï. Allez, à demain.

-C’est ça, à demain. »

Le jeune homme raccrocha, se leva et soupira d’aise.

« Quel beau tissu de mensonge je viens de tricoter là. S’il savait que mon père ne pilotait pas mais abattait les Messerschmitt, et que ma mère détruisait les Heinkel au-dessus de Londres ! »

Il rejoignit la cuisine par quelques pas puis versa l’eau dans le mug, touilla rapidement et prit distraitement une gorgée. Le liquide bouillant lui brûla la langue, déclenchant une exclamation de surprise chez lui et l’obligeant à reposer le récipient. Après avoir passé une dizaine de secondes la main devant la bouche à maudire son imprudence, il lança un regard à la tasse en disant :

« Bien joué, Charlie. J’espère que tu savoures ta petite victoire sur moi. »

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