XXXV

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Le miroir occupait toute la largeur du mur. Alors qu’elle l’évitait chez elle, ici elle était obligée de s’y confronter. Les yeux dans les yeux. Se regarder en face, des pieds à la tête, ses vêtements noirs lui collant au corps. Elle s'éloignait chaque jour un peu plus de l'image qu’elle voulait. Adieu à sa maigreur, revenir dans la normale la terrorise.

Il fallait réapprivoiser son corps.

Elle avait le sentiment de ne plus le reconnaître. De ne plus le sentir. Le contact sous ses doigts était différent.

Elle le regrettait.

Elle faisait tout pour l'oublier.

Elle en avait peur.

Elle avait vu ça comme un moyen. Pour une fin. Pour un appel à l'aide. Une distraction étrange. Distraction délétère.

Est-ce que c'est réfléchi ?

Coralie avait posé sur elle un regard indulgent.

— Essayez de vous créer des souvenirs heureux avec votre nouveau corps. En construisant de bons moments, en vous achetant des vêtements qui vous plaisent par exemple.


Le docteur Di Milano trouvait ses avancées encourageantes, sa courbe de poids remontait doucement, sûrement. Séverine aurait voulu fermer les yeux.

Lors d’un pique-nique avec l’aide-soignante, elle redécouvre les sandwichs de boulangerie. Une explosion de saveurs. Orgasme gustatif. La semaine suivante, on l’avait laissée aller se chercher un plat préparé chez Picard, qu’elle avait réchauffé au micro-ondes de retour à l’hôpital.


Elle avait invité ses parents chez elle, leur avait servi une tourte aux légumes du soleil dans le plat aux oies sauvages que Louise lui avait offert pour son appartement. Les repas familiaux s’étaient apaisés. Elle finissait toujours son plat la première – elle avait dit à sa mère comme elle les enviait ; en mangeant lentement, ils savouraient deux fois plus longtemps.

Elle leur avait montré les photos qu’elles avaient prises, avec Louise, Reine, Manon, Viviane et Coralie. Assise sur le canapé-lit, Séverine avait caressé la photo du pouce, ses souvenirs à jamais.

Quand elle lui avait fait part de ses doutes, sa mère lui avait enjoint de suivre l’avis des médecins. Il valait mieux prendre ce temps maintenant. Qu’est-ce que six mois dans une vie ? Dans la petite pièce à vivre baignée de la lumière de fin de soirée, elle l’avait encouragée et lui avait dit qu’elle aimerait la voir retrouver son énergie. La voir avec plus d’entrain et retrouver son sourire, comme autrefois. Elle n’était pas aveugle. Elle avait remarqué.

Elle s’était approchée, elle l’avait enlacée. Séverine avait fermé les yeux.


Un soir une amie l’invite à la crêperie. Elle a hésité à accepter, elle a l’impression de trahir quelque chose d’elle-même, de renoncer à sa maladie, d’abdiquer, de capituler, de perdre. Elle pense à ses proches. Il faudrait leur parler.

Elle aimerait qu’ils sachent que ce n’est pas parce qu’elle mange un bon repas que tout est résolu, que commander une coupe glacée « sans Chantilly » est une manière de dire ça ne va pas mieux. Pour les gens autour, si l'on a retrouvé un poids normal, ça veut dire qu'on va bien, qu'on va mieux et qu'on est heureux, que tout est solide. Alors qu'on vient juste de laisser derrière nous notre moyen de survivre, notre compagnon, et que l'on doit retrouver toutes nos marques, on est en réalité tellement fragiles à cette étape de la rémission. Elle ne veut pas qu’on pense ça d’elle. Elle ne veut pas qu’on pense qu’elle est guérie. Elle ne l’est pas. Elle y met un point d’honneur.

Elle a besoin d’en parler. Son amie l’invite et la soirée s’étire. Pas une fois elle ne prononce le nom de l’hôpital où elle passe ses journées, elle laisse son amie mener la danse, c’est bien cela, une danse de mots d’une simplicité rassurante, de lieux communs – dépit.


Elle voit son frère, une fois. Son frère encore en études, à la fois discret et affable, solide, lui et elle tellement peu habitués à communiquer leurs émotions. Elle ne lui demande pas s’il a été inquiet pour elle. Mais elle parle. Pas forcément d’elle – elle n’y arrive pas encore –, mais de son stage d’été, de leurs parents aussi, de lui. Doucement, elle apprend.


« Attention, sol glissant. » Le chariot attend contre le mur, la femme de ménage place une gaze sous le balai. Elle commence par suivre les murs, puis parcourt la pièce en zigzags. Dix pas, vingt pas. Plus loin elle s’arrête, s’accroupit pour remplacer la gaze. Depuis le salon des patients Séverine l’observe en silence, les yeux posés sur les gants protégeant les mains aguerries. La femme retourne au chariot, change de balai, presse un levier pour l’essorer, refait un tour. Contours, zigzags. Elle rince le balai dans le seau rouge, l’essore, le trempe dans le seau bleu, l’essore à nouveau. Le nettoyage reprend, encore un tour, patiemment. Il faut que ça brille, faire vivre cet endroit où des folles sont enfermées.


Elle aurait aimé dire que la maladie en elle agonisait.

Calcul de pas, calcul de calories, ce temps lui a appris qu’elle pouvait s’en passer. Avoir chaque jour des comptes à rendre aux médecins et infirmiers aidait à ne pas retomber dans ses habitudes délétères. Un jour de plus. Un jour de plus à vaincre.

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