La tête sur les épaules

Une escapade

Mon nom est Marguerite de la Pointe. Je suis, enfin j’étais la doyenne d’une horde, le mot n’est pas exagéré, qui n’attendait qu’une chose : que je quitte le plus vite possible ce pauvre et triste monde et qu’elle hérite de mon immense fortune.

Au sommet de la chaîne alimentaire régnait et règne encore Martin, un de mes fils. Pour imaginer ce que je nomme la horde, il faut savoir que mon fils Martin et ses frères se sont reproduits abondamment et que leurs progénitures en ont fait autant. Une horde, donc.

Une horde pour laquelle je n’étais d’aucune utilité, hormis celle de signer leur foutus papiers. En effet, détentrice de la majorité des actions de l’entreprise familiale rien ne pouvait se décider sans mon accord. Malgré mes 92 ans, j’avais la tête sur les épaules et je menais tout ce beau monde à la baguette. Jusqu’à ce que le susnommé Martin, commence à émettre des doutes sur ma santé mentale.

Un accident à un rond point, tout bête, un froissement de tôles, lui suffit pour déclencher une réunion familiale et décider de me confisquer mon permis de conduire et vendre ma Mercedes. Alfred, un de mes petits-enfants, en rajouta une couche en proposant de m’implanter une puce GPS pour me tracer. Une puce, le salaud. Comme si j’étais un chien.

Là, c’en était trop. Je décidais de mettre les voiles, le plus vite et le plus loin possible. Il me fallait donc trouver un véhicule et surtout un chauffeur.

Le chauffeur s’imposa de lui-même : Julien, un autre de mes petits-fils. Ha ! Julien ! C’est le mouton noir. Mon préféré. Un artiste. La honte de la famille. Le seul à avoir refusé de suivre le sillon tracé par mon funeste et défunt mari, Ernest, Ludovic, Léopold de la Pointe, vingtième et unième du nom. Un chevalier d’industrie. Pour dire !

Julien barbota la voiture de sa mère et nous traçâmes la route jusqu’à l’océan. Arrivés au bord de la plage, mon petit fils adoré eut comme une angoisse.

— Mamie, tu vas pas te néguer, quand même ? me dit-il, la mine défaite.

Le pauvre, comme si j’allais mettre fin à mes jours. Il devrait savoir qu’à mon âge, on a qu’une seule envie : vivre, tout simplement ; savourer chaque minute comme une bonne glace à la vanille. Pas en la croquant à pleine dent — vu que de dents, on n’en n’a plus bésef — non, en la léchant doucement, voluptueusement, impudiquement même.

Mais, quand je me dévêtis, enfilai mon maillot de bain, étendis ma serviette de plage et chaussai mes lunettes de soleil, il comprit que je n’avais pas de pensées suicidaires.

Je m’étendis sur le sable. Julien planta le parasol, s’assit près de moi, retira la crème solaire de mon sac à main et me badigeonna le dos. J’étais aux anges.

Quand j’estimai sa besogne terminée, je le congédiai.

— Mamie, je peux pas te laisser ! s’insurgea-t-il.

— Casse-toi, petit. Je veux rester seule. Je t’appellerai quand j’aurai besoin que tu viennes me chercher.

— Comment tu vas faire ? Tu n’as pas de téléphone.

— Donne-moi le tien. J’appellerai sur le fixe à la maison.

— Mais Mamie !

— Casses-toi !

Le pauvre s’en alla, penaud, sans même broncher. Sur le moment, je me sentis coupable de lui avoir parlé ainsi. Un peu seulement, car je comptais bien jouir de ce petit moment de liberté arraché à mes geôliers.

L’océan était calme et comme un fauve qui dort, il ronronnait au diapason de la houle. Le rouleau incessant des vagues m’hypnotisa. Le vent frais caressant mon visage fit le reste. Je plongeai dans un sommeil profond.

Voilà, c’est tout !

Je vous ai raconté une petite escapade à la plage. Rien de bien folichon. Je savais très bien que ma bru, cette rombière, la mère de Julien, sitôt rentrée à la maison, se serait rendu compte de ma disparition et auraient vite fait de tirer les vers du nez de son candide moufflet. Mon escapade aurait immédiatement tourné court.

Et bien, ça ne s’est pas passé et c’est là que l’histoire commence.

Je dormais tranquille et apaisée. J’aurais pu me noyer dans le miroir de Morphée, effleurer du doigt un pétale de pavot, garder les yeux fermés et ne plus me réveiller. Une bien belle mort. Sur le sable, à l’ombre d’un parasol.

Mais la vie en décida autrement. Une piqure au cou, juste au-dessous de l’oreille me sortit de mon sommeil. Une piqure à peine plus douloureuse que celle d’un moustique. J’ouvris les yeux, une ombre se pencha sur moi et puis plus rien.

Le trou noir.

Un drôle de cadeau

À quelques dizaines de kilomètres de là, dans le laboratoire de biologie d’un centre universitaire,…

Il était tard. Depuis bien longtemps maintenant, les lumières des autres labos de l’étage étaient éteintes. Pablo, un étudiant, blouse blanche et cerveau en ébullition, faisait les cent pas.

Sur une paillasse, étaient éparpillés toutes sortes d’appareils de laboratoire : agitateurs magnétiques, spectromètre de masse, chauffe ballons. Ainsi que des bocaux dans lesquels baignaient des masses spongieuses — des cerveaux de souris, de chats, de chimpanzés. Chaque bocal était raccordé par des tubes à un réservoir en verre rempli d’un mélange physiologique. Un faisceau de fils électriques connectés à chacun des cerveaux acheminait les informations vers un ordinateur.

Il suffisait à Pablo d’appuyer sur le bouton « ON » du banc d’essai et il verrait couronner ses trois ans de travail ou …

Non, il n’osait l’imaginer. Il fallait qu’il réfléchisse encore quelques minutes. Il fallait qu’il se pose.

Il sortit du laboratoire et longea tranquillement la coursive centrale pour rejoindre le distributeur de boissons. Il était sept heures du soir et il ne restait pratiquement plus que lui dans le bâtiment, à part peut-être, Eugène, le gars du laboratoire « découpe ».

Depuis le matin, Pablo devait en être à son vingtième café. Une chance s’il restait encore des gobelets. Il s’assit et dégusta ce qui était sans nul doute son dernier breuvage de la journée. Il retourna ensuite à ses bocaux, sûr de lui, cette fois.

Il contrôla une dernière fois le raccordement des électrodes, le fonctionnement continu de la pompe et d’un index tremblant enclencha le disjoncteur général du banc d’essai. L’ordinateur s’alluma immédiatement. Ses doigts tels ceux d’un pianiste coururent sur le clavier.

La masse spongieuse s’ébranla. Sur l’écran, une image se dessina. Trouble, grise. Elle vibra puis se stabilisa. C’était l’image d’une souris. Le petit animal tourna sur lui-même comme s’il cherchait quelque chose. Quand il fit face à Pablo, il le fixa d’un regard haineux et comme un fauve se jeta sur lui. Puis l’image disparut. Dans le bocal, la masse spongieuse avait cessé de vibrer.

Pablo était abasourdi. Non seulement, il avait réussi à transmettre une information mais cette information avait été traitée par le cerveau et celui-ci avait réagit. C’était incroyable.

On frappa à la porte. Pablo submergé par l’émotion ne répondit pas. On frappa encore plus fort. La porte s’entrouvrit timidement.

— Y’a quelqu’un ? balbutia une voix grave.

Pablo ne répondit toujours pas.

— Pablo ? Tu es là ?

— Oui, oui ! Excuse-moi ! Entre, répondit celui-ci.

— Je te dérange ? T’es peut-être pas seul ?

— Non, non, je suis occupé. Mais toi qu’est-ce que tu fais à cette heure ?

— Je finissais une découpe. Je pouvais pas laisser des morceaux en pagaille, c’est pas correct.

Avant d’aller plus loin, il faut que je vous explique le travail de … Eugène, celui qui comme Pablo reste tard le soir.

Le travail d’Eugène est particulier, il coupe, … des corps. Oui, je sais ce n’est pas très ragoutant, mais il faut bien que quelqu’un le fasse et ce quelqu’un c’est Eugène.

« Donner son corps à la science », vous connaissez l’expression. Eh bien, ce n’est pas qu’une expression, c’est une réalité. La science a besoin de corps, comme l’hôpital d’ailleurs et chaque fois qu’une personne décède et qu’elle a émis le souhait de, justement léguer son corps à la science, elle finit son périple mortuaire au troisième sous-sol du bâtiment E3 de la zone nord de l’université.

Dans son « laboratoire », Eugène est un véritable boucher. Une grande partie de la journée, il coupe, tranche, arrache, éviscère à tour de bras et soigneusement range les résultats de son travail dans des caisses réfrigérées. Ensuite, les services de l’université le contactent et lui demandent de les leur livrer.

— J’ai un cadeau pour vous, dit-il avec une certaine appréhension.

— Merci, mais je suis sur un truc énorme et je crois que je vais y passer la nuit.

— Mon cadeau ne vous intéresse pas ?

— Pas le temps vous dis-je !

— Regardez au moins et vous me direz après.

Eugène posa le carton sur la paillasse et commença à l’ouvrir précautionneusement. Il souleva un tulle de soie écarlate qui couvrait le cadeau.

— Quelle horreur ! Et vous dîtes que c’est un cadeau ? Une tête humaine ! J’avais des doutes vous concernant mais là vous êtes vraiment glauque.

— Attendez !

— Non, non ! C’est vraiment pas possible. Enlevez-moi ce truc de ma vue !

— Ecoutez-moi ! Regardez !

Eugène découpa les quatre côtés du carton révélant ainsi le visage. Il posa la main sur les cheveux, les caressa ; les yeux s’ouvrirent et la bouche esquissa un rictus. Saisi d’effroi, Pablo eut un mouvement de recul.

— C’est quoi, ça ? Un de vos gags morbides ?

— Non, je vous jure. J’ai reçu un corps ce matin. Je l’ai découpé et voilà.

— C’est horrible !

— Quand j’ai séparé la tête du corps, elle a ouvert les yeux et m’a jeté un regard, je vous dis pas. Ça m’a foutu les jetons. Et depuis, dès que je lui caresse les cheveux elle me sourit. Enfin si on peut appeler ça un sourire. Il fallait que je vous la montre.

Pablo s’assit, effondré. C’était une chose de disséquer des souris, des chats. Les chimpanzés, c’était limite, mais une tête humaine. Quelle horreur ! Et si ?

Une idée diabolique traversa son esprit. Il posa un regard effrayant sur sa table d’expérimentation.

— Peut-être que ? marmonna-t-il entre ses dents, les yeux écarquillés d’exaltation.

— A quoi pensez-vous ?

— Peut-être que ça pourrait marcher !

Pablo songeait à l’image issue du cerveau qui s’était matérialisée sur l’écran d’ordinateur. Mais là, c’était tout autre chose. Pourrait-il maintenir cette tête en vie ? L’expérience qu’il avait menée avec des cerveaux d’animaux pourrait-elle réussir avec celui d’un être humain ?

Y’ a quelqu’un ?

Une heure plus tôt…

J’entends le bruit d’un moteur de voiture, des coups de klaxon. On roule. Je suis enfermée dans une caisse. C’est quoi ça ?

La voiture s’arrête. Le chauffeur descend. Il claque la porte et s’éloigne. Je n’entends plus les bruits de pas. Je crie mais aucun son ne sort de ma bouche.

Les bruits des pas se rapprochent. Le chauffeur est de retour. Une grille de portail grince. La voiture avance et s’immobilise. À nouveau le bruit de la portière avant. Le coffre s’ouvre. Le chauffeur n’est pas tout seul.

— Va falloir porter le cercueil jusqu’à votre atelier ?

— Non, merci, vous pouvez le laisser là. J’ai un transpalette, dit une voix rauque qui m’est absolument inconnue.

— Désolé, je dois récupérer le cercueil, répond brusquement l’autre voix que je ne connais que trop bien.

— Vous pourrez le récupérer demain. J’ai du travail …

— Non, il faut absolument que je le prenne maintenant.

— D’accord, d’accord ! Attendez-moi ici, j’en ai pour un petit moment.

Plus tard, dans le laboratoire de Pablo, …

Sous le regard ahuri d’Eugène, Pablo s’activait fébrilement à coiffer de sondes et de tubes la tête de cette pauvre Marguerite. Il savait qu’il n’avait devant lui que quelques minutes pour maintenir ce morceau de corps miraculeusement en vie. Ensuite, il en serait fini de l’extraordinaire opportunité qu’il avait la chance inouïe de vivre.

Après avoir mis sous tension le banc d’essai, Pablo pianota les touches du clavier.

— Voilà, c’est fait ! Il n’y a plus qu’à attendre.

— Si vous plaît, vous pourriez m’enlever ces bigoudis. Ça pique ! s’exclama Marguerite dans la stupeur générale.

— Madame, … comment ? Vous pouvez parler ? balbutia Pablo.

— Apparemment ! Vous pourriez me sortir de ma caisse et me dire où je suis.

— Vous n’êtes pas dans une caisse Madame mais dans une boîte.

— Une boîte, comment ça une boîte ?

— Excusez-moi, puis-je ? fit Eugène en enlaçant délicatement le visage de Marguerite et en l’extrayant avec mille précautions de son carton.

— Madame, j’ai l’immense regret de vous dire que vous n’êtes plus qu’une …

— Une tête ! Je vois ! Quelle horreur !

Pauvre Marguerite … Quoi que !

Voilà, vous savez tout. Enfin presque. Vous allez voir. La fin de l’histoire est plutôt croustillante.

J’étais apparemment condamnée à finir mes jours dans un des bocaux du labo. Mais les jours passant, Pablo, je ne sais pourquoi, s’enticha de moi. Je sus plus tard que mes yeux vert lagon, quoique bien délavés, l’avaient envouté dès le premier regard.

Frustré de n’avoir qu’une tête à aimer, il s’enquit auprès d’Eugène d’un corps plus jeune — une bien belle femme, d’ailleurs — que je remis en route sans aucun problème.

Ils débauchèrent ensuite un chirurgien un peu fêlé qui trouva le rafistolage passionnant. Un autre chirurgien, celui-là esthétique, dut reprendre mon visage peu raccord avec le reste de mon anatomie. L’image que reflétait mon miroir était celle maintenant de ma prime jeunesse.

Je croyais mes ennuis derrière moi et pensais filer le parfait amour avec mon rat de laboratoire quand une vieille connaissance refit surface dans ma vie : le célèbre commissaire Mathieu Tartelin.

Ce policier brillant, à la retraite maintenant, avait eu à son actif des milliers d’enquêtes résolues. Sauf une, celle des crimes de « la bouchère de Montmartre ». Crimes commis par votre humble serviteuse, dans les toutes premières années de sa vie.

Passée la stupeur et l’incompréhension face à l’improbable, — il m’avait pris au début pour une descendante de moi-même — il se convainquit que j’étais Moi. Des tests génétiques le lui confirmèrent.

Je fus donc appréhendée. À mon procès, Pablo témoigna et révéla l’incroyable expérience. Et cet ainsi que je fus acquittée. Pour la première fois de l’histoire, la justice se trouva dans l’impossibilité de condamner un corps pour des actes qu’une tête avait imaginés mais qu’il n’avait pas commis.

Cet intermède désagréable dans ma nouvelle vie me rappela que j’avais moi-même été victime d’un assassin.

Le fin mot de l’histoire

Après ma mort, le notaire, en lisant le testament, révéla que pratiquement toute ma fortune allait à mon adorable petit-fils Julien. Martin, toujours le même, soupçonna celui-ci d’un mauvais coup. Il mena une enquête et découvrit que le père de Julien n’était pas mon fils.

C’est la triste vérité. Je dois avouer que durant une période de ma vie, j’étais incapable d’avoir un enfant. Selon d’éminents spécialistes, j’étais stérile. Nous décidâmes alors, mon mari et moi d’adopter Gustave, le père de Julien.

Julien sut très vite la vérité sur la naissance de son père. Quand celui-ci décéda, il se sentit orphelin, malgré tout l’amour que je lui portais. Il est vrai qu’il vivait dans un panier à crabes.

Sentant ma fin proche et craignant d’être déshérité, il élabora un plan machiavélique. En bon artiste qu’il était, il imita à la perfection mon écriture et rédigea un testament olographe et une déclaration de don de mon corps à la science. Puis, il me fit passer de vie à trépas le jour de la fameuse escapade. Et enfin, la veille de l’enterrement, il subtilisa le cercueil et le transporta chez Eugène pour s’en débarrasser.

Quelques temps plus tard, Martin exigea des tests ADN pour confirmer ce qu’il avait découvert et pressenti. Lorsqu’on ouvrit le cercueil, il était vide.

Martin fou de rage se jeta sur Julien. La bagarre tourna mal. Julien buta contre la stèle de ma tombe et mourut sur le coup.

Je dois dire, qu’assistant à la scène au bras de mon cher Pablo, j’eus du mal à retenir une larme. J’en versais donc une,… une seule.

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