Chapitre 103

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Charlotte passa la porte des toilettes en pleurant. Son mascara coulait sur ses joues, ses lèvres tremblaient et sa respiration était saccadée. Elle s'appuya contre cette porte, gémissant comme un animal mourant, posa les mains sur son visage pâle et désespéré, et pria pour que la mort l'emporte d'un instant à l'autre. Lorsque ses paupières se rouvrirent, elle s'appuya contre le mur et s'apprêta à fuir cet établissement qui ne tarderait pas à devenir sa tombe, quand le son d'une petite percussion familière attira son attention. Elle suivit le bruit qui se répéta deux ou trois fois, puis s'arrêta à l'intersection d'un couloir tout aussi peu fréquenté. De l'autre côté se trouvait un garçon aux cheveux en bataille bien connu. Son extrême désinvolture la stupéfia une bonne minute. Il fumait, adossé à ce mur dont elle ne pouvait plus se détacher, et rangea son briquet dans un repli de sa veste. Lorsqu'il finit par tourner la tête vers elle - sans paraître étonné de la voir -, il remarqua toute l'attention qu'elle portait à sa cigarette, et la lui tendit sans rien dire. L'étudiante repoussa néanmoins la proposition d'un geste timide, et reprit sa contemplation silencieuse. Après avoir tiré sa dernière taffe, il laissa tomber l'instrument assassin par terre et l'écrasa d'un pied sec. Lorsque les dernières volutes de fumée disparurent dans l'air, il se redressa, fit face à sa compagne, et l'examina comme un spécimen étrange.

- Je viens souvent dans ses toilettes pour fumer. Elles sont si éloignées des salles de classe que personne ne les utilise, dit-il pour expliquer sa présence inattendue. Mais je constate que je ne suis pas le seul à l'avoir remarqué...

Charlotte frémit.

- Tu as vu Joris ? demanda-t-elle d'une petite voix, ne pouvant supporter plus longtemps l'œillade déplacée de son ami.

Le jeune homme pointa un doigt devant lui.

- Il est parti de ce côté-là... D'ailleurs, tu peux oublier ta petite culotte. Elle se trouve bien au chaud dans la poche de son jean.

La froideur de Gatien ne rassura pas la jolie blonde. Avait-il surpris sa conversation houleuse avec son amant ?

- Peu importe. De toute façon, ce n'est pas la première que je perds, lança-t-elle nonchalamment.

- Non, je n'en doute pas, fit l'adolescent, impitoyable.

Il baissa les yeux sur sa veste, sortit une deuxième clope de son paquet, et souffla avec mépris.

- Tu devrais éviter, s'interposa bêtement son acolyte. Il y a des détecteurs de fumée et des caméras de surveillance un peu partout dans le lycée.

L'étudiant ne s'inquiéta pas une seconde de l'avertissement de sa camarade, alluma sa cigarette, et expira un cumulonimbus qui réveilla les nerfs fragiles de son interlocutrice. Celle-ci lui arracha l'objet interdit - qu'elle pulvérisa par terre -, et se planta devant lui, furieuse.

- Qu'est-ce que tu as entendu ? échappa-t-elle enfin, le cœur gros.

Son compagnon la fixa, imperturbable, et plaça une troisième cibiche entre ses dents.

- Dites-moi que je rêve ! explosa Charlotte.

Le garçon ne l'écouta pas et fuma à loisir pendant qu'elle hésitait à réduire son beau visage en bouilli avec son outil autodestructeur. Il se mit à analyser le couloir de fond en comble, et finit par sourire.

- Pas de caméra, et pas de détecteur de fumée, rapporta-t-il calmement, comme si cela ne faisait que confirmer un premier sentiment de totale sécurité.

La jolie blonde allait se retirer, horripilée par l'insolence de son ami, puis s'arrêta lorsque celui-ci reprit la parole, plus sérieux.

- Ça te fait quoi quand tu penses à elle ?

Il fuyait son regard en mirant le plafond. Toutefois, sa partenaire entendit sa peine derrière le timbre voilé de sa voix. Il voulait avoir l'air indifférent, mais son air empoté trahissait ses véritables sentiments, tristes et désolés. Elle s'avança, extirpa la cigarette de ses lèvres, et inhala la fumée à son tour.

- Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ? répliqua-t-elle sans émoi.

Gatien l'examina de nouveau.

- Ma mère est comme toi, avoua-t-il en grillant une énième clope tandis que sa camarade consumait celle qu'elle lui avait dérobée. Elle aime les filles.

Loin de s'attendre à une telle révélation, l'adolescente tressauta.

- Qu'est-ce qui s'est passé ? s'enquit-elle, déroutée.

Le lycéen ne lui accorda plus une seule œillade. Atone, il fixait les fenêtres qui leur faisaient face et donnaient sur la cour.

- Elle nous a abandonnés, mon père et moi, et s'est tirée avec sa maitresse, dit-il, de glace... Juste avant la fin de l'année scolaire.

L'étudiante fut incapable de trouver les mots adéquats pour soutenir son acolyte.

- Je me suis souvent demandé si c'était un truc de lesbienne ou si elle était simplement une belle salope, lança-t-il en plissant légèrement les yeux.

Puis, tournant la tête vers la jeune fille, il ajouta :

"En tant que gouine, qu'est-ce que t'en dis ?"

Charlotte sursauta. Pétrifiée, elle ouvrit la bouche, sans rien dire. Quel discours tenir face à un garçon aussi rancunier que malheureux quand celui-ci insulte ce que vous êtes ? Se forçant à retrouver son calme, elle soupira et réfléchit rapidement à une réponse qui conviendrait à tout le monde.

- Je pense qu'il est difficile de savoir si la séparation est bien venue ou non dans un couple. Je ne cherche pas à défendre le choix de ta mère, mais elle ne vous a peut-être quitté que parce qu'elle n'avait pas d'autre solution. Elle souffrait trop d'être un mensonge à part entière. Elle vous aimait, seulement, elle ne pouvait plus faire semblant d'être quelqu'un qu'elle n'était pas vraiment.

Au grand dam de la lycéenne, sa réponse ne s'avéra pas aussi neutre qu'elle l'espérait. Son ami la fusilla du regard.

- D'où tu crois connaître ma mère ?

- Mais, c'est toi qui m'as dit...

- Tu sais rien d'elle, alors essayes pas de la comprendre, c'est clair ?

- Oui...

Le beau brun se releva, agacé, et s'arrêta devant les vitres.

- Pourquoi tu n'assumes pas ce que tu es ? Qu'est-ce qui te fait peur ?

Charlotte poussa un petit rire cynique.

- Je pourrais te renvoyer la question !

- Il n'y a aucun rapport avec moi.

- Bien sûr que si !

La jeune fille vint se placer auprès du garçon et le jugea sévèrement.

- Toi et moi, on est pareils, chuchota-t-elle. Le destin a mis quelqu'un sur notre route, mais on ne peut rien faire d'autre que se languir en pensant à elle à longueur de temps parce que la vie est une sale chienne.

L'étudiant ne détacha pas ses yeux de la cour. Il tira une nouvelle taffe et observa les autres élèves rieurs avec envie.

- Laetitia est très bien... dit-il de son ton grave et apathique. Trouve-toi un mec cool et personne ne te prendra pour un ovni.

- Alors c'est ça ta "solution" ?

Un silence répondit à l'adolescente qui, exaspérée, croisa les bras en s'intéressant à son tour aux lycéens frivoles. Elle tendit une main nerveuse en l'air, et reçut une cigarette qu'elle s'empressa d'allumer.

- On est deux âmes perdues, destinées à errer sur cette terre en véritables fantômes.

- Chacun son histoire...

- Et la nôtre est une putain de tragédie ! fit Charlotte en élevant dangereusement la voix, avant de se reprendre.

Gatien ne répondit rien, se contentant toujours de fumer quand il préférait le calme à l'agitation.

- Regarde-les, poursuivit la jolie blonde dans un souffle méprisant, on dirait presque qu'ils sont heureux...

Le jeune homme les voyait, en effet, et depuis plus longtemps qu'elle.

- Je ne sais même plus en quoi consiste le bonheur...

L'étudiante se tut, abattue, et considéra son camarade qui n'avait pas bronché.

- Moi, je me souviens, murmura celui-ci après un moment. A Londres, j'étais heureux... Avec mes parents...

- Pourquoi tu as quitté Londres, en fait ? Tu ne nous l'as jamais dit.

- Je viens de te l'apprendre... Parce que mes parents se sont séparés.

- Mais ton père et toi n'étiez pas obligés de changer de pays pour ne plus voir ta mère.

Le beau brun inspira profondément.

- On voulait prendre un nouveau départ. La France, c'était notre page blanche après trois années passées en Angleterre.

- Tu n'as jamais pensé à rester auprès de ta mère ?

- Non. Elle nous avait trahis... Et je n'aurais pas supporté la présence de sa... bref. Quand mon père m'a proposé de changer de décor, on a attendu que les examens de fin d'année se terminent, puis on a sauté dans le premier avion qui nous ramenait dans la maison familiale, celle de mon enfance. Marie Curie était prête à me prendre, et mon père ne craignait pas de retrouver un travail.

- Alors revivre avec ta mère ne t'as pas effleuré l'esprit une seule fois ?

- Ce n'est pas ma mère qui me manque. C'est Londres. Mes amis, la vie, l'ambiance... Tout est si différent dans un bled comme celui-ci.

- Je vois ce que tu veux dire... J'ai vécu à Munich pendant quatre ans. Alors ça m'a fait tout drôle quand mes parents ont décidé de changer de vie et de s'installer dans le coin.

L'étudiante fronça les sourcils lorsque Gatien glissa une cinquième cigarette dans sa bouche.

- Tu devrais te calmer sur les doses.

- C'est l'unique chose qui me détend... Un de ces trucs que je n'avais pas besoin de faire pour me sentir bien en Angleterre, dit-il en cherchant son briquet.

- Est-ce que ça a un rapport avec Fanny ? se risqua la jolie blonde.

Le jeune homme arrêta son geste comme si le temps était suspendu. Sa douce tranquillité avait apparemment disparu.

- Ne va pas sur ce terrain-là, fit-il en tremblant. Bon sang, mais pourquoi ça marche pas !

- Laisse, je vais le faire, dit sa partenaire en lui retirant l'outil des mains.

L'étincelle qui jaillit du petit appareil embrasa le bout du rouleau de tabac. Le garçon inspira la fumée,et regarda le ciel gris en soupirant.

- Parfois, je me dis que je n'aurais jamais dû venir ici par sa seule faute... Si on ne s'était pas recroisé, ma vie serait beaucoup plus simple aujourd'hui...

- Comme à Londres... Mais tu ne retournerais en arrière pour rien au monde, bruit Charlotte. Je connais ce sentiment dégueulasse. J'en pâtis aussi.

- Laetitia m'a dit qu'elle m'aimait...

- Ah !... Et qu'est-ce que ça t'a fait ?

- J'en sais rien...

- Donc ça ne t'as rien fait.

L'adolescente sourit, puis ses traits s'affaissèrent.

- Moi, j'ai embrassé Sophie... Et elle m'a envoyé promener.

Le visage de Gatien devint grave, presque compatissant.

- Cupidon avait les yeux bandés quand il a lancé ses flèches pour nous, dit-il pour amuser son acolyte.

Charlotte esquissa un sourire triste, et tous deux retombèrent dans leur mutisme.

- Joris est sûrement en train de te chercher afin de te révéler mon "grand secret", relança-t-elle après un moment.

Silence.

- Tu es son meilleur ami. Alors avec un peu de chance, il te l'annoncera avant les autres. Autrement dit, il est possible que nous ne soyons encore que quatre à savoir la vérité.

Le beau brun devina où sa camarade voulait en venir, et continua de fumer comme un pompier pour éviter de parler.

- Ce qui serait bien, c'est que son meilleur ami trouve le moyen de le faire taire, de façon à ce que personne d'autre ne soit au courant.

L'expression hostile du garçon se renforça.

- Si je fais ça, tu sortiras avec un mec ?

- Je te le promets.

L'étudiant hésita, puis acquiesça. Alors le visage de la jeune fille s'éclaira, et elle remercia son sauveur, jurant qu'elle n'oublierait pas la dette qu'elle lui devait, avant de le quitter précipitamment, comme si leur discussion, longue et intime, n'avait eu lieu que pour servir ses intérêts. Il semblait qu'elle n'avait été complaisante que pour obtenir une promesse que seul un allié aurait pu lui faire.

Au même moment, le lycéen reçut un appel de Joris, et décrocha. Comme la voyante l'avait prévu, son compère, fébrile, déclara qu'il l'avait cherché partout et que, ne le trouvant pas, il avait décidé de lui apprendre la dernière nouvelle au téléphone.

- Quelle nouvelle ? demanda l'adolescent en simulant l'étonnement.

- Charlotte Dauge est gay !

Gatien ouvrit la bouche, puis réfléchit à toute vitesse. Charlotte la victime lui apparut soudain comme le pire des monstres. N'était-elle pas connue pour harceler quotidiennement Fanny ? N'avait-elle pas pris son pied en la voyant perdre peu à peu son souffle dans les toilettes, ce jour-là ? Et n'avait-elle pas participé à son humiliation publique en permettant la diffusion de la vidéo de l'attentat, sur internet ? Eh puis, elle était comme sa mère. Elle finirait par détruire sa famille, comme sa génitrice l'avait fait sans pitié, et ce, par pur égoïsme.

- Nan ? Tu déconnes ! dit-il enfin.

- Si, je te jure !

Le beau brun avala sa salive, et se décida.

- J'arrive pas à le croire... C'est dégueu !

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