XXXII

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« Je serai avec toi par la pensée. C'est à neuf heures ? Bon courage. Je t'embrasse. Papa. »

Le SMS était arrivé dans le métro, entre la station Bir-Hakeim et Dupleix. Séverine était touchée, son père devait l’avoir envoyé depuis son lieu de travail. Comme si des barrières éclataient en elle.

La veille, elle avait téléphoné à son frère pour le tenir au courant. « Ils m’accueilleront de nouveau. » Le soulagement qui l’avait envahie avait la saveur d’un nectar de prune, suave, sucré. Elle s’est sentie tellement légère après. Elle avait envie de danser, c’était un poids en moins d’avoir réussi à le faire, à l’appeler, à lui dire.

Elle les ferait revenir dans sa vie.


Au milieu des autres voyageurs, Séverine ferme les yeux et savoure d’être assise. Avoir un dossier était devenu un luxe.

Elle s’était demandée si sa famille aurait réagi de la même manière si elle avait eu un cancer. L’anorexie était une vraie maladie, insaisissable et bien réelle, d’autant plus douloureuse que souvent invisible. C’était une maladie pernicieuse, qui vous retirait tout. Elle est discrète et sournoise, et l’on s'en accommode sans s'en défaire.

Sa famille. Savaient-ils la raideur de son dos, la fatigue dans ses membres qui lui rappelait à chacun de ses gestes la fragilité de la condition humaine ? Savaient-ils les marques sur la colonne vertébrale, l’air qui vient à manquer et la peau qui s’assèche, ce cheveu blanc, prématuré ? Savaient-ils que c'était le trouble psychiatrique qui avait un des taux de suicide le plus élevé ?

Son regard dans le vague, son reflet dans la vitre, les stations passent et les années défilent. Le jour est teinté d’une appréhension nouvelle, distincte, qu’elle n’est pas sûre de saisir. Les travailleurs du mardi autour d’elle, la ville agitée, pressante. Savaient-ils qu’elle crevait d’accrocher les regards, imaginant ce que l’on peut penser, qu’elle avait voulu leur montrer à tous que ça n'allait pas, durant toutes ces années ? C'est un cri de détresse. On veut montrer aux autres à quel point on va mal. On ne veut pas blesser, mais c’est là, ça hurle et ça déraille, on n’y peut rien.

Savaient-ils qu’il fallait qu’on la soutienne ? Fermer les yeux, minimiser n’avait jamais aidé. Qu’il était dur de les entendre dire cela passera, comme si sa maladie ne comptait pas. Qu’ils s’inquiètent ; rien ne va.

Avaient-ils conscience de l’ampleur des efforts, réalisaient-ils qu’elle vivait sur une tout autre échelle ?

Savaient-ils que le moindre contact tactile était une épreuve, rien qu’apprendre à porter un chat dans ses bras, une victoire ?

Savaient-ils que manger était l’acte le plus courageux qu’elle ait jamais accompli – aller contre sa volonté ? Savaient-ils que commander une pizza au Domino’s était un instant aussi solennel que le silence qui précède la dégustation d’un vin rare et millésimé, que tant que l’on n’est pas confronté à ses difficultés, il était compliqué de guérir ? Savaient-ils la lutte qu’elles avaient menée quand elles avaient commandé un menu au McDo du centre commercial voisin, que Bastien les y avait poussées, leur avait dit qu’il fallait le faire pour voir que cela se passerait bien ?

Savaient-ils que reprendre les quinze kilos qu’il lui manquaient était aussi difficile qu’attraper un papillon sans filet ? Qu’au restaurant manger un plat plus un dessert n’était pas une option, mais un devoir aussi important que l’injection d’insuline pour un diabétique ?

Savaient-ils qu’être sobre ne prenait pas la même valeur pour un alcoolique que pour une personne normale, de la même manière que consommer un repas est une expérience autrement différente pour une anorexique, ou le concept de « bonheur » pour une personne déprimée ? C’était comme respirer, confortable, naturel.

Se rendaient-ils compte de tous ses efforts, qu’elle réapprenait à vivre tel un enfant qui apprend à marcher, savaient-ils que le temps aurait pu s’arrêter quand le docteur l’avait raccompagnée il y a une semaine à l’ascenseur, ses sourcils noirs s’arquant alors qu’elle prononçait un encouragement si espéré : « Ça vous pouvez le mettre dans votre liste : je suis fière, je prends le bus ! » Savaient-ils la petitesse des objectifs qu’on lui donnait et qu’elle réussissait à réaliser, chaque jour, savaient-ils que cette maladie n’était que silence ?

Savaient-ils la peur qui l’étreignait – que le regret jamais ne parte ? Savaient-ils que voir des gens courir était si dur, qu’il suffisait d’un coup d’œil pour que l’envie lui coupe le souffle ?

Savaient-ils qu’elle remarquait toutes leurs petites attentions et comme elle aimerait leur dire merci ?

Savaient-ils qu’elle avait la réponse au fond d’elle, qu’elle était juste trop dure à dire ?


Elle fait coulisser le bracelet brésilien autour de son poignet, se remémore l’avoir noué en formulant le vœu d’être toujours bien accueillie à Sainte-Anne. Elle rendait grâce qu’un endroit comme celui-là existât. Cette bienveillance si grande est un baume pour le cœur.

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