XI

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— Et vous faites quoi dans la vie à part être anorexiques ? avait demandé Reine.

Manon enseignait, Viviane pataugeait dans l’immobilier, Louise s’était réorientée pour devenir kiné, Reine étudiait. Avant.


La première semaine s’était écoulée, éprouvante pour chacune, incongrue pour toutes, elles avaient rencontré Étienne, psychologue et préparateur mental pour des sportifs de haut niveau, Jérémie l’ergothérapeute, une salle pleine de lumière et de couleurs. À lui, Séverine avait confié qu’elle avait dû abandonner un projet d’édition car elle n’arrivait plus à écrire.

— Cela doit vous rendre triste.

Elle avait acquiescé.

— Ici c’est un temps pour vous. Ma porte est toujours ouverte.


Viviane faisait un marathon par jour. Elle avait dû réduire ; de cinquante kilomètres, elle passait à trente bornes. Tous les petits allers-retours, transporter ses affaires en plusieurs fois d’une salle à l’autre, trottiner sans arrêt dans la maison. Séverine ignorait que cela pût être possible. Jusqu’où l’esprit humain pouvait-il aller ?

Elle était restée là, stupéfaite par la variété des symptômes et les différences entre elles, pour une même maladie. Louise aimait cuisiner pour les autres, Viviane laissait à son conjoint la préparation des repas, Manon mangeait gras en quantités infimes, Reine avait banni le sucre, les unes cachaient leur corps dans des habits flottants, les autres l’exhibaient dans des vêtements moulants.

Elle apprenait des choses. Elle pensait qu'il fallait uniquement que ce soit visible pour être reconnu comme un trouble du comportement alimentaire. À présent, elle apprenait que dans la plupart des cas les troubles du comportement alimentaire étaient invisibles.

Chaque jour une nouvelle place à table, chaque jour un nouveau défi et un plateau non fini. Se rapprocher un maximum de la table, une idée de contenance.

Manon avait demandé à connaître les menus à l’avance, Séverine préférait garder à chaque fois la surprise.

L’aide-soignante lançait des discussions et les filles voletaient d’un sujet à l’autre ; Séverine ne parlait pas aux repas et restait concentrée, trop occupée à savourer. Elle avait du mal à croire que les portions étaient normales, elle n'a plus la notion des quantités.


Elles avaient toutes leurs petites manies après le déjeuner, moyens de faire diversion pour oublier la sensation d’un ventre qui se gonfle et voudrait exploser. C’était trop, c’était absurde, c’était insupportable. Viviane partait téléphoner une heure à son conjoint sur la terrasse, Reine s’enveloppait dans un plaid, Séverine et Louise buvaient leur café après être allé rechercher trois fois de l'eau chaude pour avoir le gobelet bien rempli. Séverine sortait invariablement un chewing-gum de sa poche pour effacer le goût des aliments. La sensation de la menthe dans sa bouche était délicieuse.

Elle avait dû délaisser des habitudes, elle avait arrêté de compter les calories quotidiennes car elle sentait qu'elle ne pourrait plus tenir, avait arrêté de se peser chez elle, moins de pression.


Les filles avaient déniché le placard où étaient rangés les compléments alimentaires, Reine et Manon s’étaient lancées dans un débat sur les marques qu’elles préféraient. Fresubin contre Clinutren, boissons lactées contre crèmes dessert. On s’occupe comme on peut.


Il pleuvait ce vendredi soir. Gabrielle avait enregistré l’heure de sa sortie pour le week-end, et à la vue du ciel, lui avait prêté un parapluie.

— Vous n’allez pas sortir comme ça ! Vous en avez plus besoin que moi.

Séverine avait balbutié un remerciement. Elle était touchée par leur délicatesse.


En montant dans le métro, elle regarde les passagers autour d'elle, la candeur dans leurs yeux. Comment les gens peuvent-ils sourire ?


La semaine était finie. De retour chez elle, seule dans cet appartement trop grand pour elle, les heures étaient passées, elle avait respiré. Après avoir autant mangé, elle avait eu peur de ne plus jamais ressentir la faim. C’était un soulagement de sentir ce creux revenir. Elle était censée remplir une fiche avec les repas du jour et la rendre ensuite aux infirmiers, mais elle avait décidé de sauter le dîner. Pardon, pardon, pour cette fois. Elle avait retrouvé cette faim, qu’elle connaissait si bien depuis deux ans désormais, sensation familière. Calmement, elle laissa la faim la dévorer.


Devant la glace, elle plaque sa main contre sa cage thoracique, dans l'espace né entre ses seins. Elle ne rencontre rien, juste les os sous ses doigts.

Je suis vivante.


Était-ce de la fierté ? Elle était passée à un autre niveau. Elle déjouait leurs plans, elle leur glissait des doigts. Elle était partie en guerre et rien ne l’arrêterait.

Ta volonté te tuera.


Elle pense à ses camarades d’infortune, se demande ce qu’elles font. Chacune leur raison pour un même mal.

Viviane avait été marquée par les injonctions de la société, manger cinq fruits et légumes par jour, ne pas manger trop gras, trop sucré. Bonne élève, elle avait suivi ces préceptes à en perdre la tête.

Pour sa part, elle se rappelle les films et les livres qu’elle avait lus, qui lui avaient donné l’idée. Dans la solitude de sa chambre à Budapest. C’est là qu’elle avait commencé à foutre le camp. Pieds et poings liés à un idéal de maigreur, elle avait atteint ce moment où la maladie vous éblouissait. On aime cette idée autant qu'elle nous fait horreur. La maladie devient une personne à part entière et vous la retenez, ne voulez pas qu'elle parte.

Alors que l'or du couchant descend sur Paris, sa chambre revêtant le bleu de la nuit, elle pense. Elle pense à cette honte au fond d’elle, cette honte qu’elle refuse de nommer. Elle voulait faire pareil. Elle voulait exister. On admirait les victimes, on encensait leur courage, leur mérite. Telle était l'idée que l’Homme s'était construite. Dans son coeur, navrant et méprisable, il y avait cette fierté secrète. Les maladies mentales sont plus nobles que les autres.


Elle était sortie, tard, faire le tour du quartier. Marcher. Toujours marcher. Ne pas rester en place. Elle ne comprenait pas ce qu’elle vivait.

Dans la nuit immobile, ses pas la portaient au hasard des rues. C’était un déséquilibre tel qu’elle n’en avait jamais connu.

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