XX

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ACRYLIQUE

50 × 32,5 cm

Le Széchenyi lánchíd enjambait le Danube dans un élan de vert et de gris, sur un fond de Mozart, Lacrimosa. Un sentiment d’accomplissement l’inondait, comme si elle avait fait surgir ce pont sous ses pieds, touché l’immensité du ciel. Souvenir si dur.


Au dos, la rue Visegrádi.


Elle se souvient. De ses pas dans la nuit. De la rue enneigée. Du noir, du bleu, du froid qui transperçait ses os.

Le pinceau effleure le papier.

La peur à en hurler.


Après la Hongrie était venue Paris. La ville artiste. La ville lumière. Parmi ces millions d'âmes, la sienne n'aspirait qu’à s'éteindre.

Habiter seule à ses vingt-six ans avait été une erreur. Comment aurait-elle pu vivre en solitaire, perdue par ses pensées ? Elle s'était laissée choir, laissant passer la vie. Elle ne dérangerait plus, plus personne.

Séverine avait des parents qui s'aimaient. Elle savait qu'elle avait de la chance et les évoquait rarement devant ses compagnes, Reine aurait sûrement tant donné pour être à sa place. Elle s'était éloignée d'eux pour ne pas leur causer du mal, arracher la mauvaise herbe à la racine, voilà ce qu'il fallait faire. Au moins elle ne les emporterait pas dans son monde. Son monde cassé, inguérissable. Quand elle venait chez eux ils ne savaient pas à quel point ils l'aidaient. Ils étaient là, constants et stables, c'était pour eux qu'elle mangeait, pour eux qu'elle tenait. Pour eux. Son monde, son monde.


Le jeudi avait commencé par une maladresse. Dans la grande salle après leur séance endiablée, en cercle autour d’Étienne, en jogging.

Un choix.

— On n’est pas malade toute sa vie. Enfin on peut être malade toute sa vie mais c’est un choix.

Elle se souvient de ses yeux bleus. Ses yeux sur elle, clairvoyants et sages, c’était involontaire. Elle savait bien que parfois les paroles dépassent la pensée. Elle savait que parfois tout va vite, trop vite, et l’on ne se rend pas compte de la portée des mots. Elle ne lui en avait pas voulu. Et pourtant. La phrase l'avait touchée au cœur. Tremblement dans ses doigts, frisson dans tout son corps. Sortir. Sortir avant que tout s'écroule.

Choisit-on d'être malade ?

En elle tout avait implosé.

Elle l'a choisi. Elle l'a voulu. Depuis le début, plonger dans cette spirale.

La pensée l’avait suivie, douloureuse et cruelle. Coralie était venue chercher Séverine dans la salle d’attente et s’était arrêtée sur le seuil, captant le défaut dans l’immobilité de sa patiente.

— Ça va ? Sûre ?

Elle a fait non de la tête.

— Pas trop.

Les larmes avaient coulé et elles s’étaient rassises. Elle se sentait coupable. Elle lui a dit que ça l’avait frappée au cœur car justement elle a l’impression que c’en était un, de choix. Et elle culpabilise.

Elle se trouve lâche, incapable, égoïste, elle ne sait pas ce qu’elle veut, elle s’exaspère elle-même, elle fait tout à l’envers. C’est chercher l’attention pour rien, c’est chercher les problèmes, ça la dégoûte cette envie d’avoir mal, alors qu’il n’y a presque rien.

L’aide-soignante lui a dit non, vous ne l’avez pas voulu.

— Vous n’avez pas décidé d’être malade.

Louise avait hoché la tête et insufflé toute sa compréhension dans son regard.

— Oui, on en souffre.

— Il y a des raisons qui vous ont poussée à en venir là, avait continué Coralie. Il y a plein de choses, la génétique, le lien social avec les autres… Et nous veillons toujours, on ne vous lâchera pas dans la nature. Vous aurez le droit de vous sentir de nouveau mal et de revenir nous voir. Vous êtes très courageuse. Vous avez fait un grand chemin, n’abandonnez pas maintenant.

Reine avait posé les yeux sur l’ouvrage que Séverine avait apporté ces derniers jours.

— Tu peux encore tricoter plein de pulls ! l’avait-elle encouragée.

Coralie l’avait emmenée dans le bureau infirmier, où elle s’était confiée.

En elle tout affluait, tout se mélangeait. Tout d’un coup c’était trop, les choix, les dilemmes, la crainte des remontrances.

— Je fais beaucoup d’efforts mais j’ai l’impression de tout faire mal. J’ai peur de décevoir.

— Il ne s’agit pas de décevoir. Ce que vous faites là, vous le faites pour vous. Vous êtes jeune, vous êtes belle, cette maladie n’est pas une vie.

— Oui, ça ne peut pas continuer…

Elle s’était raccrochée à elle, à ses yeux qui se plissent derrière son masque. Elle avait l’impression de saisir des bouées, puiser toute l’aide qu’elle pouvait dans ses paroles, dans chaque regard, chaque inflexion de sa voix.


Le docteur Di Milano avait parlé à l’équipe lors de la synthèse hebdomadaire.

— Nous pensons qu’un traitement antidépresseur pourrait aider à réduire et supprimer la tristesse, l’angoisse, la perte d’envie de faire des choses, qui sont restées en toile de fond pendant des années, comme vous avez pu l’exprimer. Cela peut aider pour le travail psychologique, car il faut de l’énergie et de la disponibilité pour cela. Je vous prescris de la Fluoxétine ou « Prozac », je ne sais pas si vous en avez entendu parler.

Séverine se méfiait.

— J’ai du mal à savoir dans quelle mesure un traitement va changer ma manière de voir les choses.

— Le traitement ne va pas changer qui vous êtes ou modifier votre personnalité. Il ne changera pas vos goûts, votre sensibilité, votre appréciation du beau. Ne changera pas votre expression artistique, ne va pas vous empêcher de ressentir. Quelqu’un avec un traitement antidépresseur peut se sentir triste. Mais normalement les émotions sont passagères, c’est pathologique quand ça reste figé. Vous n’êtes pas obligée d’être déprimée pour écrire. Votre expérience reste. Il n’est pas question de perdre quoi que ce soit.

Elle l’avait regardée. Puis à quoi bon lutter.


Séverine s’en était ouverte aux autres, quatre d’entre elles étaient sous traitement. Elles étaient liées, copines de molécules.

Pendant cette semaine, elle a changé une habitude : prendre une petite cuillère de taille normale pour le dessert et non une petite cuillère à café. L’anorexie impactait tellement de petites choses qui n’avaient rien à voir avec l’alimentation. Le but des séances de remédiation cognitive animées par une neuropsychologue était de casser les rigidités qu’elles s’étaient construites et les rendre plus flexibles dans tous les domaines de leur vie.

— À quoi on en est venu avec cette maladie, c’est dingue, avait commenté Louise. Faire la tournée de mes trois supermarchés à la suite pour trouver un produit spécifique. Elle nous fait compter les sous, réduire les dépenses… C’est fou ce que ça touche.

Séverine s’était reconnue quand Viviane avait confié que plein de petites choses la stressaient alors que ce n’était pas le cas avant. Quand il est dénutri le corps est beaucoup plus sensible au stress, comme une éponge, il ne filtre plus rien.


Elle a perdu son rire, perdu son humour. Elle sursaute au moindre bruit dans la rue, elle ne pouvait pas parler à sa mère par-dessus les voitures ou le vent qui soufflait. La moindre sollicitation la stresse, elle met son téléphone en muet.

Le soir, sur l’ordinateur, elle se retrouve à parcourir tous les produits Clinutren, Delical, Fresubin, Fortimel et autres, comme Reine. Voilà où on en est. Elle se demandait ce qu’était le goût « neutre », un jour elle testerait les veloutés.

Dans sa tête, elle se baladait dans les couloirs de l’hôpital, elle pensait aux petits mots qu’elle avait écrits au marqueur sur le tableau blanc de la cuisine thérapeutique avec Louise, aux chats qu’elle voyait parfois sur le parking, elle pensait à Viviane qui se réveillait la nuit pour courir. Ce besoin aussi de sentir les limites de son corps. Supporter toujours plus, aller toujours plus loin.

— Le problème quand on est anorexique, c’est qu’on est très résistantes, celle-ci lui avait dit. Les signaux d’alerte ne viennent pas aussi rapidement. Une plus grande tolérance à la douleur. En fait c’est très rare les anorexiques qui font des malaises, c’est vraiment quand on est au bout du bout.

Viviane avait consenti à laisser chez elle sa montre connectée mais elle n’arrivait pas à arrêter.

Personne ne lui avait demandé où elle trouvait la force d’avaler ses kilomètres. C’était extraordinaire, c’était inconcevable. Une fois, Viviane lui avait dit qu’elle craignait que son cœur lâche si elle arrêtait de courir, si elle stoppait tout net, comme le lui enjoignaient les médecins. Elle voulait une validation, avait besoin de leur réassurance. Elle appréhendait tant une mise à l’arrêt. C’était bien plus grand qu’elle. Elle n’était pas de taille.


Séverine avait pour objectif de réaliser le second trajet en bus pour aller jusqu’à la gare, abandonner la marche. Vous êtes très dénutrie, le simple fait d’exister est un effort pour votre corps, vous n’allez pas lui imposer de marcher.

La dimension des choses avait changé. Prendre le bus devenait héroïque.


— Est-ce que tu veux continuer à perdre ? lui avait demandé Annette.

— Une part de moi oui, mais je peux tolérer mon poids actuel.

Séverine s’était mordu la lèvre, gênée.

— Ce n'est pas bien de dire ça.

La psychomotricienne avait secoué la tête.

— Ça n'a pas à être convenable. Ne te censure pas. Limite moins c'est convenable mieux c'est, et c'est légitime car c'est ce que tu ressens et ta réalité, la façon dont ça fonctionne pour toi. On est au plus près de la réalité. C'est la maladie qui n'est pas convenable. Elle dit des trucs chelous, elle fait faire des trucs chelous, elle dit des trucs même pas logiques. Et pourtant elle est là.

Annette était restée un moment sans rien dire, les yeux plongés dans les siens.

— Pour que l'anorexie prenne, il faut une volonté et une puissance incroyable. De l'obstination, de la détermination.

— Mais dans le mauvais sens...

— Dans un sens, c'est tout. Et cela veut dire qu'on peut le travailler dans l'autre sens. Vous avez une force incroyable. Vous êtes fortes les filles. Mais vous ne le savez pas.

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