VIII

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Ses souvenirs sont teintés d’amertume. Elle se souvient de cette époque pas si vieille et pourtant révolue, dorénavant teintée d’inaccessible et de rêve, où elle ne se privait pas.

Avant, elle prenait des gâteaux, des tartines de chocolat au petit-déjeuner, maintenant c'est impossible. La tournée des viennoiseries le matin au bureau, et toujours refuser. Elle ne va pas en demander. Dans le métro elle voit les gens avec des paquets de biscuits dans les mains. Elle ne peut pas. Elle se l’interdit.

Avant, les gâteaux à quatre heures, les Twix, les Balisto du distributeur de l’université. Se restreindre ne lui venait même pas à l’esprit.

Elle ne va objectivement pas bien depuis des mois, mais elle ne dit rien.

Les mois avaient passés, Séverine n’avait rien dit. Compliqué lorsque le mal qui nous ronge, le sujet de notre préoccupation intervient deux, trois fois par jour. Il contrôle tout, il régit tout, cela tourne à l'obsession. Les dilemmes se succèdent les uns aux autres, se heurtent, s'entrechoquent en silence. Compliqué lorsque le fond recule toujours, le but n'est jamais atteint. Que chaque jour, qu'à chaque fois le problème se répète, infatigable. Sans qu’elle n’arrive à changer. Compliqué lorsqu'on s'interdit de dire, compliqué lorsqu'on ne peut que montrer. Cela ne se dit pas. C'est impossible, elle ne peut pas.

Comment avait-elle pu s'embourber là-dedans ?

Elle tentait de s’autoriser des choses et de se raisonner, d’arrêter de se priver constamment, mais se sentait obligée de compenser systématiquement par crainte de prendre du poids. Si un repas plus copieux était prévu, il fallait planifier et réduire ceux d’avant, ceux d’après. Si elle mangeait beaucoup – selon ses critères – et qu’elle ne se pesait pas après, elle avait l'impression d'avoir pris deux kilos. L’angoisse et le reproche, l’envie de se sentir le ventre plat de nouveau.

Ces pensées la suivaient, l'humeur de ses journées était calée sur les repas. Le matin était neuf, elle n'avait rien dans le ventre, le ventre plaisamment vide, tout était encore possible, l'occasion de rectifier le tir, c'était un autre jour, chaque fois une nouvelle chance. Si elle avait respecté ses restrictions, n'avait pas dépassé ce qu’elle s'autorisait, elle se sentait légère et satisfaite. Si elle s'était laissé tenter, une chappe de plomb s'abattait sur son être et la clouait au sol.

Les journées au travail étaient vite devenues un supplice. Entendre tous ses collègues partir chercher un déjeuner, et personne proposer, et on n'ose pas soi-même. Et puis on se dit à quoi bon manger du coup, ça tombe bien finalement. C'est une consolation. L'occasion d'une victoire. Alors on cherche sur Google Maps des coins verts sur les tracés des lignes de métro, au pire juste le temps d'un aller-retour, on s'en fiche après tout, ça fait toujours marcher, des endroits où s'enfuir et passer le temps le ventre vide, où attendre avant de revenir.

Seule dans un square parisien ou dans un café, les gens autour d'elle avaient leurs sandwiches, leurs muffins, leurs tartelettes.

Elle n’avait rien.

Elle se l’interdisait.

Qu’espérait-elle enfin ? Que quelqu'un vienne vers elle ?

Désormais la seule mention de nourriture devenait un calvaire. Ses collègues en parlaient à longueur de journée, devant elle, avec légèreté, comme si de rien n’était. C’était trop à entendre. C’était trop dur à vivre. Elle ne veut pas leur ressembler.

Les entendre s'apitoyer pour ceux qui font le jeûne au Ramadan, « ma pauvre, tu vas tenir le coup ? ». Ils baignaient dans ces attentions, alors qu'on était là et personne ne soupçonne rien. « Prend donc un brownie, veux-tu ? ». Ça ne se voyait pas. Si son mal était flagrant, ils n’oseraient pas.

Elle ne pouvait plus supporter de voir les gens manger sans la moindre arrière-pensée. Se faire plaisir, les regarder faire et ne pas en être capable. Pouvoir s’offrir ce que l’on souhaitait sans scrupule devait être merveilleux.

Ils n’avaient jamais connu la faim. La faim contrôlée, maîtrisée, voulue. Ils n’avaient jamais eu ce problème, l'idée ne les avait jamais effleurés. Vous avez tant de chance, avait-elle envie de crier. Ils ignoraient leur violence.

La faim. Elle vous rend vivante et fière, vous résistez. Résistez tant que vous n’arrêtez finalement pas d’y penser. Vous vous privez si fort que les repas en sont sacralisés. L'attente se teinte d’une couleur nouvelle, le plaisir est décuplé, un simple dîner au restaurant, aussi banal soit-il, prend une saveur somptueuse, extraordinaire. Il vous semble n’avoir jamais rien goûté d’aussi bon. L’attente était exquise.

Si l’attente est déçue les larmes lui viennent aux yeux. Elle se souvient avoir pleuré quand sa mère avait fait des gâteaux dans des petits moules au lieu d'un grand. C’était trop à avaler, trop à gérer d’un coup, combien allait-elle en prendre, ils allaient refroidir. Elle se rappelle être arrivée devant un restaurant pour lequel elle n'avait pas réservé, le serveur lui avait dit qu'il n'y avait plus de place et elle avait fondu en larmes, à baser toute sa journée là-dessus, ce plaisir à elle qu'on venait de lui ravir.

Ce n'est qu'après s'être privé que l'on saisissait toute la valeur de l'acte de manger. À n'avoir jamais eu ce problème, les autres se sont habitués. Se mettre à table était naturel ; ils ne se pressaient pas. Pour elle c’était un luxe. Elle ne comprenait pas ce flegme né de l’habitude ; si comme eux elle pouvait, elle s’y serait précipitée.

Passer des heures à regarder des photos et des menus de restaurants, en avoir tellement envie, sentir son ventre se tordre et gargouiller, sans se l'autoriser. Ne pas boire d’eau pour ressentir la faim.

La salive qui vous vient à la bouche.

Les nuits à rester éveillée à attendre le petit déjeuner. Aller jusqu'à lécher l'assiette, seule dans sa chambre, parce que c'est tellement bon.

Si elle mangeait, alors tout allait bien. Elle ne pouvait plus dire qu’elle avait faim, qu’un repas était bon, qu’elle en voudrait encore. Redemander une part et pour eux elle serait guérie. Si elle se resservait, sa maladie n’était plus. Elle lui en voulait pour toutes ces phrases qu’elle ne pouvait plus dire, elle s’en voulait pour la peine qu’elle devait leur causer. Elle l’empêchait de rire et de sourire, l’empêchait de remercier. Elle empêchait tout. C’était sa seule façon de montrer que ça n’allait pas bien. Pas d’autre moyen.

La maladie l’isolait. Elle l’empêchait de contacter des amis, de prendre l'initiative de proposer des sorties pouvant inclure un repas ; elle perd le lien aux autres.

Elle avait décliné l’invitation pour le réveillon, la tentation trop forte. Nous vivons à deux. Elle crie plus fort que vous.

La maladie vous changeait, vous transformait en monstre. Être serviable, se lever de table pour se dépenser, toujours des calories en moins. On se rassure à chaque tâche qui nous fait bouger, monter les escaliers quatre à quatre, essuyer la vitre de la douche, débarrasser le lave-vaisselle, tout se met à changer. Ne plus prendre de jus de fruit car c’est moins long à savourer qu’un fruit entier. Ne pas pouvoir terminer son repas avant les autres ; il faudrait les attendre et endurer le supplice de les regarder. Prendre le dessert sur le canapé pour mieux le déguster, car on est mieux installé. Réchauffer trois fois son plat au micro-ondes pour qu’il soit très chaud, pour apprécier un maximum comme c'est si rare. Parler de moins en moins fort. S’effacer. Ne plus porter de bijoux, ne plus se coiffer, ne plus s’apprêter, ne plus mettre de nouveaux habits de peur de les abîmer.

C'est ça la maladie.

Cela bouscule progressivement toute sa façon de fonctionner. Elle est de plus en plus sensible aux bruits. Dans la rue, quelqu'un qui parle d'une pièce à l'autre. Ne pas pouvoir parler par-dessus le vrombissement de la bouilloire ou l’eau du robinet. Le vent lui fait mal aux oreilles. Elle est transie, elle rentre le ventre, ses dents se serrent. Des problèmes d’attention, déjà dans sa tête ce que les autres disent disparaît.

Les gens mangent. Ça ne devrait pas être si compliqué.

Si ce n'était que ça.

Lentement, elle avait empoisonné tous les pans de sa vie.

Au fil des mois, elle avait tout assourdi, l'anesthésie avait gagné son cerveau.

Elle restait à la maison, devant elle s'étalaient les puzzles et les grilles de mots fléchés. Son esprit se pétrifiait. C'était son réconfort, c'était sécurisant. C'était tellement plus simple. Qu'y a-t-il de noble à cela ? Et derrière, tout son corps se glaçait : Je ne peux rien y faire.

Sudoku dans son lit avant de se coucher. À chaque fois, elle s'endormait avant de l'avoir terminé.

Elle lui avait pris son envie, l’avait amenée à délaisser ses loisirs d’autrefois, se lancer dans un livre, regarder un bon film, être active en ligne, découvrir de nouvelles musiques. Elle ne s’informait plus. N’en trouvait plus l’énergie, tout devenait effort et source de stress.

Plus que tout, elle était parvenue à lui ôter l'envie d'écrire, sa passion la plus chère. Elle n’y arrivait plus. Elle n’en a plus la force. Où même parler devenait un effort.

Elle nous fait perdre l'essence de qui nous sommes. Et l'on se perd nous-mêmes.

Gelée par la fatigue, elle était simplement soulagée de rester assise à ne rien faire, laisser le temps couler. « C’est comme si tu t'étais endormie. »

Tout devenait préoccupation, prenait des proportions démesurées. La moindre tâche devenait une contrainte. Le travail l’engloutissait, elle n’arrivait plus à prendre du recul.

Elle vous prive de tout et cependant vous fait exister.

Elle annihilait la volonté, étouffait toute initiative. Être incapable de faire des choix, constamment demander l’avis des autres, avoir leur approbation. S’envelopper dans un plaid, mettre des chaussettes roses, prendre des couverts d’enfant. Sa mémoire reculait. Des notes partout, des listes partout pour mieux se souvenir. Listes de calories. Listes de courses, de puzzles terminés, de films à voir, de livres à lire un jour. Elle ne fait plus rien.

Elle nous fait revenir au seuil de la vie. Tout se rétrécit autour de nous, on a besoin des autres.

À vingt-huit ans, elle avait l’impression de retourner en enfance. Elle avait eu envie de faire du click and collect et avait appelé sa mère espérant qu’elle lui parlerait du dîner de ce soir-là, qu'elle l’encouragerait à aller chercher quelque chose qui lui fasse plaisir, une validation. Elle n'a rien dit, elle pleure.

C’était un retour à un état autre, qui dépassait le simple état de vie, à l’état de l’enfance.

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