Chapitre 99

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Aidée de deux infirmières, Mathilde quitta son lit et prit place dans le fauteuil roulant qu'on lui avait apporté. Elle avait abandonné sa robe d'hôpital pour un sweat et un jean que sa mère lui avait ramenés. Ses cheveux étaient ébouriffés, son visage amaigri et son regard inerte. Quand elle passa la porte de sa chambre, Madame Randome l'attendait, un sourire triste aux lèvres. Elle remercia les aides-soignantes, prit les poignées de la chaise, et conduisit sa fille jusqu'au parking où était garée la voiture. Là, elle aida sa progéniture à s'installer sur le siège passager avant, rangea le fauteuil dans le coffre, puis démarra le véhicule sans établir de véritable conversation. Ses phrases se résumaient à des "Ça va ?" et des "Tu te sens bien ?" auxquelles Mathilde répondait par l'affirmative. Il faisait nuit noire et seul le bruit des roues sur la départementale venait rompre le silence qui s'était définitivement installé. L'adolescente posa sa tête contre la fenêtre, puis ferma les yeux. Quand elle se réveilla, la voiture ralentissait à l'approche de la maison. Elle bailla, attendit que sa mère la soutienne pour se rasseoir sur sa chaise, et se laissa guider jusqu'au seuil du logis. Le crépi était propre, les volets d'un rouge éclatant et la porte à la dernière mode. Qui aurait pu croire, derrière cette façade parfaite, qu'un monstre violait et battait sa fille quand sa femme et lui ne se disputaient pas, un couteau à la main ?

Comme si Madame Randome avait lu dans ses pensées, elle se plaça devant elle, se pencha et lui embrassa le front. Ce geste maternel perturba l'étudiante. Sa génitrice n'avait pas l'habitude de se laisser aller à de telles marques d'affection. Cette dernière ouvrit la porte, reprit les rênes du fauteuil, et entra dans la bâtisse sans rien ajouter. Elle alluma l'interrupteur, referma le domicile derrière elles, se dirigea vers la cuisine ouverte et commença à préparer le diner. La jeune fille contempla le salon vide jusqu'à ce que ses yeux rencontrent la table basse brisée et le tapis ensanglanté. Là, elle détourna la tête, et trouva le regard compatissant de sa mère.

- Qu'est-ce que tu fais ? demanda-t-elle en désignant la poêle à frire, afin que sa parente ne l'assomme pas de conseils psychiques à deux balles.

- Une omelette, ça te va ? Je dois faire les courses, il n'y a presque plus rien dans le frigo.

- Oui, oui...

L'adolescente haussa un sourcil. Il était rare que Madame Randome ne hache pas ses mots ou s'intéresse aux envies de son enfant. Son calme n'en était que plus inquiétant.

- Il va revenir ? s'enquit la lycéenne après un moment, d'une voix chevrotante.

La cheffe de famille suspendit sa cuillère au-dessus de la poêle. Tournant le dos à sa progéniture, son visage était insondable.

- Il est toujours là-bas, donc pour l'instant, rien n'est sûr...

La jeune fille devint livide.

- Tu as l'intention de le laisser revenir ? comprit-elle avec horreur.

La maitresse de maison se retourna. Pour la première fois depuis qu'elle avait quitté l'hôpital, Mathilde retrouvait son œillade perdue, soumise et agitée. Sa génitrice avait peu dormi depuis l'incident - son état en attestait. Et ces heures entières à attendre le rétablissement des siens l'avaient forcément conduite à s'interroger sur la suite des évènements. Ses préoccupations étaient restées les mêmes. Qu'adviendrait-il si son époux sortait vivant de cette affaire ? Et surtout, s'il n'en réchappait pas ?

Mais il avait survécu à son opération, et les policiers étaient venus la chercher pour connaître sa version des faits. Avec l'aide de son avocat, elle avait obtenu la possibilité de rester chez elle en attendant les dépositions de son mari et de sa fille. A présent que Mathilde était de retour, il fallait réfléchir au discours qu'elle leur tiendrait, car toute vérité n'était pas bonne à entendre.

- S'il ne revient pas, qui paiera les factures d'eau, de gaz et d'électricité ? expliqua-t-elle. Qui paiera la nourriture, tes beaux vêtements et ton maquillage ?

L'étudiante fit les yeux ronds.

- Il recommencera !

- On n'a pas le choix.

La jeune fille posa pied à terre, puis se hissa contre la porte en s'appuyant à la poignée. Chancelante, elle considéra sa mère avec désespoir.

- Je t'en prie. S'il revient, il me tuera !

Madame Randome déglutit et retourna à ses préparations.

- Tu devrais t'asseoir, ou tu vas tomber, murmura-t-elle faiblement.

L'adolescente haleta. Sa parente était-elle si insensible pour préférer leur résidence à sa sécurité ? Le cœur brisé, elle obtempéra, malgré elle, et resta sur sa chaise durant ce qui lui parut être une éternité. La cheffe de famille finit par éteindre la gazinière, puis lui tendit une assiette chaude dans un sourire des plus abjectes. La joie qui étirait maintenant ses traits était intolérable. C'était comme si elle venait de se débarrasser d'un lourd fardeau en l'imputant à sa fille. Comment pouvait-elle encore se regarder dans le miroir ? Comment pouvait-elle se supporter ?

- Je monte, je n'ai pas faim, s'excusa Mathilde en dissimulant la rage qui la dévorait de l'intérieur.

La femme au foyer observa sa progéniture avec tristesse. Mais cette dernière fuyait ses prunelles comme la peste. Elle se redressa sur ses jambes et, bien que vacillante, se dirigea vers l'escalier. Madame Randome tenta de l'en dissuader. En vain. Elle jugea les marches montantes comme on jugerait l'Everest. Pourtant, déterminée à s'enfermer dans sa chambre, elle entreprit de les gravir, tomba au sol dès la première ascension, et fut relevée par sa génitrice qui - étonnamment - l'aida dans sa grimpée. Une fois couchée, elle ferma les yeux. Une main se mit alors à caresser son front suintant.

- Quand tu étais petite, tu adorais que je te raconte des histoires... Tu avais toujours le nez dans un bouquin, tu te rappelles ?

- Que voulais-tu que je fasse d'autre ? répliqua sèchement l'adolescente. Tu me laissais toujours à la librairie avec Papi et Mamie pour te taper le fils des Alstrom.

La claque que Mathilde reçut l'assomma quelques secondes. La gentille Maman avait disparu pour l'ancienne - dure, colérique et menaçante.

- Je t'interdis de me parler sur son ton ! grogna-t-elle. Le seul rustre que je me suis tapé - et c'est là mon plus grand regret - c'est ton père !

- Ça va ! Me la fais pas, à moi ! On sait tous pourquoi la librairie a coulé !

La maitresse de maison fusilla son enfant du regard.

- Tu profitais de la clémence de tes parents et de l'absence de Papa pour fuir tes occupations et te faire ce gamin de la supérette, poursuivit l'étudiante, téméraire. Si Papi et Mamie étaient encore en vie, tu serais peut-être même avec lui en ce moment ! Ils auraient continué à te verser un salaire sans que tu aies besoin de bosser, juste parce qu'ils avaient bon cœur ! Mais à cause de tes conneries et de ton incapacité à trouver un boulot, on est dépendantes de ce taré qui nous sert respectivement de mari et de père, et on sera coincé avec lui jusqu'à la fin de nos jours !

Mathilde aurait sans doute prit une autre gifle si son discours n'avait pas été rythmé de pleurs et, en toute fin, d'un véritable torrent de larmes.

- Quand tu n'allais pas bien, j'imaginais un conte pour te remonter le moral, reprit Madame Randome en s'éclaircissant la voix. Aujourd'hui, j'aimerais t'en narrer un, ajouta-t-elle, plus solennelle.

L'adolescente fronça les sourcils, se redressa sur son oreiller et essuya ses joues humides. A son grand dam, sa mise en scène n'avait réussi qu'à endurcir sa mère. Elle tendit l'oreille, prête à écouter sa funeste réplique, sans pour autant s'en réjouir.

- Il était une fois, un couple épris de littérature décida de quitter sa campagne pour s'installer dans une ville charmante et y fonder sa librairie. Ils se marièrent et gagnèrent rapidement le cœur de leurs voisins jusqu'à ce que leur commerce devienne célèbre et prospère. Quand ils cherchèrent à agrandir leur famille, ils recoururent à de multiples méthodes car il s'avéra que l'un d'eux était stérile. La femme finit par tomber enceinte après de longues et terrassantes années d'essai. Elle mit au monde une petite fille, et leur bonheur fut complet. L'enfant grandit, entourée d'amour et de livres, jusqu'à devenir une jeune femme confiante, douce et érudite. Elle s'éprit d'un garçon que ses parents redoutaient pour sa mauvaise réputation, et tomba enceinte, avant de l'épouser. Bien vite, la monstrueuse nature de l'homme se révéla à elle, et, apeurée, elle se réfugia chez ses parents. Mais le démon ne supporta pas sa fugue. Il la ramena chez lui et la punit en lui infligeant des coups de bâton. La jeune femme se réveilla à l'hôpital où elle apprit que son bébé était décédé. Alors commença-t-elle à haïr le meurtrier qui lui servait de compagnon. Elle s'avilit dans l'alcoolisme, devint simplète et mauvaise, et supporta les coups et les viols sans tenir tête à son bourreau. Lorsqu'elle retomba enceinte, elle souhaita avorter car elle ne voulait pas d'un bébé qu'on lui avait infligé. Quand l'homme apprit ses intentions, il menaça de la tuer et la força à aller au terme de sa grossesse. L'épouse donna naissance à une fillette geignarde qui lui rappela immédiatement son père. Alors détesta-t-elle l'enfant de tout son cœur et de toute son âme, et se morfondit-elle dans une bassesse de plus en plus méprisable. Elle commença à se rebeller contre son despote, ne toléra plus ses mains sur son corps, ses baisers sur ses lèvres et ses frappes sur ses joues. Elle tenta plusieurs fois de le quitter, sans jamais y parvenir car elle lui appartenait entièrement. Elle n'avait pas de travail, pas d'argent. Sa petite fille lui prenait tout son temps et la condamnait à l'exil et à l'enfer. Elle cacha toujours sa situation à ses parents tant elle avait honte de ce qu'elle était devenue, et, par fierté, ne sollicita jamais leur aide. Seulement, le nourrisson grandit ; et la femme, ne souffrant plus de sa constante compagnie, désira ardemment trouver un métier. Avec l'accord de son mari, elle se réfugia chez ses géniteurs et put à nouveau espérer reprendre leur entreprise quand ils s'en retireraient. Malheureusement, elle n'était plus la même, et ses nobles aspirations furent rapidement étouffées par les dégradantes manières que son époux lui inspirait. Elle n'avait pas exercé depuis si longtemps qu'elle ne savait plus comment faire, et désertait son lieu de travail comme elle rêvait de le faire chez elle. Elle fit des erreurs, profita de son état d'enfant unique pour abuser de la générosité de ses parents à de sombres et égoïstes fins, et oublia son rôle de mère. Puis ses géniteurs moururent, en même temps que la librairie, et tout son monde s'écroula. Les anciens commerces ne résistèrent pas longtemps aux nouvelles boutiques qui se multipliaient dans le centre-ville. Ils fermèrent les uns après les autres, ne représentant plus aujourd'hui que des vitrines brisées et des intérieurs putréfiés. L'épouse retrouva sa charge de nounou à plein temps, ne parvint jamais à sortir de sa misérable condition en enchainant des boulots sans lendemain, et resta liée à un mari pervers et violent qui, préférant la jeunesse et la beauté à ce qu'elle était devenue, reporta toute sa fougue et sa rudesse sur leur progéniture.

Le silence qui suivit l'histoire était palpable. Mathilde dévisageait sa mère. Et Madame Randome la contemplait tristement.

- Tous les romans n'ont pas une fin heureuse, conclut cette dernière. Mais si on peut atténuer le mal, il ne faut pas s'en priver.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

La maitresse de maison se rapprocha de sa fille.

- Demain, nous irons au commissariat. Les policiers te demanderont ce qui s'est passé ce soir-là, et toi, tu déformeras la vérité.

L'adolescente tressaillit.

- Quoi ?

La cheffe de famille prit ses mains entre les siennes.

- Fais ça pour nous, Mathilde... Tu n'as qu'à dédramatiser l'accident, rien de plus.

- C'est ce que tu as fait quand tu leur as donné ta version des faits ? s'affola la jeune fille.

- Pour notre survie, je mentirais à tous les flics du monde, ma chérie... Et toi ?

La lycéenne hésita, plongea ses prunelles grises dans celles de sa mère, et se cabra.

- Va te faire foutre.

Madame Randome sursauta.

- Pardon ?

- Tu m'as bien entendue. Je n'ai pas la moindre intention de tromper les flics pour que ma vie devienne aussi merdique que la tienne. Si tu croyais pouvoir diriger mes sentiments en me racontant la triste histoire de ton existence, tu te mettais le doigt dans l'œil. Tu aurais pu partir, mais tu ne t'en ai jamais donné les moyens. Et ne va pas me faire croire que tu serais restée pour moi ! Il aura fallu que tu te serves d'un fusil pour m'appeler "chérie" !... Ce n'est certainement pas à mon ordure de père que j'éviterai la taule. Il le mérite.

La maitresse de maison se dressa sur ses pieds, écarlate.

- Je t'ai sauvé la vie, et voilà comment tu me remercies ? Sale petite ingrate !

Mathilde se leva à son tour, bien que la douleur l'empêchât d'être aussi droite que sa mère.

- C'est moi qui nous sauve. Et si tu veux tout savoir, ce n'est pas le seul que je compte envoyer derrière les barreaux...

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