XXII

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La psychologue lui a demandé comment elle se sentait dans le groupe, elle a dit bien, mieux.

— Vous étiez toujours aussi timide quand vous étiez petite, en primaire ?

— Moins.

La vie l’avait tue.

Mme F. était patiente. Attentive, elle savait rassurer et mettre en confiance.

— Il faudrait mettre les autres au second plan pour vous donner une place à vous, ne plus être celle qui écoute.

La lumière de l’après-midi filtrait doucement par la fenêtre. « Il n'y a rien de honteux à demander de l'aide », lui avait-elle assuré. « Vous êtes en souffrance et c'est normal de vouloir être entourée. Je vous le redirai peut-être cent fois, il n'y a rien de honteux. ». Ce qu’elle essayait de croire, mais le sentiment de supercherie persistait. Tout était si grotesque. Une place qu’elle ne méritait pas.

— C'est toujours venu de moi, avait-elle murmuré.

Un sentiment de manque, immense, inépuisable, se frayait un chemin en elle.

À chaque fois, c'est elle qui en avait parlé. Qui s’était dénoncée. C’est elle qui avait fait les démarches, alors qu’elle aurait désespérément eu besoin qu'on le lui ordonne. De venir. De se faire soigner. Or personne n’avait rien dit. Personne ne savait qu’elle allait à l’hôpital. C’était elle qui venait, c’était elle qui parlait, elle fait tout à l’envers. Elle n'arrive pas à se détacher de l'idée que c'est un échec.

Personne n’avait posé de questions. Elle n’avait eu aucune remarque ; aucun éclat. Personne ne s'en est rendu compte.

C’était elle qui proposait les sorties au restaurant, quelle bonne blague. Elle acceptait toujours ce qu’on lui offrait à manger par politesse ; détestant le gaspillage, il n’y avait qu’elle pour finir son assiette. Son anorexie ne s’est jamais vue.

Ce jour-là, elle avait mis le doigt là où ça faisait mal. Il est là le problème : si elle remonte, personne ne l’aura su.

Personne ne le voit, ce conflit. Personne ne le sait. Rester des années avec une maladie sans rien dire et sans que personne ne sache était si pathétique. Elle pense aux suicidos du deuxième étage, au moins avaient-ils eu la hardiesse de tenter. Elle ne l’a jamais dit à personne. Elle en a trop honte. Tout ça n'aura servi à rien. Juste à te détruire de l’intérieur, sans en tirer d’avantage.


Elle leur a remis un appel à l'aide entre les mains. Ils n'ont pas su le voir.

Ils l'ont regardée tomber, laissée creuser sa chute en silence. Elle aurait pu mourir qu'ils n'auraient rien dit.

Faudrait-il que je me laisse mourir devant leurs yeux pour qu'ils comprennent que c'est grave


En elle tout était mort-né, tout était contenu. Dans cet après-midi, cela a rallumé un brasier. Une envie de colère. Faire sortir le cri qu'elle gardait en elle depuis toutes ces années. C’était crier son mal-être en silence. Se rendre invisible et le monde la verrait.

Un désir fou d’exister.

C'est un cri de détresse. On veut montrer aux autres à quel point on va mal. On ne veut pas blesser, mais c’est là, ça hurle et ça déraille, on n’y peut rien.


Elle était sortie de la salle dans un brouillard qui l’avait assommée.

Chez Annette, elle s’était assise sur le sol bleu. Aujourd’hui, la relaxation n’aiderait pas.

— J'ai l'impression que ça ne se voit pas.

— Ça se voit. Tu fais 38 kilos ! L'anorexie restrictive, ça se voit.

Elle a éclaté en larmes, comme elle ne l'avait jamais fait devant quelqu'un.

— Alors pourquoi personne ne dit rien ?

Parce que cela fait peur.

— Tu as le droit de te sentir à la fois triste, blessée, et aussi en colère. Tu as le droit de le ressentir, et aussi le droit de le dire, de le gueuler. Et peut-être que le dire t'amènera à moins le montrer. Tu as le droit de dire « ça va mal en fait ».

— Je ne peux pas le dire. J'ai l'impression que ce n'est pas dans ce sens. Que c'est égocentrique. Et je n'ai pas envie de leur faire du mal, de la peine, à qui que ce soit.

— Tu ne dis pas, mais là c'est crier. C'est encore plus fort.

— Vous voulez dire que c'est pire de montrer sans dire ?

— Je ne dis pas que c'est pire. Je dis que c'est plus fort.

— Plus fort pour les autres ?

— Pour tout le monde.


L’explication avait fait progressivement son chemin en elle : ils n’avaient pas osé. En fait on est démuni devant cette maladie. Personne ne sait quoi dire. On ne sait pas quoi dire devant tant de violence, c'est tout. Déchirement dans son cœur. On ne posait pas de questions par peur d’embêter, de blesser.

— Vous pourriez dire à votre famille, à vos amis, que vous n’allez pas bien, leur demander de prendre de vos nouvelles, avait dit le docteur Di Milano.

— Je me sens incapable de dire ça, avait-elle confessé. On ne s’est jamais dit de telles choses. On n’a jamais parlé de façon personnelle.

— Vous en êtes capable. Vous avez une bouche, une langue. Vous avez besoin de cette communication. Et au pire il se passerait quoi ? Vous ne tomberez pas morte.

— Je me sentirais extrêmement gênée.

— Et alors ? Il s’agit simplement de dire avec vos mots ce que vous ressentez. Vous ne vous autorisez pas à dire les choses. Toujours minimiser, annuler ce que vous dites. Dites ce que vous avez sur le cœur. Qu’est-ce que vous auriez aimé leur dire ?

— Que j’ai besoin d’eux.

Elle vivait sur la pointe des pieds. Ne pas déranger. Ne pas faire de bruit. Si elle ne parlait pas rien n’avancerait. Aujourd’hui elle apprend que le silence peut blesser. Et le courage peut être de dire quelque chose.

— Je ne sais pas ce qui a causé cette peur d'embêter les autres, avait-elle balbutié.

— Vous ne voulez pas faire de mal aux autres, mais faire du mal à vous c'est OK.

— Oui.

Qu'attendait-elle de plus ?


Doucement, Séverine lâchait prise. Ces paroles sortaient pour la première fois de sa bouche avec une honte infinie, des paroles qu’elle pouvait juste déposer ici, dans le secret de ces âmes prévenantes, sans crainte de jugement.

Elle avait pris une inspiration.

— Personne ne me dit rien, donc ça ne m’aide pas et me conforte dans l’idée que ce n’est pas grave. Je me vois comme de la pacotille.

— Vous n’êtes pas de la pacotille. Vous vivez des choses difficiles, votre situation mérite toute l’attention que vous vous accordez en venant ici. Vous êtes importante. Vous êtes légitime. Ce n’est pas facile…

— … de le croire.

La psychiatre l’a regardée d’un air vraiment compréhensif.

— Il n’y a pas d’échelle de la douleur.

Elle avait fait une pause, avait posé son stylo.

— Toute vie humaine a son importance, dès votre naissance, une valeur inestimable. Vous vous fondez dans le décor, ne pas faire de vagues, beaucoup de douceur et de sérénité, vous voulez disparaître. Vous avez le droit de vous exprimer, d'exister. Votre opinion a autant de valeur que les autres. Vous pouvez commencer à donner votre avis ici lorsque vous en avez, dans un contexte sécurisé, en petit comité.

Le docteur avait plongé ses yeux dans les siens.

— Vous n’avez pas besoin d’être malade pour être aimable. Vous l’êtes, simplement parce que vous existez.

Elle voulait tant la croire.

— On touche à des choses très fines. C’est normal que cela prenne du temps, Séverine.

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