XIV

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Qu'est-ce qui la poussait à revenir chaque jour ? Retrouver Reine, Viviane et les autres la rassurait. Au rythme des pesées, des compléments alimentaires – chaque jour un parfum différent –, elle commençait à partager des morceaux de vies, infimes et uniques. Ils lui disaient de faire cela pour elle mais permettez-lui déjà de le faire pour eux.


Quand certaines souffraient de potomanie et avalaient des litres, Séverine s'assoiffait. Elle faisait tout, tout ce qu'elle pouvait pour faire revenir la faim. Elle aurait tant donné pour la ressentir à nouveau, ne serait-ce qu'un peu, une goutte, une larme, infime. Vu comme on la gavait, elle avait peur, pourrait-elle d'ailleurs un jour revenir ? Le docteur Di Milano lui a dit qu'elle comprenait, infiniment. Au fil des mois ils sauraient tout d'elle, elle leur livrait sa vie. Des morceaux de son âme, ses fissures, ses secrets. Qu'ils la ramassent en petites miettes, ça ne compte plus, elle veut seulement partir, guérir, c'est trop pour elle de vivre.


C'était venu comme ça. Les larmes étaient venues sans que Séverine ne comprenne d'où. Elle a peur de grossir et de ne pas accepter. Il faut qu’ils l’aident. Qu’ils l’aident à accepter de reprendre. Elle avait tendu la feuille du repas de la veille à Coralie, elle n’avait pas respecté la totalité du menu décidé avec la diététicienne. L’aide-soignante l’avait réconfortée.

— Parfois cela fait du bien de pleurer. Vous vous sous-estimez beaucoup, alors que vous êtes capable de beaucoup de choses. Vous allez y arriver, il ne faut pas lâcher.

Elle voulait tant la croire. Si tout était si simple.

— Reprendre du poids est une étape pour travailler tout ce qu’il peut y avoir derrière. Car ce n’est qu’une partie de beaucoup d’autres choses qui vous font souffrir.

De retour dans la petite salle, Reine avait perçu sa morosité et mimé d’une voix chantante :

— Il faut que tu transformes cette colère en une action positive !

— Reine, psychiatre ! avait ri Manon. La reconversion !

L’ergothérapeute était venu les chercher, interrompant le puzzle de mille pièces qu’elles avaient commencé. Sur une des chaises disposées en cercle au centre de la salle, Séverine s’était sentie accueillie. Une rare fois dans sa vie, elle était membre d’un groupe, elle était avec eux, on ne la jugeait pas. Aucune ne savait à quoi s’attendre pour leur première séance d’ergothérapie, il suffisait d’être présente et se laisser porter.

Jérémie leur avait fait dessiner une rivière avec leurs pierres et leurs rondins de bois, symbolisant leurs difficultés et leurs soutiens. Le harcèlement au lycée, les mois à Budapest, la pression au travail, la rencontre avec la mort, le silence. L’écriture, ses parents, une amie, le docteur Berlioz, la gentillesse des soignants.

— Ne minimisez pas vos pierres. Ne minimisez pas la douleur. Il n’y aucune douleur plus importante qu’une autre.

Lorsqu’elles avaient librement présenté leur rivière à la fin de la séance, Jérémie l’avait gentiment incitée à s’exprimer. Ce que vous dites est super important, ne le dévalorisez jamais, dites-le avec vos mots.

— C’est top ce que vous faites, vraiment, avait-il terminé. Prenez soin de vous.

La journée s’était achevée par une séance de relaxation avec Coralie et une autre infirmière sur une musique de Bach.

Étienne leur préparait chaque semaine une séance de sport – disons plutôt de dynamisation corporelle – adaptée.

— Tout organe non utilisé finit par s’atrophier et disparaître, affirmait-il. C’est vrai pour les muscles, c’est vrai pour l’estomac. Il vous faut retrouver le juste dosage. Juste dosage dans l’alimentation, juste dosage dans l’activité, etc. La force physique, musculaire, conduit à la confiance en soi. On n’est pas que des esprits, on n’est pas que des corps. Il y a une vraie relation psychocorporelle.

Les séances faisaient éclore des questions et des doutes. Après des pompes et des burpees, elles sentaient les limites de leur résistance, leur forme physique illusoire. Elles se sentaient fortes et ne se voyaient pas du tout comme elles étaient. Se voir gros en étant maigre était propre à la maladie. On appelait ça la dysmorphophobie. Le cerveau déconnait. Viviane le disait bien, c’en était perturbant. Les personnes de leur entourage ne leur faisant pas de retour sur leur physique, cela les confortait dans leur idée, elles étaient invincibles.

Ce vendredi marquait le premier atelier repas des filles. Louise et Manon avaient préparé un filet de cabillaud aux légumes. Depuis la terrasse Séverine était allée regarder les chats avec Reine. « C’est leur coin là-bas. »

Manon lui parle de ses heures perdues dans son lit, des heures à regarder les menus de restaurants et des photos de pizzas, des tableaux comparatifs de calories. Séverine lui parle de l'odeur du pain chaud. Passer devant une boulangerie était un supplice.

Au retour, elle était passée par la pharmacie acheter ses premiers compléments alimentaires pour le week-end. La gentillesse de ces pharmaciens asiatiques et de cette jeune fille qui ne connaissait pas encore bien les CNO et qui ont pris sa commande de Fresubin et de Clinutren originaux l’a émue aux larmes.

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