Premier rêve

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Au cours de la première nuit à bord de la station scientifique chinoise Haigong, Yu rêva de la grotte.

Il était de nouveau un petit garçon, comme à l’époque où il l’avait découverte. L’été était étouffant, et ses parents s’étaient débarrassés de lui en le confiant à ses grands-parents. Ces derniers le laissaient livré à lui-même pour la journée. Ils s'étaient contentés de fourrer des boulettes de riz dans son sac en lui recommandant d’être prudent.

C’était la fin des grandes vacances, un peu avant la fête des morts des enfants. Yu s’était ennuyé tout l’été. Il ne s’était pas fait d’amis parmi ces campagnards qui moquaient son accent de la ville. C’était eux, pourtant, qui avaient un accent !

— T’es même pas un p’tit garçon, lui avait-on craché un jour.

Ce jour-là, Yu avait couru jusqu’à en perdre haleine pour cacher ses larmes. Lorsque les rayons de fin d’après-midi avaient rasé l’océan Pacifique, il s’aperçut qu’il ne savait plus où il était.

Pour les gens de la ville, la mer est partout pareille. La plage également. Yu n’était pas forcément attiré par la mer. Il en avait peur. Pour les pêcheurs, la mer, c’est un monde effrayant, dangereux. Sous la planche, l’enfer, dit le proverbe. La mer est pourvoyeuse de bienfaits. Elle donne des poissons, des coquillages, des objets parfois. Des perles… Des bouts de navires depuis longtemps coulés. De longues tentacules sèches, si immenses qu’on préfère ne pas imaginer la créature qui les portait… Oui, on trouve toutes sortes de choses, sur la plage.

Le soleil disparaissait déjà. À l’Ouest, de l’autre côté de l'île. Désormais, de l’horizon du Pacifique ne venait plus que le vide de l’espace. Des étoiles, à profusion, comme des gemmes sur un drap noir. Yu frissonna. Après la chaleur, le froid.

Il regarda autour de lui, cherchant à retrouver quelques repères familiers, des amers paysagers. Mais il ne reconnaissait plus rien. Là-bas, sur la gauche, un groupe de lumières… Il se dirigea vers elles.

C’était les lanternes de pierre d’un sanctuaire. Elles étaient toutes allumées. Leurs feux bordaient l’allée rocheuse, longeant l’océan, comme les âmes de pêcheurs revenus pour une étrange réunion. Yu s’engagea sur le chemin. Des escaliers interminables, qui montaient, puis descendaient…À en perdre le sens du bas et du haut. Tout cela débouchait sur une grande anfractuosité dans les falaises, qui laissait voir un spectacle peu commun. Entre les roches volcaniques, les toits de cinabre d’un sanctuaire luisaient comme une perle dans son écrin. Le sanctuaire d’Udo. Yu n’était jamais allé, mais il reconnu l’inscription. Rassuré par ce repère familier, il s’y dirigea. Il devait y avoir un escalier, derrière le bâtiment, qui menait forcément à un parking, un arrêt de bus, une gare.

C’était le cas. Il traversa le sanctuaire vide et silencieux, en se demandant pourquoi toutes les lumières étaient allumées. Lorsqu’il posa la question à ses grands-parents, sa grand-mère lui répondit que c’était pour accueillir le dieu, qui ne venait que la nuit.

— Le dieu ? Quel dieu ? avait-il demandé.

— Ugayafukiaezu-no-mikoto, le fils de Toyotama-hime, princesse des mers, et d’un étranger venu du ciel. Il habite au fond de l’océan, au palais des dieux, avec sa mère. Mais, comme il est à moitié de terre, il y retourne tous les soirs. Il se retire dans son palais, qui est ce bâtiment rouge qui se trouve dans la grotte, interdit aux visiteurs.

— Mais pourquoi allume-t-on les lumières à l’extérieur, sur le parking ?

Cette fois, son grand-père avait échangé un regard avec sa grand-mère. Il avait eu l’air embarrassé.

— C’est à cause des coutumes locales, avait-il dit. Des femmes du coin, des diseuses de bonne aventure… Elles vont au sanctuaire la nuit, mettre des offrandes. Elles pensent que s’attirer les faveurs d’une entité qui n’existe pas leur apportera la résolution de leurs vœux.

Dès le lendemain, Yu était retourné au sanctuaire. Il voulait visiter cette fameuse grotte. L’entrée était barrée par un tressage de corde sacrée, mais on pouvait voir à l’intérieur en posant son œil devant un petit orifice pratiqué exprès pour cela. Il fallait faire une offrande de cent yens pour pouvoir le faire. Yu fouilla ses poches et s’en acquitta : tant pis, il renoncerait à sa limonade sur le chemin du retour. Il inséra la pièce dans la fente, lisse à force d’être frottée, et posa son œil contre le trou au-dessus.

La grotte était une simple caverne, léchée par la mer et ouverte sur l’inconnu. On aurait pu y amarrer un bateau et partir à l’assaut des îles d’abondance, comme Urashima Tarō.

Il avait regardé, puis, mû par un sentiment étrange, il avait déposé ses boulettes de riz du jour. Les bureaux vendant des plaquettes votives n’existant plus, il avait griffonné sur une page de cahier sa demande : Faites-moi devenir un vrai garçon. Puis il le roula en cigarette et l’inséra dans le trou. Pas dans la fente : c’était le dieu qui devait le trouver, pas le prêtre qui faisait office d’intermédiaire.

Pendant la semaine qui lui resta de vacances, Yu y retourna tous les jours, sans faute. On disait que les dieux appréciaient l’engagement et la constance.

Il avait vite remarqué qu’il n’était pas le seul à venir quotidiennement. Une jeune femme venait elle aussi. Elle apportait des œufs qu’elle laissait sur un rocher, au bord de la mer. Les visiteuses étaient plus nombreuses que les visiteurs. C’était à cause de Toyotama-hime, la princesse au joyau d’abondance, qui passait pour être une déesse de la fertilité. La légende racontait comment elle avait donné naissance à son fils dans la grotte, après avoir ordonné à son époux de ne pas la regarder. Évidemment, il ne l’avait pas écoutée. Il avait regardé par le petit trou. Là, il avait assisté à l’innommable et s’était enfui, horrifié. C’était ce mythe qui conférait sa célébrité au sanctuaire : on l’avait construit pour apaiser le dieu Ugayafukiaezu, que sa mère avait abandonné sur place avant de replonger dans la mer, humiliée. Seule la générosité des femmes de l’île, celles qui avaient perdu un enfant au sein, avait permis au demi-monstre de survivre. Les jeunes mères l’avaient nourri dans la grotte, nuit après nuit.

Un jour, Yu avait parlé avec la jeune femme, celle qui venait quotidiennement. Elle lui avoua qu’elle se rendait au sanctuaire pour pouvoir porter un enfant. Elle lui appris la véritable signification de la fente aux pièces, ainsi que celle de la grotte. La fente était une vulve et la caverne un utérus ; quant aux concrétions d’où gouttait une eau si pure qu’on pouvait la boire, c’était les seins remplis de lait d’une mère. Cette analogie avec le corps reproducteur féminin expliquait le choix de ce site, d’après les ethnologues. Mais elle, elle croyait à son pouvoir. J’aimerais qu’à moi-aussi, la mer me donne un fils, avait-elle dit en regardant les vagues.

Yu n’avait rien dit. Il s’était contenté de regarder l’horizon avec elle, en direction des îles d’abondance et du palais sous la mer. Il avait réitéré son vœu, silencieusement, et prié pour que le dieu reçoive son papier.

Le son lancinant du haut-parleur de la surveillance côtière retentit, pourtant absent de ses souvenirs.

— Un tsunami, dit-il en se tournant vers la jeune femme. Ici, sur les hauteurs, nous sommes en sécurité.

Mais la jeune femme avait disparu.

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