Chapitre 59

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Fanny tenait le bras de Luc lorsqu'ils pénétrèrent dans l'antre du loup. Après réflexion, les deux adolescents - sans oublier Hector - avaient décidé de se rendre à la soirée un peu plus tard, espérant que la majorité des présents serait assez saoule pour ne pas les reconnaître. Stratégie vaine. Les gens se retournaient sur leur passage, et les regards étonnés effrayaient la lycéenne au plus haut point. Pia était déjà là, discutant avec les filles qui l'avaient amenée à la fête, et sourit en découvrant le compagnon de sa sœur. Hector, lui, jetait des yeux admiratifs à l'ensemble du lieu. Il se gavait de canapés au saumon et à la tomate, et piochait allègrement dans les saladiers de chips. Le décor de la maison était fantastique. Des guirlandes lumineuses étaient accrochées à l'intérieur et à l'extérieur du foyer, des ballons recouvraient le plafond, et pétards et chapeaux de fête se tenaient à disposition de tous. Fanny avait l'impression d'être une parfaite étrangère dans ce monde de réjouissances et d'excès. En s'avançant dans la foule tumultueuse, elle reconnut le garçon à l'origine de cette effervescence, et s'immobilisa. Surpris, Luc suivit son regard, et se raidit à son tour. Sans se l'expliquer, l'adolescente quitta son compagnon pour "se cacher", et s'arrêta près d'une table où, assoiffée, elle vida un coca d'une traite. Alors qu'elle venait, en quelques minutes, de perdre son garde du corps, des jeunes à la démarche menaçante s'approchèrent d'elle.

- Qu'est-ce que tu fous là, l'Affreuse ? commença celui qui menait la troupe. Tu t'es trompée de maison, je crois.

L'étudiant posa une main brusque sur l'épaule de Fanny qui, pétrifiée, ne bougeait plus, et approcha ses lèvres des siennes. Il puait l'alcool.

- Mais maintenant, on va pouvoir s'amuser...

La jeune fille tenta de fuir, mais parvint seulement à amuser la galerie. Le petit amas de garçons rieurs faisait retourner quelques têtes qui, en reconnaissant Fanny, prenaient des expressions effarouchées. Joris Fabian rejoignit soudain la troupe, déstabilisant encore plus la pauvre Fanny. Fasciné ou perplexe - elle n'aurait pu le dire -, il explosa de rire en la découvrant, et eut tant de mal à s'arrêter qu'une trentaine d'invités avait bientôt rejoint le spectacle avant que Gatien ne fasse son apparition. Celui-ci tressaillit, puis tenta de ramener le calme tandis que Joris l'interrogeait du regard. Enfin, Gatien obtint le retrait des lycéens en proposant quelques jeux habituels en soirée - où l'alcool était de mise -, jusqu'à se retrouver totalement seul avec Fanny. Il essuya son front luisant de sueur, et s'inquiéta des étudiants à proximité jusqu'à reporter, finalement, toute son attention sur la jeune fille.

- Salut, fit-il, la voix rouée. Désolé pour tout ça... Je n'étais pas sûr que tu viendrais.

- Moi non plus... haleta Fanny, encore nerveuse. Je suis venue av...

La lycéenne s'arrêta. Elle s'apprêtait à évoquer son compagnon de soirée quand elle balaya la foule des yeux. Mais où était passé Luc ? Se trouvait-il maintenant si éloigné d'elle que le troupeau de trente personnes n'avait pas su capter son attention ?

- Peu importe, acheva-t-elle, un peu déçue. Bon anniversaire.

Elle esquissa un sourire, et perçut la rougeur sur les joues du jeune homme.

- Merci... Je suis content que tu sois là.

Fanny haussa un sourcil, perplexe.

- Vraiment ? Ce n'était peut-être pas le meilleur endroit pour...

Elle se tut, craignant la fin de sa propre phrase. L'adolescent remarqua sa gêne, et sourit.

- Pour quoi ?

Il était charmant.

- Je n'en sais rien, paniqua Fanny.

Gatien la contemplait affectueusement, tourna encore la tête vers les autres pour s'assurer que personne ne les observait, et constata, à regret, l'attitude hostile de Joris, quelques mètres plus loin. Tenant Charlotte par la taille, ce dernier portait toute son attention sur son meilleur ami. Embarrassée par la situation, Fanny s'excusa, désirant partir, mais fut arrêtée par Gatien qui, à l'évidence, ne le souhaitait pas.

- Allons faire un tour dehors, suggéra-t-il en essayant de se montrer à l'aise.

L'étudiante fixa de nouveau Joris, souffla, puis acquiesça, la pièce lui étant plus qu'étouffante. Mais au moment de passer les portes ouvrant sur la terrasse, celui-ci interpella tous les invités dans un micro.

- Annonce importante ! Nous avons, parmi nous, une invitée de marque que je ne peux laisser dans l'ombre !

Comme si le destin ne faisait pas assez bien les choses, Luc retrouva Fanny au même instant, rassuré, puis surpris en reconnaissant son partenaire.

- Pardon ! Deux invités de marque ! reprit Joris.

Luc et Fanny se tournèrent spontanément vers l'ambianceur qui, titubant mais dont l'esprit semblait encore assez clairvoyant, pointait son doigt vers eux. Les invités se turent les uns après les autres, de même que la musique, et l'on dévisageait les mal venus avec stupéfaction, horreur, ou dégoût. Le nombre d'élèves qui avaient jusque là réagi à la présence de Fanny n'était rien face aux quelques deux-cent-cinquante personnes qui l'observaient désormais, depuis l'étage ouvert jusqu'au rez-de-chaussée.

- Laadies and Gentlemeen, faites un tonnerre d'applaudissements pour Fanny l'Affreuse et son fidèle serviteur, Luc le Cinglé - parce que pour traîner avec elle, faut vraiment avoir un problème, haha.

Suivant le chauffeur de salle, la foule applaudit démesurément les deux adolescents, tandis que Gatien fermait les yeux et que Fanny et Luc se pétrifiaient sur place.

- C'est le moment de jouer au jeu de la bouteille, s'enthousiasma Joris, créant l'euphorie générale. Et je crois pouvoir dire que les participants sont tout désignés !

L'étudiant marcha alors droit devant lui, comme s'il n'avait plus la moindre goutte d'alcool dans le sang, et empoigna Fanny.

- Donne-moi ce micro, marmonna Gatien, furieux, mais n'osant intervenir physiquement au vu du nombre de jeunes qui posaient les yeux sur eux.

Joris ne s'intéressa pas à son camarade, mais leva le bras de la lycéenne en l'air.

- Nous avons donc, Fanny l'Affreuse !

Le garçon attrapa ensuite le bras de Luc qui, à l'instar de Fanny, semblait résigné.

- Et Luc le Cinglé !

Joris toisa presque son meilleur ami.

- Mais aussi, Le Vénéré Gatien ! apostropha-t-il sans demander son avis. Et bien sûr, moi-même, ajouta-t-il en posant une main sur sa poitrine avec théâtralité, provoquant les rires de l'assemblée. Sans oublier quelques intimes, fit-il, en lançant un regard vicieux à Charlotte, qui tenait les bras de Sophie et Mathilde.

Le cercle qui se forma était constitué de dix personnes. Simon Thibault, un élève de seconde qui avait placardé l'image d'une Fanny souffrant de la variole sur tous les murs du lycée au début de l'année. Antoine Hetz, qui répandait encore la rumeur selon laquelle l'étudiante avait de la barbe mais se la rasait tous les matins. Rose Pavel, le "meilleur coup" de Marie Curie. Emma Jouan, qui se vantait constamment d'avoir attrapé une MST comme on se féliciterait d'avoir remporté la coupe du monde à un championnat. Sophie Calice, qui se montrait glaciale. Mathilde Randome, dont le fond de teint était franchement excessif. Charlotte Dauge, qui jouait avec ses cheveux. Joris Fabian, riant aux éclats. Gatien Illys, renfermé et nerveux. Luc Asvaldi, ne sachant plus où se mettre. Et Fanny, priant pour que tout ceci ne soit que le plus horrible cauchemar qu'elle ait jamais fait. Elle remarqua Hector qui, penaud et inquiet, tenait un paquet de chips parmi la foule de spectateurs en transe. Joris présenta la terrible bouteille, et tout le monde s'extasia.

- Puisque je suis à l'origine de cette distraction, je me dois de prendre LE risque avant les autres, adressa-t-il à ses amis, l'air noble, quand ceux-ci étaient impressionnés par son "courage".

Joris plaça la bouteille au centre du cercle, inspira profondément, et la fit tourner. L'attente parut une éternité à Fanny, qui ne connaissait pas le jeu et ne supportait pas les cris de la foule en délire. Quand la bouteille s'arrêta, tout le monde soupira, puis s'esclaffa. Joris lança un sourire amusé à sa voisine de droite, et, sans attendre son consentement, l'embrassa à pleine bouche. L'étudiante écarquilla les yeux, éberluée, puis observa tour à tour les autres joueurs s'embrasser en finissant par deviner les règles du divertissement. Lorsque la bouteille s'arrêtait, elle "désignait" la personne qui devait être bécotée par celui qui avait fait tourner l'objet. Or après cinq parties, Fanny n'avait ni touché la bouteille, ni été embrassée - à son grand soulagement. Malheureusement, ce hasard du sort ne plaisait pas à tout le monde.

Joris, impatient de savoir qui l'Affreuse allait embrasser pour la première fois de sa vie, proposa soudain à la jeune fille de lancer la bouteille. Prise au dépourvu, l'adolescente s'exécuta, craignant les conséquences d'un refus, et attendit avec angoisse que l'objet se stabilise. Tout le monde retenait son souffle, excité comme jamais. Enfin, la bague pointa Emma qui, horrifiée, refusa catégoriquement d'embrasser un tel monstre. Alors que les participants lui sommaient de le faire - tout en se réjouissant de ne pas avoir été choisis par le destin -, la jeune fille gardait ses positions, prête à tout accepter, excepté cette ignoble humiliation. Excédée, Fanny laissa une larme s'écraser contre sa joue, sans attirer pour autant l'attention des autres, du moins, le croyait-elle...

- Moi, je vais le faire.

Ahuri, le foyer entier cessa de respirer. Aux antipodes du cercle, Gatien avait le visage dur et fixait Fanny - qui essuya bien vite sa larme. Les élèves se regardaient, ne sachant comment appréhender la situation. Joris, lui, eut un mouvement de recul, et examina son ami, décontenancé.

- Pardon ? bredouilla-t-il dans le silence le plus total.

Gatien se tut, et se dirigea vers Fanny. Quand ils ne se trouvèrent plus qu'à quelques centimètres l'un de l'autre, l'ambiance changea du tout au tout. Joris bondit sur ses pieds, les élèves s'agitaient, embarrassés, prenant pleinement conscience de la tragédie qui s'annonçait, et insistaient pour que Gatien retourne à sa place. Imperturbable devant les "remords" de ses amis, l'adolescent ne perdit pas ses moyens. Il s'arrêta cependant au moment où sa bouche n'avait plus qu'à embrasser celle de Fanny. Livide, il hésita, tremblait comme si l'effort lui était insurmontable, puis ferma les yeux, se calma, et posa un doux baiser sur les lèvres de la jeune fille.

L'étudiante frémit, puis clôt les yeux à son tour, oubliant le reste du monde. Son cœur tambourinait dans sa poitrine, et ses émotions la submergeaient comme une vague torrentielle. La foudre avait frappé. Comme elle, Gatien ne pouvait plus se retirer. Au contraire, leur premier baiser s'accompagna d'un second, puis d'un troisième. Il n'y avait rien de plus délicieux en ce monde. Quand une voix lointaine assura que le défi avait été amplement remporté, ce fut Gatien qui recula, plus habitué et maître de lui-même dans ce genre de jeux. Néanmoins, il ne détourna pas les yeux de ceux de la lycéenne, et la contemplait avec autant de confusion qu'elle. L'adolescente ressentait pourtant un bonheur immense, et le désir de recommencer leurs embrassades en sachant pertinemment que cela était impossible.

Chacun reprit sa place. On applaudit l'audacieux Gatien qui avait embrassé le laideron du lycée, sans que le brave en question ne réagisse. Il regardait ailleurs, fuyant cette animation éphémère et nuisible au profit d'une réflexion très personnelle. Fanny observa alors les autres membres du groupe, et frissonna. Luc, Sophie, Rose et Joris la fixaient avec fureur, Mathilde et Charlotte avec révulsion, et le reste se moquait. Mais le pire fut sans doute le visage éploré de Pia qui, au premier rang, n'avait rien manqué du spectacle. Fanny se leva pour la rejoindre et s'expliquer, mais n'eut droit qu'à son départ. Son excitation sombra aussitôt dans le regret et la culpabilité. Maintenant, plus rien ne pouvait l'empêcher de se détester elle-même...

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